Médias / France

Invité par Sarkozy, j’ai écrit la pire merde de ma carrière

Quand l’émission «Quotidien» accule au ridicule mon vieux camarade Domenach, invité par Valls, je me souviens de mon égarement.

Nicolas Sarkozy le 21 février 2012 à La Rochelle | XAVIER LEOTY / AFP
Nicolas Sarkozy le 21 février 2012 à La Rochelle | XAVIER LEOTY / AFP

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Il m’est arrivé ceci, il y a huit ans. J’ai été l’invité du Président dans un avion de la République et j’en ai écrit quelque chose de stupide. J’écris cela au moment où des journalistes qui me rendent diablement vieux ont dévoilé un non moins vieux camarade, convié par Manuel Valls à l’admirer en Afrique, et j’ai en moi quelque chose d’archaïque, du temps de l’école.

Si un camarade tombe, si on le lynche, autant se dénoncer. Nicolas Domenach n’est pas à son avantage, filmé devant un buffet dans sa dénégation par la caméra du «Quotidien», l’émission de TMC. Être invité permettrait donc de pratiquer un journalisme de contact, de sport de combat, d’être encore plus lucide? Les gens se moquent. Ils n’ont pas tort.


J’aurais pu être lui, il n’y a pas si longtemps. Tout ce qu’il conte, et il y croit, sur les vertus de la proximité, la nécessité d’être tout contre pour mieux dire, j’aurais pu le dire, dans d’autres mots, tout aussi faux. J’aurais eu aussi tort que lui.

Il est –nous sommes, je fus– d’une ancienne école, qui nous piquons d’écrire sur la puissance et croyons que celle-ci ne nous aura pas. Nicolas est un bon, parfois un grand journaliste. Il a eu, dans ses refus, du sarkozysme notamment, des presciences et des inventions implacables… Il n’est pas corrompu, pas au sens où on l’entend. Je ne l’étais pas. Mais. Mais il a fait quelque chose de ridicule, et j’en ai commis une autre, dont le ridicule dépasse le sien. Nous ne le réalisons pas, au moment où cela arrive.

Voici. En novembre 2008, la crise saisit l’occident et le premier G20 se réunit à Washington. L’Élysée me propose de venir; pas comme journaliste accrédité presse, dans les bétaillères de l’information, mais directement dans Air Sarko one, pour un périple embedded. Un sommet franco-russe à Nice avec Medvedev, puis le vol transatlantique, les coulisses de la délégation française pendant le sommet, le débrief présidentiel en direct, bref, le vrai backstage. J’accepte. Je suis un con. Je n’avais pas prévu cela, pensant couvrir le congrès du PS à Reims. À la blague, à la coule, un jour, Franck Louvrier, chef de com’  de Sarkozy, me dira que c’était justement ça qui l’avait amusé, de me prendre à la gauche. Ça me parait idiot, mais ce monde n’est pas fin. J’en fus.

Une puissance éphémère

Je suis alors rédacteur en chef du Journal du Dimanche, éditorialiste à Europe 1, dans une situation de puissance éphémère qui me vaut un traitement VIP. J’en perçois l’artificialité. Un type important. Genre. J’en accepte l’augure. Je pense être plus malin que l’esprit de jouissance. J’ironise. La vie ne m’a pas assez lessivé. Ça viendra. J’embarque donc avec Sarkozy et les siens, ce qui n’est pas inintéressant. Il y a dans cette petite équipe (on est au début du quinquennat, dans son meilleur moment) une énergie positive, et l’illusion de changer le monde, puisque tout bascule, quelque chose de brindezingue métissé de techno… On peut lire les albums BD de Christophe Blain sur le cabinet de Villepin, on aura une idée approchante. Je suis là, à les regarder vibrer, ironique, mais capté, sans froideur, pris dans le mouvement. Nice, un déjeuner, des petits farcis, un avion, ils écrivent une résolution, des voitures officielles.

Washington est un climax. Je suis, sur un écran de contrôle, les échanges entre les grands de ce monde. Nicolas Sarkozy fait, pour ses partenaires, le show vitaminé qu’il maitrise encore, en France. Je croise Dominique Strauss-Kahn, le sommet accompli. DSK est au Fonds monétaire international, déjà rival de Sarkozy, déjà espéré en France, à gauche. Il l’a trouvé bon. J’écris, enfin, dans une salle de presse, à la recherche d’une connection internet, un reportage qui tombe juste avant le bouclage. Le JDD y était. Je me suis disputé avec un reporter du Monde, aujourd’hui un ami, qui a écrit que l’Élysée m’invite «pour donner un large écho» à son action. C’est vrai, mais je ne le supporte pas. Ai-je honte, inconsciemment?

A l’arrivée à Paris, nous partageons un taxi, ou une voiture officielle, je ne sais plus, avec François Perol, sympathique surdoué, sherpa de Sarkozy, père de famille nombreuse qui enfile un jean sitôt sorti de scène, qui sera bientôt bombardé par le pouvoir à la tête d’une grande banque qu’il avait contribué à restructurer. Il est sympathique.

Un mauvais article

Mon article est une merde. C’est pur masochisme ou pure honnêteté de le réexposer aux yeux du monde. Mais voici. Une merde. Je ne m’en rend pas compte en l’écrivant. Je ne le fais pas délibérément. Je ne cherche ni à plaire, ni à rembourser. Je ne suis même pas totalement convaincu que Sarkozy change le monde –je pense, comme beaucoup, qu’il agit vite et bien dans cette crise, et qu’il est furieusement vivant comparé à George Bush, sur le départ, mais enfin! Je ne suis pas dans un exercice de cour. Mais, comme malgré moi, de scène en scène, décrivant trois blagues du président, un mot dans l’avion, un échange avec le président russe, les morceaux de bravoure du sommet, le style qui enrobe ces scènes qui au fond ne disent rien, je participe d’une théâtralité indécente. Embedded. J’écris embedded. Il ne faudrait jamais quitter Montauban, en tous cas pas avec le Président.

Mon papier est une vraie merde.

Il est creux, facile. Il tire des conclusions de trois scènes vite vues, que l’on m’a montrées. Ce n’est pas une enquête. Je ne sais rien, au fond, de ce qui se joue entre Lula, Sarkozy, Bush. Rien de ce qui se trame, au dehors, chez ce Barack Obama déjà élu qui ne tardera pas à éclipser tout ce monde. Je ne sais rien et je n’en écris pas moins. Une merde.

Je mets du temps à l’admettre. Autour de moi, on est poliment désolé, ravi? J’en suis vexé comme un pou, malhonnête, inaudible. On se fout de moi. Je m’insurge. Le shaming sur la toile n’est pas ce qu’il est aujourd’hui, mais fonctionne déjà bien. Je me fâche. Je polémique. Je mets en avant d’autres articles, critiques. Et puis, je n’ai fait que transcrire ce que j’ai vu? Mais je n’ai rien vu, ou ce que j’ai vu n’a rien de passionnant. J’ai été aux premières loges des tractations sémantiques, qui précèdent chaque sommet, quand les grands pays se disputent pour un bout de mot que seuls les initiés comprendront, que les journalistes relaieront. Je conte cela sur le mode épique; une bouffonnerie. Je ne le reconnais pas. Au JDD, qui plus est, la direction, moitié pour un bon mot, moitié pour m’ennuyer, ces gens-là sont bizarres, a titré mon article: «Sarkozy en maître du Monde». Je n’y étais pour rien, coincé à Washington… La rumeur le transforme vite: «Sarkozy maitre du monde». Je suis, moi, celui qui a dit que le Président français était maitre du monde! Je rage. «Ce n’est pas mon titre!» Une marionnette à mon nom apparaît aux «Guignols de l’info»: me voilà le courtisan par excellence. Mes enfants se marrent. Heureusement, elle ne reste pas.

«Sarkozy maître du monde»

J’ai beau dire, et beau faire. C’est arrivé. J’ai 46 ans presque, des livres, des enquêtes, j'ai sorti le trotskisme de Jospin, je me crois d’une liberté quintessentielle, et pourtant. Je suis «Sarkozy maître du monde». Tout fait sens. J’ai quitté le Nouvel Observateur pour aller chez Lagardère. Un an plus tôt, j’ai fait un livre avec Eric Besson contre Ségolène Royal. Le crime est signé! Rien n’est arrivé comme ça. Je détestais dans la campagne de Royal son populisme, sa trahison de la social démocratie… Qu’importe. Mais tout se tient. Mais le titre n’est pas de moi!

J’ai lu l'article de Nicolas Domenach sur l’escapade africaine de Manuel Valls. J’en ai souri. Lui qui est –je le redis ici– la distance même et la pondération, caresse celui qui l’invite. Il accompagne ce que Valls veut montrer –qu’il est, en Afrique, de la trempe présidentielle, prêt donc à remplacer un Hollande indigne et léger. Ce n’est pas un reportage: c’est une tautologie sur la com’ vallsienne. Nicolas n’avait pas besoin d’y être pour analyser cela. Il l’aurait même mieux appréhendé de loin. C’est l’idiotie de tout ça. Il ne ment pas un instant, ni ne triche avec son sujet. Mais il est prisonnier de sa situation. Tellement humain. J’ai relu mon papier de novembre 2008 après avoir lu celui de Domenach, parce que la lâcheté qui consiste à sourire, maintenant, sans repasser par mon ridicule, m’indisposait. Ce papier est une merde parce que j’étais invité. Le nez collé à mon sujet, sans lui être redevable, mais simplement capté par sa vibrionnance, et tel un papillon, journaliste con, j’ai écrit. Huit ans après, le relire m’effare. Ai-je fait cela? L’ayant fait, étais-je cela? Je n’avais jamais commis une telle chose. Je ne le referai jamais. L’exercice du journalisme politique à l’ancienne induit l’héroïsation de ces personnages, mais à ce point?

L'obsolescence d'un monde

Je nie, puis j’apprends. On ne m’y reprendra jamais. Quand la présidence Sarkozy basculera dans la buissonneuse et l’identitarisme, j’écrirai des éditoriaux d’une violence froide… Dois-je purger? Quand je m’approcherai à nouveau d’un grand politique, ce sera dans une distance étrange, dépressive, plus féconde, pour d’autres raisons. J’en viendrai ensuite à me désintéresser d’eux –de leur communication s’entend, de leur intimité entrouverte, par n’entendre que leurs paroles publiques et leurs actes patents. Je me vaccine contre les mignardises. C’est une autre histoire. Ceci n’est pas une autofiction.

Ce qui m’intéresse dans cette mésaventure, c'est qu’elle marque, avec une cruauté tragique, l’obsolescence d’un monde –il fut le mien, j’en suis sorti, il est celui de Domenach, qui est un homme libre, mais d’une planète bientôt illisible. Jadis, Viansson-Ponté pouvait dîner chez Pompidou… Nous ne sommes pas Viansson-Ponté et ils ne sont pas des agrégés aimant Eluard, juste des ambitions en marche, et l’ambition corrode et corrompt. Il est, notons, aussi hasardeux d’être embedded dans un avion matignonnesque, élyséen, ou dans soixante et plus rendez-vous supposés intimes avec un chef d’État incontinent verbal… C’est, au total, une mollesse et un leurre.

On se croit plus fort que la tentation. On cède au mirage du réel, quand on est dans la caverne de Platon. On se grise dans les mirages de l’exclusivité. On finit –on est pourtant un bon journaliste– par filmer un homme qui fait cuire des tournedos dans sa cuisine de Washington, parce qu’il fait alors saliver des français.… On se sent absurde, ensuite, certainement, et on renonce aux bêtises. On découvre que la com’ l’emporte toujours, et qu’elle est plus forte que nous. Même dans cette séquence, la stigmatisation de Domenach, ou des invités de Valls est un leurre… Pendant que l’on rit, on néglige la posture françafricaine du prétendant, et on est plus rapide sur la qualité démocratique, par exemple, du régime togolais. Pas tous pourtant…

Hugo Clément, le journaliste de «Quotidien», qui traque Nicolas, qui se filme pourchassant Jean-Marie Le Guen en lui opposant les accusations de corruption qatari qu’un livre lui impute, qui pose sans ciller les questions malséantes, sachant bien qu’on ne lui répondra pas, ou mal, a raison. Il n’a pas raison parce qu’il est jeune, mais peut-être aussi. Il n’a pas raison parce que les gens sérieux le toisent, mais pourtant si.

Il a raison intrinsèquement. Parce le journalisme n’a de raison de vivre qu’en étant autre –pas un contre-pouvoir, mais autre, extérieur, brutalement, et sans la brutalité, Clément pourrait s’y laisser prendre. Il n’y a pas de distance mitigée, et ce qu'il montre nous révèle trop –j’en fus– pour ne pas s’incliner. Ce jeune homme, ce confrère, fait ou fera des erreurs, qui en est immune? Je pourrai peut-être lui en remontrer sur la complexité des hommes et des actes –et encore?  Il n’écrira jamais cette merde que je commis, faussement puissant, dans une ivresse invitée, en novembre 2008. 

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