Culture

Peut-on s’attacher à une série qui change de personnages à chaque épisode ou chaque saison?

Les séries d'anthologie sont les anti «House of Cards», les anti «Mad Men». A la manière d'«Easy» ou «True Detective», elles changent d'histoires et de personnages à chaque épisode, ou chaque saison. Comment peuvent-elles trouver leur place en 2016?

Black Mirror Christmas Special (C4)
Black Mirror Christmas Special (C4)

Temps de lecture: 7 minutes

True Detective, Fargo, American Crime, Easy, American Horror Story… Délaissé depuis la fin des années 90, l’anthologie, ce format qui ne feuilletonne pas de saisons en saisons, fait un retour en fanfare et aligne les succès critique et populaire. Une saison, une histoire; voire: un épisode, une histoire. Des personnages qu’on ne reverra plus jamais mais qu’importe.

Né dans les années 30 à la radio américaine, il a prospéré en se cantonnant à des genres parfaitement adaptés au one shot: science-fiction, horreur et mystère. De La Quatrième dimension aux Contes de la crypte, en passant par Alfred Hitchcock présente ou Fais-moi peur! et Au-delà du réel, jusque dans les années 90, l’anthologie avait le vent en poupe.

Les Contes de la crypte (HBO)

Et puis HBO a ouvert les vannes d'un «nouvel» âge d’or des séries. Les Soprano, The Wire, Six Feet Under, Oz, The Shield et puis Breaking Bad ou encore Mad Men… Des drames d’auteur, au (très) long cours, que le spectateur attendait chaque semaine comme le messie ou binge-watchait à la sortie du coffret DVD. Les anthologies se sont faites plus rares, concurrencées par ces nouveaux drames et de nouvelles habitudes de consommation, jusqu'à disparaître. On voulait tout savoir de la psyché de Walter White, Don Draper ou Tony Soprano, tout connaître de son histoire, son passé, son futur. Le détester, le plaindre, l’aimer, avoir peur pour lui, mal pour lui. Vieillir avec pendant cinq, sept, dix ans. S’y attacher, quoi.

Mais nous sommes en 2016, et l’anthologie est de retour.

L'anti-addiction

Aujourd’hui, on ne parle plus d’âge d’or, mais on nous rebat les oreilles avec le peak TV. Trop de choix tuerait le choix. À l’heure où la concurrence est de plus en plus féroce entre les mastodontes de la fiction télé comme HBO, Showtime ou ABC et, depuis quelques années, les services de VOD comme Netflix et Hulu, n’est-il pas saugrenu (pour ne pas dire suicidaire) de proposer au spectateur une série qu'il n'est pas obligé de suivre chaque semaine?

C’est vrai que le format de l'anthologie, moins contraignant, a de quoi séduire. À commencer par les réalisateurs, qui peuvent mener à bien un projet sans l’épée de Damoclès de l’annulation prématurée au-dessus de leur tête. La souplesse liée au tournage des anthologies est aussi particulièrement appréciée des acteurs, qui s’engagent à court terme et sont donc plus enclins à accepter un rôle puisqu’ils peuvent, dès l’année suivante, retourner cachetonner à Hollywood. De quoi attirer des gros noms, que ce soit devant ou derrière la caméra.

Pourtant, au-delà de l’aspect logistique, dans le paysage audiovisuel actuel, les séries doivent assurer leur survie coûte que coûte. Le problème des anthologies, c'est qu'il ne suffit pas d’avoir aimé la saison 1 pour être accro à la suivante. True Detective en est l’exemple le plus récent et le plus triste, avec une saison 2 aussi spectaculairement ratée que la précédente avait été triomphale. Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné? Les acteurs, l’histoire, les dialogues? Pourquoi l’anthologie de Ryan Murphy, American Horror Story, séduit encore au bout de six saisons, avec en prime des acteurs récurrents, mais dans des rôles différents? Pourquoi les gens qui n’ont pas aimé la saison 4 se sont quand même laissés tenter, voire ont apprécié la saison 5?

True Detective, saison 2 (HBO)

Une question d’univers, sans doute, puisque la cohérence semble essentielle au succès d’une anthologie. On y revient pour une ambiance, celle-là même qui a fait le succès de True Detective saison 1 et l’échec de la suivante. Les délires métaphysiques du personnage joué par Matthew McConaughey, les connotations surnaturelles, les références culturelles façon jeu de piste ont contribué au succès, poussant les fans à élaborer des théories farfelues sur l'issue ce de premier volume. On se serait crus à l’époque de Lost. Tout ce qui a manqué à la saison 2, sans saveur ni audace, portée par des personnages sans profondeur et une intrigue lourdingue.

La liberté et le risque

C’est là où le bât blesse. Car si un showrunner s’accorde une forme de liberté en optant pour le format anthologie (et avec elle la possibilité de s’amuser sur le plan formel, comme l’épisode 3 de High Maintenance entièrement raconté du point de vue d’un chien, ou l’épisode muet d’Inside No. 9), il laisse néanmoins son sort entre les mains du téléspectateur. Une relation de confiance réciproque, car s’il se sent trahi, ce dernier hésitera à y retourner, voire fera carrément une croix dessus –contrairement à un épisode moins bon de The Shield ou une saison un peu en-dessous de Buffy, vite pardonnés.

Alors pourquoi certains poussent-ils le masochisme jusqu’à nous refaire le coup de l'anthologie classique, l'originale, celle des épisodes indépendants, comme Black Mirror (de retour le 21 octobre), Inside No. 9 ou encore High Maintenance? TNT refait les Contes de la crypte avec M. Night Shyamalan; une websérie d’anthologie intitulée Dark-Web devrait bientôt sortir, et la chaîne pour ados The CW a finalement abandonné le reboot de l’anthologie américaine Tales from the Darkside, créée en 1983 par George A. Romero. Qu'est-ce qui prend aux showrunners? Joe Hill, qui devait se charger de Darkside, estime que les temps ont changé et que le spectateur ne peut plus se contenter d’épisodes indépendants.

Je crois que dans un monde post-X-Files, il n’y a vraiment pas de place pour une véritable anthologie

Joe Hill

«Je crois que dans un monde post-X-Files, il n’y a vraiment pas de place pour une véritable anthologie. Il doit y avoir quelque chose en plus. J’aime les histoires qui fonctionnent comme des boîtes à puzzles, où chaque épisode découvre une nouvelle facette. On a quelque chose de ce genre dans Darkside, et ce que j’adore, c’est qu’au bout de trois-quatre épisodes, où chacun raconte une histoire différente, on se dit ‘Attends un peu, en fait tous ces trucs-là s’emboîtent, non?’»

Pourtant, se la jouer old school façon Quatrième dimension n’a pas empêché Black Mirror d’avoir du succès, au point que Netflix a proposé à cette (très courte) série britannique diffusée à l’origine sur C4 de produire 12 épisodes supplémentaires. Surtout, demandez à n’importe qui de vous résumer ce qu’il s’y passe et un malaise visible assombrira son visage. Comment ne pas s’attacher à l’héroïne de White Bear, poursuivie par des tueurs masqués et filmée par des passants stoïques? Comment ne pas être traumatisé par ce qui arrive au personnage joué par Jon Hamm dans le Christmas Special? Pas la peine de passer 13x50 minutes avec eux et plonger dans les méandres de leur esprit pour ressentir ces émotions, une heure trente suffit.

Black Mirror, «White Bear» (C4)

En fait, au-delà des personnages, ce qui nous touche dans ces anthologies pures, c’est l’histoire. L’histoire et ce qu’on en retient, ce qu’on y projette. C’est-à-dire nous. Autant il est difficile de s’identifier totalement à Walter White, autant je peux me mettre à la place de n’importe quel personnage de Black Mirror ou Alfred Hitchcock présente. Là est la force d'une anthologie par rapport à une série classique: les infinies possibilités qui s'ouvrent à des personnages qui sont moins des agents que des enveloppes interchangeables. Comme des robots que l'on programme. L'important, c'est qu'ils incarnent l'humanité au sens large. C'est ce qui leur arrive, ce qui nous arrive.

À la manière de La Quatrième dimension, qui interrogeait un monde post-atomique en pleine guerre froide, l’avènement de la communication de masse, la course à l’espace et la «peur rouge», Black Mirror et, avant elle, Au-delà du réel, questionnent notre rapport à la science, aux nouvelles technologies et ses dérives. L’horloge de l’Apocalypse est toujours à minuit moins trois, mais c’est davantage l’intelligence artificielle, la société du spectacle et l’immortalité qui nous préoccupent aujourd’hui. Black Mirror est une boule de cristal, une machine à voyager dans le temps; qui refuserait de s’en servir? Les paraboles de Rod Serling ou le «miroir noir» tendu par la série de Charlie Brooker n’ont pas besoin d’une saison entière pour nous accrocher. C’est soi-même qu’on observe à travers ces personnages anonymes, et avec eux les choix éthiques que nous devrons faire, un jour ou l’autre, que ce soit dans notre quotidien ou dans un futur proche qui s’annonce d’une violence inouïe.

Rod Serling dans «La Quatrième dimension» (CBS)

Ce n’est pas pour rien que le format original de l'anthologie a longtemps été confiné au genre horrifique ou fantastique. Pour marquer le téléspectateur, lui donner envie de revenir la semaine suivante, il faut… le choquer. Que ce soit par le biais d’un twist (les pilotes d’Inside No. 9 et Alfred Hitchcock présente, l'épisode «Time Enough At Last» de La Quatrième dimension…) ou par la brutalité inhérente à une histoire condensée en trente minutes.

Ce qui est novateur, c’est que d’autres genres s’y essaient désormais: High Maintenance, websérie diffusée sur Viméo en 2012 et tombée dans l’escarcelle de HBO depuis quelques semaines, ou encore Easy, série originale Netflix sortie fin septembre. La première se déroule à New York, où l’on découvre à chaque nouvel épisode les tribulations d’un ou plusieurs habitants de la Grosse Pomme. La seule chose qui les relie, c’est «the guy», le type sans nom qui leur livre de la beuh à vélo. Un barbu banal qui n’a parfois que deux lignes de dialogue. Dans Easy, dramédie mumblecore, les personnages se croisent et parfois se (re)connaissent, à la manière d’un Short Cuts chicagoan, film choral de Robert Altman inspiré des nouvelles de l’écrivain Raymond Carver. La tendance étant à la dramédie introspective (Louie, Insecure, Better Things, Girls..), pas étonnant que l’anthologie soit invoquée.

High Maintenance (Vimeo)

C’est cette contrainte, de ne pas pouvoir payer les gens plus d’une journée, qui a donné ce style anthologie

Ben Sinclair et Katja Blichfeld

Un enjeu économique

En revanche, pour les créateurs de High Maintenance, Ben Sinclair et Katja Blichfeld, c'est moins un choix réfléchi qu'une somme de contraintes qui ont façonné le format: «Comme on n’avait pas de budget, on ne pouvait pas solliciter les acteurs sur une longue période… Alors on a dû imaginer un concept qui nous permette d’avoir une rotation de ce pool d’acteurs qu’on connaissait. C’est cette contrainte, de ne pas pouvoir payer les gens plus d’une journée, qui a donné ce style anthologie.»

Ben Sinclair raconte également que lui et sa femme tenaient à donner un coup de projecteur aux talents de leur entourage. «La tentation, c’est de faire une série dont je suis le personnage principal chaque semaine, où vous allez me suivre et tomber amoureux de moi en tant qu’acteur.» Ce choix de se «mettre au service» des comédiens –mais aussi des personnages, puisqu’il est leur weed guy– fait d'elle une série à part: «Dans le climat comique actuel, autocentré, High Maintenance offre une approche à la troisième personne très rafraîchissante, et qui reflète l’idée selon laquelle n’importe qui peut tenir le premier rôle d’une histoire», écrit Emily Nussbaum dans le New York Times.

Autant de héros –jeunes, vieux, hommes, femmes, étrangers, malades, narcissiques ou échangistes– que de spectateurs ou, comme disait l’un de mes profs de littérature américaine: «Il y autant de livres que de lecteurs.» Lui parlait d’interprétation là où j’évoque l’identification, mais comme les deux sont intimement liés, ça ne me vaudra pas un hors-sujet.

En somme, le plaisir qu’avaient nos grands-parents à savourer chaque soir l’épisode d’une anthologie radiophonique ou celui que nous éprouvions quand nos parents lisaient à voix haute jusqu’à ce que nos paupières soient lourdes ont pour seul point commun une bonne histoire. Introduite par Hitchcock, commentée par Rod Serling ou montrée sans ambages comme dans High Maintenance,  les meilleures sont celles qui nous avalent. Qu'elles nous effraient, nous émeuvent ou nous donnent l’impression d’en être le héros. Alors qu’importe le format, pourvu qu’on ait l’histoire.

Alfred Hitchcock présente (CBS)

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