Boire & manger

Bernard Magrez, l’insatiable conquérant de grands vins

À 80 ans, l’ancien vendeur de whiskies, de portos et de vins basiques ne cesse de lancer de nouvelles activités autour de la dive bouteille. Enquête sur place.

Bernard Magrez © Jean-Claude Monin
Bernard Magrez © Jean-Claude Monin

Temps de lecture: 8 minutes

Le châtelain bordelais Bernard Magrez, propriétaire de quarante vignobles sur la planète, crée une Académie du Vin au Château Pape Clément, de l’œnotourisme dans ses trois châteaux girondins et offre son restaurant la Grande Maison de Bordeaux à Pierre Gagnaire, trois étoiles à Paris (75008). 

Au cœur de la Foire aux Vins de Leclerc à Levallois-Perret, le voici en costume gris, debout derrière son mini stand où il présente ses quatre crus classés bordelais: le Clémentin de Pape Clément, second vin du noble cru, le Château Fombrauge, cru classé de Saint-Émilion, le Château La Tour Carnet, superbe propriété en Haut-Médoc et le Sauternes doré du Clos Haut-Peyraguey, une de ses dernières acquisitions qui complète sa gamme de vins fins signés de lui.

C’est que le tycoon Bernard Magrez se veut un compositeur de cuvées, un vocable valorisant qu’il a inventé afin de personnaliser ses vignobles comme Philippe de Rothschild l’avait fait pour la renaissance magistrale du Château Mouton Rothschild, second cru, élevé au rang de premier par Jacques Chirac en 1973. Les grands vins ont un auteur, un père, n’en doutez pas.

Défi relevé

Lorsque l’ancien seigneur du marketing, un as de la distribution d’alcools et de vins de tous pays, vend son entreprise au début des années 1980, il achète en 1985 le Château Pape Clément à son beau-père Paul Montagne, et entreprend des travaux de rénovation du chai, des installations techniques, avec le concours de l’œnologue conseil Michel Rolland dont ce sera l’une des premières réussites magistrales.

Château Pape Clément © Deepix

Tout à côté de Haut-Brion et de la Mission Haut-Brion, exemples icones de ce que Bordeaux peut faire de mieux côté viticulture et extraction des vins, Magrez va se montrer à la hauteur de l’histoire glorieuse de Pape Clément, un monument de Pessac, sept siècles d’existence dominée par la famille de Goth dont le plus illustre représentant le pape Clément V deviendra le propriétaire légendaire du grand vin, rouge et blanc à ce jour.

En fait, c’est l’acquisition de Pape Clément et le succès des premiers millésimes des années 1990 qui vont motiver le nouveau propriétaire et le pousser à s’investir plus et mieux dans les terroirs de Gironde. Il y a là un défi relevé par Magrez: un admirable château comme Pape Clément, archétype du grand Bordeaux de luxe, élève l’homme qui a eu la chance divine de faire naître des millésimes chaque année et de bichonner les vins avec amour et savoir-faire.

C’est à Pape Clément, 50 hectares de rouges, 7 hectares de blancs que Magrez va endosser la tenue de vigneron à l’écoute du terroir –que vous dit le sol, le sous-sol, l’écosystème?– en affinant le processus d’élaboration, la vendange est égrappée à la main. Ne rentrent dans les cuves que des raisins contrôlés grain par grain –un souci extrême du détail qui fera l’admiration de ses confrères.

Seconde vie

Cela a un coût sérieux (deux euros par bouteille ?), mais l’homme est mû par une volonté de fer et une constance remarquable dans ses objectifs: produire le meilleur Pape Clément de l’histoire du cru.

«Le caractère truffé et précis du grain, la texture et le soyeux de la chair, voilà l’essence même d’un grand Pessac. Combien de propriétés peuvent afficher une telle régularité sur une période de vingt-cinq ans?», écrivent Bettane et Dessauve dans leur guide 2017.

Installé à Pape Clément, levé aux aurores, Magrez entame une seconde vie de châtelain responsable qui vit la vie des vignes saison par saison. Il agrandit son vignoble de 15 hectares, rachète l’ancien château de Malleprat et produit un second vin, le Clémentin rouge et blanc, vinifié dans un cuvier new look, entièrement consacré au deuxième vin. La qualité obtenue justifie la progression des prix: Pape 2013 à 190 euros, Clémentin rouge à 35 euros. Les grands crus recherchés par les amateurs et connaisseurs peuvent être de très fructueuses affaires.

Château Pape Clément Cuvier © Deepix

Actif et à l’affût d’autres défis, Magrez se prend au jeu du propriétaire bordelais, visite d’autres propriétés en quête de la perle rare. C’est un boulimique de travail, son avion privé va devenir son bureau volant quand il ira d’un cru à un autre, du Maroc à la Californie en passant par le Japon et le Midi de la France (des vins conçus avec Gérard Depardieu). Il va devenir insatiable.

Un bon rapport prix-plaisir

Pour l’heure, il met la main sur le Château La Tour Carnet, un Haut-Médoc de 125 hectares, le plus vaste cru classé du Médoc, agrandi par le propriétaire de parcelles destinées à renforcer l’élégance et la richesse des millésimes d’un rapport prix-plaisir étonnant, le 2014 à 20 euros.

Sur l’autre rive du fleuve, afin d’élargir l’éventail géographique de ses vignobles, Magrez devient le propriétaire du Château Fombrauge, aux portes de Saint-Émilion, une admirable chartreuse de pierres blanches du XVe siècle, 60 hectares plantés de merlot en majorité, soit 300 000 bouteilles par vendange. Là aussi l’égrappage est à la main, le vin mûrit en jarres de terre cuite pour gagner en fraîcheur puis mature en barriques pour gagner une finesse de tanin envoûtante. Tarifs aimables: 25 euros le 2007.

Poussant l’expérience œnologique à ses limites, il fait élaborer un rouge de type «vin de garage» sur deux hectares intitulé «Magrez-Fombrauge», un super Saint-Émilion concentré et plein. Robert Parker a donné 100/100 au 2006 qui traversera le temps. À voir le mini musée archéologique du château et le squelette vieux de près de 50 siècles.

Un grand blanc liquoreux, le Clos Haut-Peyraguey, petit bijou de Sauternes, complète le quatuor Magrez, et il faut louer l’investisseur d’avoir pris le risque d’acheter ce vin à la robe d’or trop délaissé par les œnophiles, ce qui est navrant.

Château La Tour Carnet © Deepix

Pour les connaisseurs américains, collectionneurs et palais éduqués, le grand vin de Bordeaux c’est le Sauternes de par sa difficulté à le produire, à l’élever et à le vendre. Le Clos Haut-Peyraguey, 17 hectares, rival d’Yquem dans le passé, reste un élixir de gastronomie (seulement 18 000 bouteilles par an), ensorcelant par sa liqueur qui enrobe le palais et vous laisse pantois d’admiration. À partir de 27 euros pour le 2012.

«Les vins vous montrent la voie, ils vous inspirent» 

Il est loin le temps où le grand Bernard de Bordeaux marchandait des tarifs de téquila, de gin, de rhum, de porto sans âme aux revendeurs des grandes surfaces. Dieu quel parcours ! Les vins nobles de Gironde, en les amendant, en travaillant les terroirs avec intelligence et vision –la maestria de Michel Rolland– ont changé le businessman stressé Magrez, devenu un serviteur avisé de ses crus.

«Les vins vous montrent la voie, ils vous inspirent.» 

Et Magrez d’ajouter:

«Quarante ans de passion pour la vigne, voilà où j’en suis. Maintenant, il s’agit de partager, d’offrir des moments d’émotion pure et d’émerveillement, telle est ma quête actuelle et ma plus belle récompense.»

Depuis quelques mois, les quatre châteaux sont voués à l’œnotourisme : on peut y vivre, louer des chambres ou des suites, savourer les plats locavores de chefs bordelais (agneau, veau, cèpes…) escortés des vins girondins blancs et rouges de chacune de ces demeures aménagées dans leur jus pour le bien-être des résidents. Où naissent les vins? Et comment?

Au Château Fombrauge, les suites, lits à baldaquin, parquet, plafonds hauts donnent sur le vignoble, on visite le cuvier et le chai, le caveau (Fombrauge 1929) et l’on déguste les vins du château commentés.

Château Pape Clément Verrière Eiffel © Deepix

À Pape Clément, on choisit les vins du repas avec le sommelier, cinq suites à l’étage, réceptions, mariages, concerts. Vous pouvez être seul ou avec votre âme sœur dans le château restauré du pape Clément V pour un weekend ou plus.

À La Tour Carnet, grand clu classé en 1855, Bernard Magrez fait survoler le vignoble par un drone qui analyse les parcelles mûres révélées par la couleur des grappes : toujours l’obsession d’obtenir des raisins d’exception. Là aussi, on peut séjourner dans le château, tout proche du mythique Beychevelle.

Transmission

Très sensible à l’art de vivre à la bordelaise, Magrez a intitulé ces nuitées et séjours sur-mesure «Luxury Wine Experience» où il cherche à faire comprendre les secrets des quatre grands vins qu’il bichonne de mois en mois. C’est un personnage affable qui est devenu ce qu’il est, une forte personnalité du vin de Bordeaux enrichie grâce à la fréquentation quotidienne de ses terroirs, aux leçons retenues des dizaines de vendanges vécues et de la destinée passée et présente de ces vins élevés par lui-même et ses équipes.

Sans la magie du vin et le mystère de sa naissance chaque année, Magrez ne serait pas un seigneur de la viticulture moderne: voilà pourquoi il cherche à transmettre l’excellence et le fruit de son expérience vécue dans ses châteaux. Que sont les vins devenus? Le temps est pour Magrez une notion essentielle, il connaît les dates des premières vendanges de ses châteaux!

Depuis quelques mois, il a mis sur pied une Académie des Vins dans une dépendance du Château Pape Clément où les amateurs participent à des ateliers de dégustation conduits par les techniciens et œnologues des propriétés –1.400 ateliers depuis son ouverture, 180 par mois. Initiation à la dégustation (2h30), huit vins pour 49 euros. Accord mets et vins à 79 euros, deux heures.

Restaurant La Grande Maison Bernard Magrez © LWE

Les académiciens peuvent composer le vin qui leur plaît à partir des cépages locaux, dessiner une étiquette et emporter deux bouteilles signées d’eux-mêmes. Les plus passionnés s’offrent un tour en hélicoptère qui survole les quatre châteaux ou participer à une croisière fluviale, départ de la Cité du Vin de Bordeaux jusqu’à La Tour Carnet, dîner et nuit au château.

Diversification

Le vin est une culture où le savoir se conjugue à la dégustation. Le businessman Magrez, tourné vers des vignobles en devenir, vient de vendre les Châteaux Guerry et Pérenne, de petits Bordeaux cédés à Alibaba, site de commerce en ligne, pour douze millions d’euros. Il recherche un autre cru classé et veut étendre sa stratégie d’acquisition aux vins du Sud, le Languedoc-Roussillon, la Provence…

Ce besoin de créations viticoles s’ajoute aux activités de l’Institut Culturel, aux expositions d’art contemporain, aux concerts où le violoniste Nicolas Dautricourt empruntera le 7 décembre à 19 heures le violon Stradivarius 1713 mis à sa disposition par Bernard Magrez. Le programme de l’Institut comprend 75 pages, c’est la Villa Médicis de Rome à Bordeaux. Pour l’ancien commercial du whisky William Peel, la réussite est fulgurante. Magrez pèse 600 millions d’euros. On attend la suite.

La Grande Maison à Bordeaux

Pierre Gagnaire a donc succédé à Joël Robuchon à la tête de ce très beau restaurant logé dans l’hôtel cinq étoiles de Bernard Magrez, en face de l’Institut Culturel aux multiples manifestations. Élu Meilleur Chef du Monde par ses pairs en 2015, Gagnaire a confié la cuisine à Jean-Denis Le Bras, ex-chef double étoilé du Sketch à Londres. On retrouve les recherches culinaires et le style envoûtant de Pierre Gagnaire dans le traitement des produits de saison: les coquillages en cinq assiettes (55 euros), le jardin marin et les langoustines en deux versions (85 euros), et la chasse représentée par la terrine de lièvre, le consommé de poule faisane (60 euros). Côté poissons, la sole de Bretagne (85 euros) et le homard en quatre assiettes (90 euros).

L’agneau, le veau et le canard sont aussi traités de façon personnelle et créative : personne ne cuisine comme Gagnaire, la surprise et l’étonnement à chaque plat, tout comme au dessert où les biscuits soufflés, les tartes fines et le soufflé à la vanille créent l’embarras du choix. Un repas hors normes pour des palais éduqués en quête d’émotions gustatives.

• 10, rue Labottière 33000 Bordeaux. Tél.: 05 35 38 16 16. Déjeuner à 65 euros. Menus à 135, 185 euros. Carte de 120 à 180 euros. Somptueuse sélection de vins à tous les prix. Fermé lundi et mardi.

Foires aux Vins

Leclerc

Créateur des Foires aux Vins, Leclerc propose une superbe sélection de Bordeaux de 5,50 à 220 euros pour l’Angélus 2013, premier grand cru classé A. Château Fombrauge 2010, excellent millésime du grand cru à 18,90 euros, bon prix, les Pagodes de Cos 2014, le second vin de Cos d’Estournel à 39,50 euros, Haut-Marbuzet 2014, un classique de Saint-Estèphe à 28,90 euros, Ormes de Pez 2014, un cru bourgeois par l’équipe de Lynch-Bages à 19,90 euros. Château Talbot 2014, cru classé de Saint-Julien à 35,14 euros, Château Sociando-Mallet 2012, un cru bourgeois à l’allure de grand cru à 28 euros. Bonne adresse. Leclerc So-Ouest, 38, rue d’Alsace 92300 Levallois.

Simply Market

Les Fiefs de Lagrange 2011, second vin d’un excellent Saint-Julien à 17 euros, Château Ferrière 2014, grand cru classé rare à 26,99 euros, Mâcon Mancey 2015 signé de François Chapuis, viticulteur responsable à 6,39 euros, bon prix, Touraine Gamay Domaine Guy Mardon 2015, du fruité, de la fraîcheur, de l’élégance, à boire, 4,99 euros. Champagne Brochet-Prevost, sélection du Guide Hachette à 16,95 euros, bon prix. À Paris, 8 rue Dupleix 75015. Excellente sélection et quelques grands crus comme le Château Peyrat-Fourthon Haut-Médoc élu parmi les 100 premiers vins de France, Mouton Rothschild et Yquem 1990 à des tarifs introuvables à Paris.

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