France

Le niqab, une revanche des femmes?

Après deux décennies de crispation autour du voile et malgré les multiples témoignages des femmes concernées, le grand public continue de croire en leur aliénation. Pourtant mes dix ans de recherche auprès de femmes en niqab font apparaître que leur démarche, en refusant la jouissance du regard masculin sur leur corps, se rapproche davantage d’une revanche féministe et d’une forme de castration symbolique des hommes. Idem pour le hijab, le jilbeb et le burkini. Et si la domination n’était pas du tout celle que l’on croit?

Shamsou s’exprimant dans Voile interdit, un documentaire d'Agnès De Féo, produit par Marc Rozenblum (Sasana Productions), en cours de montage.
Shamsou s’exprimant dans Voile interdit, un documentaire d'Agnès De Féo, produit par Marc Rozenblum (Sasana Productions), en cours de montage.

Temps de lecture: 7 minutes

Shamsou est une jolie Bruxelloise de 20 ans d’origine marocaine et pleine d’enthousiasme. Elle porte le niqab depuis un mois au moment de l’entretien et décrit son voilement intégral comme un processus spirituel, thème récurrent chez celles qui le portent. Puis elle l’explique par des raisons pratiques: car les hommes continuaient à la courtiser lorsqu’elle montrait son visage. Nombreuses sont les munaqabat (femmes portant le niqab) à vanter les mérites du voile intégral comme arme anti-harcèlement.

«Je suis tranquille maintenant, plus personne ne me parle. La drague dans la rue a entièrement disparu. Et les hommes baissent la tête.»

Comme Shamsou l’exprime, il s’agit de rabaisser et soumettre le regard masculin à sa volonté. Effectivement, le niqab est souvent utilisé par celles qui le portent comme une contre-domination, une revanche face à un ordre machiste toujours présent en France. Avec lui, certaines ont le sentiment d’inverser les rapports de force. Elles refusent ainsi d’être chosifiées par le regard d’autrui, tout en continuant à jouir de la vue qui n’est pas entravée. En reprenant la dialectique du regard de Sartre, les munaqabat seraient de purs sujets, qui jamais ne se trouveraient en situation d’objets puisqu’inaccessibles au regard d’autrui, tout en chosifiant les hommes qu’elles soumettent à leur propre regard. Le niqab les ferait ainsi accéder à un statut d’anti femmes-objets.

Mais toutes ne sont pas d’accord avec cette interprétation. Cindy, 41 ans, convertie à l’islam à sa majorité, ne voit pas le niqab comme une protection, mais comme une barrière à ses propres pulsions.

«J’aime que les hommes me regardent, me dévisagent. Je n’ai jamais cherché à éviter leur regard, au contraire j’ai tout le temps besoin de séduire. Si je n’avais pas été musulmane, je serais devenue escort girl. Le niqab est là pour m’interdire de pécher.»

Le niqab comme empêchement

Le voile intégral peut s’accompagner de gants synthétiques noirs ainsi que de chaussettes opaques. Chaque centimètre du corps féminin est ainsi entièrement couvert afin de le faire disparaître et de couper net tout désir qui pourrait conduire au péché de zina, relation sexuelle hors mariage. Ainsi le niqab joue-t-il un rôle de contrôle des pulsions: pulsion de séduction chez la femme, pulsion du regard (scopique) chez l’homme qui se trouve alors empêché de jouir par la vue du corps féminin.

Captures d'écran du documentaire Émilie König vs Ummu Tawwab, réalisé par Agnès De Féo, produit par Marc Rozenblum (Sasana Productions), 2016.

Pourtant, alors qu’il représente pour les hommes un empêchement limitant leur champ visuel, le voile intégral n’est perçu en Occident que comme une mesure coercitive envers les femmes. Certes le niqab peut être compris comme une claustration féminine, mais il faut aussi l’entendre comme une frustration masculine, voire une castration symbolique du regard masculin qui se verrait réduit (dans un pays où le niqab serait la règle) aux seules femmes de sa famille.

De fait, le rapport aux hommes est au centre des préoccupations des munaqabat. C’est un rapport complexe et ambigu qui s’explique par leur difficulté à trouver un partenaire masculin pour partager leur vie. La grande majorité de ces femmes est célibataire, en recherche de l’homme idéal. Cette dernière a pu susciter chez certaines le désir de porter le niqab.

La démonstration publique de la piété extrême

La plupart des munaqabat se rattachent au salafisme, un mouvement de réislamisation fondé sur un retour aux origines de l’islam, présumé être la voie authentique. Les salafistes affichent une religiosité publique, afin d’être reconnus comme tels, dans une démarche élitiste, mais qui suscite en Occident un violent rejet de la société majoritaire. Cette posture est très en vogue aujourd’hui chez les jeunes musulmans nés en France, en rupture avec la société. Les codes salafistes leur permettent l’accession à une identité subversive.

Je choisissais des hommes d’un statut inférieur au mien pour me sentir supérieure. Mon niqab, ils devaient l’accepter, sinon je rompais direct

L’entrée dans le salafisme se fait souvent contre la famille. Le niqab n’est pas la reproduction d’une religiosité héritée, mais au contraire la création d’une rupture. Ces femmes entrent dans un schéma de born again redécouvrant une pratique rituelle débarrassée des traditions parentales jugées trop éloignées de la doxa musulmane dite «authentique».

Les munaqabat affichent une piété sans compromis, la pureté de leur pratique par ce signe de reconnaissance caractéristique des groupes, une revendication visible de leur religiosité typique de l’hypermodernité selon le sociologue Raphaël Liogier. Il perçoit chez ces femmes une volonté de s’affirmer comme hyper musulmanes, plus-que-musulmanes, en faisant l’usage de ce voile «volontairement visible». Le niqab et le jilbeb traduisent effectivement une rupture avec la société pour mieux s’en distinguer, tout en affichant ce signe intelligible au sein du groupe.

On pourrait comparer au premier abord le niqab à une forme d’ascèse ou à une piété monastique, un désir de retrait des contingences humaines pour mieux se consacrer à la relation exclusive avec Dieu en faisant le deuil de son supposé pouvoir de séduction.

Capture Agnès de Feo

Pourtant, la réalité du terrain montre des femmes plus proches de la normale que de la sainteté. Alors qu’on aurait pu les imaginer comme d’hyper religieuses, consacrant leur vie à l’islam, la réalité est loin de satisfaire à cette image d’Épinal. L’investissement intellectuel ne suit pas toujours l’engagement vestimentaire, peu se mettent à l’étude des textes en arabe, préférant les traductions françaises. La démarche de se voiler entièrement est moins de l’ordre du religieux au sens strict, que de l’affirmation identitaire, surtout depuis son interdiction en 2010. Les femmes qui le portent aujourd’hui transgressent un interdit pour s’affirmer au-delà du respect de la loi. Mais cette démarche est contraire à la démarche religieuse. Et le prétendu sacrifice de leur séduction est plus complexe. Car beaucoup usent du niqab justement comme objet de séduction.

Shamsou, derrière l’écran noir qui lui dissimule le visage, joue sur l’expressivité de son regard grâce à des yeux bien maquillés. Rien à voir avec le khôl préconisé par le Prophète pour ses vertus curatives, il s’agit là d’un large trait d’eye-liner renforcé par du mascara sur les cils. Shamsou n’est pas la seule, beaucoup de munaqabat maquillent leurs yeux avec des produits de beauté contemporains, bien qu’ils soient théoriquement interdits par les cheikhs salafistes. Comment interpréter cette mise à distance des hommes tout en respectant les codes de la séduction féminine?

Sans doute parce que le niqab n’est pas tant un repousse-hommes qu’un faire-valoir de leur personnalité. Le niqab joue un rôle important sur le marché matrimonial dans la recherche du mari idéal. Il peut être un outil de séduction par la garantie qu’il donne de la piété de la femme qu’il recouvre. Il leur permet également d’exiger de leur futur époux un comportement exemplaire à la hauteur de leur zèle, une séduction s’accompagne aussi d’une domination.

Je soutiens l’égalité homme femme! Je suis très féministe dans l’âme. Je ne suis soumise qu’à Dieu, pas à mon mari, et encore moins à la société ou à la mode

Cindy a tenté une psychothérapie pour résoudre ses problèmes de mal-être et de solitude. À la première séance, le psy l’interpelle: «Pourquoi voulez-vous écraser l’homme, toujours le dominer?» Elle raconte avoir été prise de court par cette question, comprenant pourquoi elle s’est toujours mise en couple avec de petites frappes:

«Effectivement, je choisissais des hommes d’un statut inférieur au mien pour me sentir supérieure. Mon niqab, ils devaient l’accepter, sinon je rompais direct.»

Imposer le niqab au conjoint

Le niqab n’est pas imposé par le mari, mais l’inverse: la femme l’impose à son conjoint. Le voile intégral peut devenir cause de rupture si l’homme ne l’accepte pas. Il figure souvent dans les conditions de mariage. Nawel, jeune munaqaba de 21 ans habitant dans la banlieue de Toulouse, en témoigne:

«J’ai commencé à porter le niqab en 2010, en pleine polémique, j’étais alors mineure. Il y a un an, je me suis mariée avec un homme qui considère le niqab comme non obligatoire, mais il me laisse le porter. C’est pour cela que j’ai accepté de l’épouser.»

Émilie König, partie combattre en Syrie en 2012, racontait avant son départ avoir rencontré sur les réseaux sociaux un Saoudien faisant ses études de médecine en Allemagne, avec lequel elle avait envisagé de se marier. Mais elle rompt son engagement lorsque son futur lui demande de retirer son niqab le temps de finir ses études:

«Moi, j’ai refusé carrément la main du frère. Je n’ai pas à retirer mon niqab! Je me suis désavouée de dounya [monde matériel], il est donc hors de question que je revienne sur mes positions passées qui sont pour moi maintenant péchés.»

 

Une nouvelle libération sexuelle des femmes?

La sexualité des femmes en niqab est un exemple de réalité contraire au message qu’elles veulent faire passer et surtout à celui reçu par la population française. Pour l’opinion publique, les munaqabat, incarnent un retour à la femme traditionnelle dévolue à son mari. Or, contrairement aux préjugés, les munaqabat usent de la liberté de changer de partenaires. On leur connaît des liaisons multiples. Le mariage religieux par sa facilité d’exécution, pouvant se rompre tout aussi vite, rend possible ces alliances éphémères sans les attacher à vie à un partenaire, d’où leurs enfants de pères différents. Certaines unions ne durent que quelques semaines.

La commission parlementaire précédant le vote de la loi du 11 octobre 2010 n’a auditionné qu’une femme en niqab, Kenza Drider, et n’a retranscrit qu’une dizaine de lignes de son audition

Les femmes de la mouvance salafiste manient parfaitement le discours féministe occidental en voulant lutter contre une société qu’elles présentent comme dominée par les hommes. Shamsou s’emporte: «Je soutiens l’égalité homme femme! Je suis très féministe dans l’âme. Je ne suis soumise qu’à Dieu, pas à mon mari [elle n’a jamais été mariée], et encore moins à la société ou à la mode. Personne ne m’a dit de porter le niqab.» Cette phrase «Je n’obéis qu’à Dieu, pas à mon mari» est fréquemment énoncée par les munaqabat. On peut la comprendre comme une revendication à désobéir au mari.

La revanche de l’ordre machiste

La surmédiatisation du phénomène du niqab, mais aussi du voile en général et du burkini, a débouché sur des stéréotypes avec des prises de paroles autoritaires parlant au nom de ces femmes. L’exemple le plus frappant est la commission parlementaire précédant le vote de la loi du 11 octobre 2010 qui n’a auditionné qu’une seule femme en niqab, Kenza Drider, et n’a retranscrit qu’une dizaine de lignes de son audition enfouie dans les 643 pages du rapport. Ces femmes ont vu leur destin manipulé par des politiques et des personnalités publiques qui n’avaient jamais eu le moindre contact avec elles. Leur parole a été entièrement passée sous silence au profit des grands ténors du show audiovisuel.

Ces femmes restent pourtant bien les maîtresses du jeu en repoussant les tentatives de domination masculine dans l’espace public. C’est sans doute cette inversion de la domination qui explique la crispation et l’hystérie qui se focalisent périodiquement sur le vêtement féminin musulman. Le citoyen ordinaire relaye l’ordre machiste en les insultant, le plus souvent de prostituées. Et si finalement dans ces polémiques stériles autour du voilement des musulmanes, les Français étaient les otages d’une politique sexiste visant à redonner aux hommes le pouvoir de disposer du corps des femmes?

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