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En France, les «gros» vont-ils mener le combat de l'acceptation?

Aux États-Unis et en Angleterre, le Fat Activism ou «activisme des gros» existe depuis les années 1960, il est enseigné à l’université, et donne lieu à de multiples congrès et projets artistiques. Et en France, où une nouvelle étude montre qu'un Français sur deux est en surpoids? Y a-t-il ici quelqu’un pour revendiquer sa taille XXL?

MARTY MELVILLE / AFP
MARTY MELVILLE / AFP

Temps de lecture: 7 minutes

J’ai une obsession grandissante pour Gabourey Sidibe, sublime héroïne de Precious, affolante secrétaire de Terrence «Lucious Lyon» Howard dans la série Empire. Entre deux épisodes de la série, que je binge-watche en ce moment (saison 3), je cherchais des informations concernant l’autobiographie que l’actrice américaine est censée publier cet automne, et j’ai réalisé que je ne trouvais sur Google que des articles sur son poids, et sa récente campagne pour Lane Bryant, l’un des leaders de la mode américaine Grandes Tailles, lancée fin septembre.

Sur la page d’accueil de l’e-shop, Gabourey Sidibe pose ainsi en petite tenue aux côtés de quatre autres célèbres beautés aux silhouettes plus Rubens que Giacometti, et invite les clientes à l’imiter, en postant un selfie sur les réseaux sociaux avec le hashtag: #ThisBodyIsMadeToShine («ce corps est fait pour briller», en VF).

 

Je venais d’accoster sur la face émergée du Fat Activisme à l’américaine.

«Plus de gens devraient être gros»

Car aux Etats-Unis, le poids est depuis une cinquantaine d’années un argument politique, et l’objet d’un militantisme de plus en plus virulent, dont les réseaux sociaux sont aujourd’hui l’un des principaux fers de lance. Le sociologue Jean-Pierre Poulain, professeur à l’Université de Toulouse et auteur de Sociologie de l’obésité (PUF), date l’apparition du Fat Activisme au début des années 60, à l’époque où l'entrepreneur Jean Nidetch fonde Weight Watchers, et où le prêt-à-porter standardisé se généralise, excluant de fait les formats non standards. C'est aussi l’époque où les jeunes filles occidentales rêvent toutes de ressembler à Twiggy, cette mannequin anglaise filiforme qui révolutionne soudain les canons de beauté pour les décennies à venir.

En 1967, tandis que l’Amérique WASP rentre le ventre, le journaliste Llewellyn Louderback publie une tribune en faveur de ses plantureux congénères dans le quotidien national Saturday Evening Post. Intitulé «More People Should Be Fat» («Plus de gens devraient être gros»), l’article dénonce la stigmatisation dont les personnes en surpoids font l’objet dans leur vie professionnelle et privée, et pointe les a priori parfois infondés qui réduisent l’obésité à une maladie coûteuse pour le système de sécurité sociale, et donc, le contribuable.

En 1968, Louderback publie le premier ouvrage ouvertement militant: Fat Power, et fonde la National Association to Aid Fat Americans (NAAFA) en 1969, avec Bill Fabrey: l'activisme s'organise et conquiert progressivement tout le territoire, après la Californie et New York.

Le poids n'est pas une pathologie

Mais qu'est-ce qui distingue un Fat Activiste d’un citoyen américain «moyen», plus ou moins copieux? D’après les normes internationales, une personne est en surpoids lorsque son Indice de Masse Corporelle, le fameux IMC établi par l’OMS, est compris entre 25 et 30, et obèse lorsque son IMC est supérieur à 30. «Mais ces normes ont été révisées assez récemment, nuance Jean-Pierre Poulain. Jusqu’en 1997, le seuil du poids "normal " était fixé à 27,5. Depuis vingt ans, des gens que l’on aurait considérés comme "normaux" sont tout à coup devenus "gros". Par ailleurs, l’IMC ne tient pas compte de la masse grasse par rapport à la masse musculaire et la masse osseuse, ni de l’âge ou du sexe de la personne».

Il n’y a donc pas qu’une seule façon médicale d’être gros, et toutes ne sont pas pathologiques. C’est l’un des arguments majeurs des Fat Activistes, depuis l’origine du mouvement.

La psychologue Sylvie Benkemoun, vice-présidente du Gros (Groupe de Réflexion sur l’Obésité et le Surpoids) à Paris, rappelle ainsi que dès les années 60, plusieurs études scientifiques démontrent que si l’obésité morbide est indubitablement dangereuse pour la santé, un surpoids léger peut a contrario réduire les risques de certaines maladies cardiovasculaires, gynécologiques ou respiratoires: on peut être mince et en mauvaise santé, comme être gros et en pleine forme, déclarent alors les nutritionnistes et médecins du HAES (Health At Every Size).

Le tournant sportif du fat activisme

Par ailleurs, le surpoids ne résulte pas systématiquement d’excès alimentaires, mais peut aussi avoir des causes génétiques, hormonales, voire bactériologiques– et dans ces cas-là, les régimes sont non seulement inefficaces, mais contre-productifs. Dans les années 80, l'activisme des gros prend ainsi un tournant sportif, lorsque Deb Burgard et Pat Lyons mettent au point leurs premiers cours de fitness pour femmes corpulentes.

Depuis, le sport –notamment le yoga ou la danse– est l’une des formes d’activisme privilégiées par les auto-proclamés «Fit&Fat» (musclés et gros). Big Moves,Rubenesque Burlesque, une revue de pin-ups oversize d’Oakland, Fat Yoga, Yoga & Body Coalition, Dance with fat, la troupe de l’auto-proclamée «fathlète» Ragen Chastein… Les initiatives de sportives XXL suivent les pas (de deux) de la danseuse Heather McAllister, l’une des pionnières du Fat Activisme américain. 

Lose hate, not weight

Slogan du Babe Camp

Virgie Tovar, elle, milite carrément contre les régimes, via son Babe Camp (clin d’oeil aux Boot Camps dont raffolent les Américains sportifs): quatre semaines «intensives» pour rompre avec la «culture régime.» Son programme? «Lose hate, not weight» (Perdez de la haine, pas du poids).

Le combat de l'acceptation

Mais le Fat Activisme est avant tout une démarche personnelle d'acceptation de soi, qui se traduit par le rejet des diktats de la minceur des régimes, à travers des détails quotidiens, presque triviaux: «Arrêter de s’excuser d’être gros, flirter, se maquiller, s’habiller comme on veut, faire la fête, vivre à fond ses passions, quelles qu’elles soient - la danse, le pole dance, le mannequinat… C’est ça, le Fat Activisme: devenir visible, dans une société qui nous ignore», résume Juicy D.Light, la meneuse de Rubenesque Burlesque. Quitte à ouvrir les yeux d'autrui au cric, via les réseaux sociaux.

Danielle Brooks pendant le défilé Christian Siriano x Lane Bryant le 9 mai 2016 à New York. Dimitrios Kambouris/Getty Images/AFP

Et en la matière, les aspirantes activistes ont de plus en plus de modèles. Très populaires depuis quelques années, les actrices Rebel Wilson, Gabourey Sidibe, Danielle Brooks (Taystee dans Orange is the New Black) ou encore Melissa McCarthy conjuguent humour et glamour au plus-que-parfait, sur tous les écrans, grand et petits.

Avec leurs couvertures de papier glacé, leurs campagnes publicitaires internationales et leurs millions de followers, Ashley Graham, Denise Bidot, Tess Holliday, Tara Lynn ou Alessandra Garcia Lorido ont élargi la taille mannequin jusqu’au 54: les deux premières viennent de défiler lors de la dernière Fashion Week de New York parmi leurs collègues filiformes, et Tara Lynn pose régulièrement dans les éditions internationales de Elle et Vogue.

Toutes se déclarent féministes et activistes, et toutes militent à coups de photos plus ou moins dénudées et de hashtags décomplexés, relayés par des blogueuses influentes comme Jes Baker (themilitantbaker), Amanda Levitt (Fat Body Politics) ou Substantia Jones (Adipositivity). Au point que ce poids assumé et affiché finit par constituer un élément à part entière de l’identité de ces filles d'habitude hors mode.

 

Just me being me. #flawless Love the skin you're in ladies!!! #nyfw #beautybeyondsize

Une photo publiée par A S H L E Y G R A H A M (@theashleygraham) le

 

C’est d’ailleurs tout le propos des Fat Studies qui, depuis le début des années 2000, s’intéressent au traitement social, culturel, historique et politique que les sociétés réservent aux personnes en surpoids. Le premier séminaire européen sur ce thème a par ailleurs eu lieu en Europe en 2008, à l’Université de York, en Angleterre.

Et en France, alors?

Eh ben… Rien. Ou du moins, pas (encore?) grand chose. Il semble qu’en dépit d’une progression constante de l’obésité dans l’Hexagone ces dix dernières années, le surpoids sert surtout d’épouvantail à un gouvernement confiné dans son «paternalisme sanitaire», pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Poulain: «Mangez moins, bougez plus, cinq fruits et légumes par jour… Ces dernières années, le Ministère de la Santé multiplie les messages visant à éradiquer ce nouveau fléau que serait devenue l’obésité galopante. Or si le nombre d’obèses a indéniablement augmenté des dernières années, on est très loin des statistiques américaines!». Une nouvelle étude publiée mardi 25 octobre, dans le Bulletin épidémiologique hebdomadaire, évalue à 15% la part de la population française en situation d'obésité. 57% des hommes et 41% des femmes sont considérés en surpoidsUn Français sur deux est en surpoids. 

Rappelons en effet qu’aux Etats-Unis, une personne sur deux est en surpoids, une sur trois est obèse. Une sur-représentation qui explique sans doute en partie le militantisme américain, et la relative discrétion française, toutefois pondérée par des initiatives individuelles: des blogueuses à succès comme Stéphanie Zwicky, ou Gaëlle Prudencio contribuent à donner une voix glamour à des millions d’anonymes.

Jean-Pierre Poulain ajoute que les Etats-Unis ne se situent pas dans les mêmes «cycles» de l’obésité: si c’est un sujet de préoccupation nationale et sanitaire depuis cinquante ans de l’autre côté de l’Atlantique, les Français ne se sentent concernés que depuis une dizaine d’années seulement –depuis que la santé, et par extension, la minceur sont devenues des vertus cardinales, voire des devoirs civiques. Les Etats-Unis ont par ailleurs investi des sommes colossales dans l’étude, la prévention et le traitement de l’obésité… or la plupart de ces initiatives a essuyé des échecs retentissants. Plutôt que de s’obstiner à vouloir maigrir, parfois au péril de leur santé, de nombreux américains ont donc choisi d’accepter leur état, voire de le revendiquer.

Râler sans militer

Le militantisme idéologique, la culture de la communauté, et la culture associative en général sont des particularités anglo-saxonnes

Sylvie Benkemoun

Ce qui n’est pas dans les moeurs hexagonales, où traditionnellement, on râle beaucoup, mais on milite peu. Sylvie Benkemoun le confirme:

«Le militantisme idéologique, la culture de la communauté, et la culture associative en général sont des particularités anglo-saxonnes. Les Français sont nettement plus individualistes, et puis, ils sont encore loin d’assumer leurs rondeurs: ici, les personnes obèses ou en surpoids ont avant tout à coeur de maigrir, surtout pas de militer.»

Les quelques blogueuses frenchy que nous avons contactées refusent de s’exprimer sur le sujet, ce qui n’étonne guère Julie Conduché et Laurène Hoffmann, les fondatrices du magazine français Plump, dont la nouvelle version prévue pour le printemps prochain entend s’adresser à toutes les femmes «de la vraie vie, de toutes les tailles et de tous les âges» : «Rien que les euphémismes employés par les principales concernées disent assez du tabou qui règne sur les silhouettes XXL. Personne ici n’emploie le terme "gros", qui n’est pourtant qu’un qualificatif, aussi peu péjoratif que "grand", "petit" ou "bleu". On dit des grosses qu’elles sont "rondes", "fortes", ou "big".»

Et Julie de conclure en soupirant:

«En France, les grosses restent encore plus invisibles qu’ailleurs. La plupart des marques de fast fashion américaines ou anglaises déclinent désormais leurs collections jusqu’au 50, voire au-delà: Asos, Topshop, River Island, New Look… Ici, les grandes tailles n’existent pas, hormis dans de rares H&M ou chez Mango. Promod et Camaïeu font des grandes tailles… exclusivement vendues sur Internet, quant à Zara, les vendeuses ont pour instruction de ne mettre qu’un seul XL de chaque pièce en rayon. En fait, on en a marre que la société nous fasse nous sentir différentes.»

En 1994, la comédienne Anne Zamberlan, égérie des publicités pour feu-Virgin Megastore, publiait un Coup de gueule contre la grossophobie, et fondait du même coup l’association Allegro Fortissimo, dont certains membres, parmi lesquels Sylvie Benkemoun, se sont réunis au sein du GROS. Son slogan, à l’époque? «Le droit à l’indifférence.» Depuis 25 ans, de l’autre côté de l’océan, on revendiquait «le droit à la différence.» Cette nuance suffit peut-être à présager de l’avenir du fat activisme en France

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