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Donald Trump vu par le célèbre historien du régime de Vichy, Robert Paxton

L'historien, spécialiste notamment de la France de Vichy, analyse la campagne du candidat républicain.

Donald Trump à l'inauguration du Trump International Hotel à Washington D.C., le 26 octobre 2016. MANDEL NGAN / AFP.
Donald Trump à l'inauguration du Trump International Hotel à Washington D.C., le 26 octobre 2016. MANDEL NGAN / AFP.

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Robert Paxton est un éminent spécialiste du fascisme et il a écrit de nombreux ouvrages sur l’extrême droite en Europe (dont un livre sur la France de Vichy qui fait encore aujourd’hui autorité, ndt). Quand je l’ai interviewé en février 2016, il analysait la campagne de Donald Trump en rappelant les précédentes flambées de l’extrême droite et répondait à la question de savoir si le terme fasciste était adapté à Trump. (Pour résumer son propos: oui et non)

Je me suis à nouveau entretenu avec Paxton. Je voulais savoir comment la campagne avait (ou pas) altéré sa vision de Trump et quels échos historiques il avait pu percevoir dans la menace de Trump d’ignorer le résultat de l’élection. Au cours de notre conversation, retravaillée et condensée pour des raisons de clarté, nous avons discuté du racisme de Trump afin de déterminer s’il était idéologique ou calculé, de pourquoi les électeurs continuent de ne pas comprendre le fascisme et de la marque indélébile que Trump pourrait laisser dans le paysage politique américain.

Isaac Chotiner: Considérez-vous que la rhétorique défendue par Trump au cours de cette élection aura des effets durables sur notre paysage politique?

Robert Paxton: Je pense que le recours de Trump au racisme et à la xénophobie et à un certain sentiment de victimisation et de déclinisme vont laisser des traces permanentes chez de très nombreuses personnes qui vont être profondément déçues et que le pays sera très difficile à gouverner. Beaucoup va dépendre de qui va contrôler le Congrès, bien sûr, mais quoi qu’il arrive, il est désormais devenu normal aux yeux de beaucoup de tenir des propos qu’autrefois, ils avaient l’habitude de garder pour eux.

Quels autres exemples, historiques ou tirés d’autres pays actuels, y a-t-il de candidats qui perdent les élections mais qui changent le débat et la manière de parler des choses de manière permanente?

Pour évoquer l’étranger et un parti qui n’a pas gagné des élections nationales, on peut citer le Front national en France, avec sa rhétorique xénophobe et anti-immigrés. Le FN a clairement fait basculer tout le spectre politique vers la droite. Les principaux partis du centre et de la droite se sentent obligés de faire des appels du pied à cet électorat, et tout l’échiquier politique se retrouve ainsi décalé dans cette direction.

«Des parallèles entre Blum et Obama»

Existe-t-il des équivalents historiques à la rhétorique de Trump sur l’élection truquée et la probabilité qu’il ne reconnaisse pas sa défaite s’il venait à perdre?

Je pense à la victoire du Front populaire en France en 1936, qui amène au pouvoir le premier Président du conseil socialiste (et juif –ça compte) de la IIIe République, Léon Blum. Cette élection n’a pas été acceptée par de très nombreuses personnes. Quand la France est vaincue en 1940, l’ancien Président du conseil et le Front populaire deviennent les symboles de ce qu’il faut changer en France, de ce qui doit être extirpé de la nation: la gauche, les Juifs, les étrangers.

J’ai parfois tracé des parallèles entre Blum et Obama. Son élection n’est pas acceptée par de très nombreuses personnes et cela le gêne énormément dans son exercice du pouvoir. Dans le cas de Blum, le système était parlementaire et pas présidentiel. Blum ne tient qu’un an au pouvoir. Il devait s’appuyer sur une majorité parlementaire pour rester en fonction. Il a continué longtemps à cristalliser la haine de toute la droite française, comme un des principaux symboles de ce dont le gouvernement de Vichy souhaitait se débarrasser.

Est-ce que ce genre de rhétorique vous inquiète aujourd’hui?

Je pense que la démocratie américaine est bien installée et les Américains détestent généralement les mauvais perdants. Mais je pense qu’elle va faire d’importants dégâts, même si elle ne provoquera naturellement pas l’apocalypse ni un changement de régime.

Votre opinion de Trump a-t-elle changé au cours de l’année? J’ai vraiment le sentiment que son nationalisme, son autoritarisme et son racisme sont bien plus réels que je ne le pensais auparavant. Partagez-vous mon point de vue et si tel est le cas, cela change-t-il la vision que nous avons du personnage en tant que figure idéologique?

Il est toujours un peu risqué de tenter de déterminer si quelqu’un est sincère ou non. Je suis à peu près certain qu’une partie des sentiments qu’il exprime ont principalement à voir avec son envie de l’emporter. Je suis certain qu’il est fermement convaincu de ce qu’il énonce sur les choses qui permettraient à ses entreprises de prospérer. Quand il dit qu’il souhaiterait que les plus riches soient moins taxés, c’est évidemment quelque chose qu’il croit fermement, et c’est naturellement une question d’intérêt personnel. Son désir ardent de se débarrasser des réglementations sur la santé, l’environnement ou les conditions de travail des salariés, c’est ce que n’importe quel gérant d’un grand hôtel voudrait obtenir. S’il a des convictions, je pense qu’elles sont, pour l’essentiel, liées à son intérêt personnel.

D’accor. Je crois que j’ai tendance à considérer, au vu des plaintes déposées contre lui dans les années 1970 pour discrimination raciale, qu’une partie de ce qu’il peut dire sur ces questions est également sincère.

Je ne crois pas que Trump est raciste comme peuvent l’être les rednecks du Sud des États-Unis, qui ne peuvent supporter la présence de noirs ou d’homosexuels dans leur entourage. Je suis absolument certains que durant sa vie de nightclubber new-yorkais, il a sûrement adoré frayer avec des sportifs et des célébrités de la communauté noire. Dans le domaine des locations immobilières, il n’a fait que se conformer au sentiment prédominant dans le pays. Une fois encore, je crois qu’il était avant tout mu par ses propres intérêts.

«Il joue de manière désastreuse sur de nombreuses rhétoriques et préjugés»

Considérez-vous qu’il affiche des traits communs avec certaines personnalités fascistes du passé?

Je crois en effet qu’il partage quelques traits communs. Le cas le plus intéressant, c’est celui de Mussolini et de l’antisémitisme. Quand ce dernier commence à organiser son mouvement, le mouvement fasciste des débuts qui souhaitait redonner sa grandeur à l’Italie, il est soutenu par de très nombreux Juifs des classes moyennes, qui trouvent qu’il s’agit là d’un bon programme. Sa maîtresse, Margherita Sarfatti, est juive. Elle écrit sa biographie. Mussolini s’entend fort bien avec les Juifs. Il y a bien quelques antisémites au sein du mouvement fasciste, mais ils sont loin d’être majoritaires.

Et puis, en 1938, l’Italie vote toute une législation anti-juive qui, pour de très nombreux historiens, a été longtemps perçue comme une simple manœuvre stratégique associée à la naissance de l’axe Rome-Berlin. Mais d’autres voient des précédents. Durant la campagne d’Éthiopie de 1934-1935, une imposante législation raciste est votée. Le racisme fait une entrée fracassante dans la vie politique italienne. Il y a donc une racine indigène à ce racisme, «authentique» si l’on veut, même si elle est également intéressée.

Je pense que les gens tiennent aujourd’hui le fascisme pour une idéologie dure, animée par une grande ferveur et à la limité de l’idolâtrie. Est-ce bien le cas?

Non, je crois que le fascisme c’est avant tout le pouvoir, la prise du pouvoir, l’exercice du pouvoir. Je pense que le fascisme est aussi animé par de forts préjugés et des sentiments profonds, des sentiments d’aliénation, un désir de revanche nationale, la colère contre ceux dont vous pensez qu’ils ont poignardé le pays dans le dos. En Allemagne, cette colère se tournait principalement contre les Juifs. En Italie, contre les socialistes. Ces sentiments étaient très forts, viscéraux même.

Les programmes électoraux d’Hitler et Mussolini, des premiers temps de leurs mouvements, apparaissent étranges avec le recul, car ils ont des propositions très anticapitalistes et qu’on pourrait même classer à gauche. Mais ces programmes sont rapidement expurgés parce que leurs stratégies consistaient à se rendre indispensables auprès des conservateurs; leur offrir le soutien des masses dont les conservateurs avaient besoin pour écarter les communistes du pouvoir. Il me semble qu’analyser le fascisme en tant qu’idéologie est un piège, car les principales expressions idéologiques présentes dans les programmes des partis fascistes ont été le plus souvent totalement ignorées par les dirigeants et les militants, qui n’étaient finalement mus que par le désir de pouvoir. Bien sûr, de nombreuses personnes avaient des préjugés racistes, mais c’était loin d’être le seul enjeu.

Donc, neuf mois plus tard, considérez-vous que le terme de fasciste convient finalement ou pas à Donald Trump?

Je reste sur mes positions. Je pense qu’il joue, de manière désastreuse, sur de nombreuses rhétoriques et préjugés qui, définitivement s’apparentent à la rhétorique et à la violence des fascistes. Mais je continue de considérer qu’il est erroné de considérer cela comme la seule explication du phénomène, parce qu’à mes yeux, Trump est avant tout un homme d’affaires qui se porterait mieux sans toutes ces réglementations, tous ces impôts et j’en passe. Je continue de penser qu’il parle au nom de ses intérêts propres –et il se trouve qu’ils coïncident avec les intérêts de très nombreuses personnes.

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