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Pour comprendre la stratégie russe en Syrie, il faut se souvenir de la guerre en Tchétchénie

La stratégie du déluge de feu qui s'abat aujourd'hui sur Alep a été écrite par le président russe lors de sa première guerre en tant que commandant en chef.

Alep, le 3 octobre 2016 I Abd Doumany / AFP
Alep, le 3 octobre 2016 I Abd Doumany / AFP

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C'est une ville en ruines, des civils qui fuient, se cachent ou meurent dans les décombres pendant que le monde observe, horrifié. Ce sont des avions russes qui vomissent leurs bombes. Des mortiers et des fusils russes qui dégueulent leurs roquettes et leurs balles. Aujourd'hui, c'est le portrait d'Alep, l'une des cités les plus anciennes au monde. Il n'y a pas si longtemps, c'était celui de Grozny, la capitale de la Tchétchénie.

Quiconque cherche à comprendre la stratégie militaire russe en Syrie serait avisé d'examiner les féroces méthodes employées par Vladimir Poutine durant sa première guerre en tant que commandant en chef, la sanglante seconde guerre de Tchétchénie, qui aura duré de 1999 à 2000 (même si des poches de violence subsistent toujours dans le pays). Ce sont deux guerres très différentes, deux théâtres des opérations où les forces et les moyens employés ne sont pas les mêmes, mais en leur cœur, on retrouve un aspect fondamental de la contre-insurrection poutinienne: la valeur accordée à la brutalité.

«Parfois, l'art consiste à être le plus terrible»

Car après tout, du point de vue russe, ce que la seconde guerre de Tchétchénie a pu démontrer, c'est bien la valeur stratégique de la brutalité, quand on l'applique avec suffisamment de constance et de détermination.

«Toutes les guerres sont terribles; parfois, l'art consiste à être le plus terrible», me disait l'an dernier un officier russe en haussant les épaules. Il parlait de la bataille de Grozny et de ses milliers de morts, ses dizaines de milliers de sans-abri, cette ville décrite par les Nations Unies comme la plus anéantie de la planète. Le propos de l'officier se voulait aussi funestement spirituel: Grozny veut dire «terrible» en russe.

À l'instar d'Alep, le martyre de Grozny ne s'est pas limité à des frappes aériennes et terrestres conventionnelles, la ville aura connu l'outrage des TOS-1 «Buratino», avec leurs salves de 24 roquettes armées de munitions thermobariques, dont la capacité de destruction n'est surpassée que par les armes nucléaires, dans leur aptitude à raser des quartiers entiers et à réduire des bâtiments en gravats.

L'art de la guerre russe peut aussi se faire dans la subtilité et même la retenue. C'est ce qui s'est passé avec la prise de la Crimée en 2014, quasiment sans aucune goutte de sang versée. Néanmoins, quand l'objectif ne se limite pas à une conquête territoriale, mais exige de convaincre des insurgés –dont la ténacité est l'un des atouts–, que la résistance est à la fois dérisoire et mortelle, le scénario est radicalement différent. Évidemment, Poutine n'est pas le seul chef de guerre, Bachar el-Assad, et même l'Iran, jouent un rôle prépondérant, sauf que tous semblent sur la même longueur d'onde: la paix, selon les termes de Damas, dépend d'une victoire écrasante et de la démonstration d'une puissance de feu implacable. Et on fera d'Alep un malheureux exemple.

Ce que la Russie défend et ce qu'elle fait n'est pas du contre-terrorisme, c'est de la barbarie

Samantha Power, ambassadrice des États-Unis à l'ONU

À l'heure actuelle, Moscou et Damas affrontent la colère et la stupéfaction de la communauté internationale. De futures sanctions sont à l'ordre du jour et, en septembre, le Conseil de Sécurité a convoqué une réunion d'urgence, qui verra Samantha Power, ambassadrice des États-Unis à l'ONU, déclarer: «Ce que la Russie défend et ce qu'elle fait n'est pas du contre-terrorisme, c'est de la barbarie.» Boris Johnson, Ministre des affaires étrangères britanniques, parlera quant à lui de possibles crimes de guerre.

Tout nier, en bloc

Mais à l'ours, cela ne lui fait ni chaud ni froid. Le Kremlin, plutôt que de battre sa coulpe, déroule son manuel d'usage de gestion des accidents, des abus et des atrocités, un processus fignolé en Tchétchénie.

Les accusations, même étayées de preuves, sont démenties. En Tchétchénie, par exemple, le ministre des Affaires étrangères russe, Igor Ivanov, avait déclaré à Madeleine Albright, à l'époque secrétaire d’État, que les rebelles étaient en train d'ouvrir un «second front» dans les médias et que les images d'immeubles et d'hôpitaux détruits étaient destinées à «jeter une ombre sur les actions des autorités fédérales, afin de compliquer les relations de la Russie avec ses partenaires internationaux».

À l'ONU, ces dernières semaines, l'ambassadeur de Russie, Vitali Tchourkine, a seriné cette rhétorique: qu'importe les preuves d'attaques aériennes et terrestres, elles sont que «tentative de lancer une campagne médiatique visant à discréditer par l'usage de vidéos truquées et anciennes les mesures du gouvernement pour repousser les terroristes».

Ce qui ne peut être démenti est minimisé, banalisé parce que tout le monde fait la même chose, ou détourné par des contre-arguments absurdes. En Tchétchénie, où le régime rebelle était prétendument noyauté par les islamistes, la guerre y fut présentée comme l'élément d'une lutte internationale contre les Talibans et al-Qaida, avec un ministre de la Défense russe faisant de l'Afghanistan et de la Tchétchénie les «deux branches d'un même arbre». Toute éventuelle remise en question des méthodes russes relevait d'une entourloupe pour protéger les terroristes.

L'Occident et la realpolitik

De la même manière, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères russe, Maria Zakharova, a déclaré que les accusations américaines concernant Alep servaient à faire diversion après la récente attaque contre des troupes syriennes près de Deir Ezzor. Et, pour faire bonne mesure, que «la Maison-Blanche défend [l’État islamique]». Ne jamais rien admettre, toujours contre-attaquer.

Aux yeux de Moscou, si ce genre de tactique fonctionne, c'est parce que l'Occident est à la fois trop cynique et facilement déconcentré.

Lors de mes divers entretiens avec des Russes, au sein ou aux environs des cercles politiques, j'ai toujours été ébahi par leur certitude que la politique étrangère occidentale n'est que realpolitik. Face aux arguments relevant des valeurs fondamentales et des droits de l'Homme, on pouffe, on dit qu'il ne s'agit là que de rhétorique auto-justificatrice, de rationalisation apprêtée, voire d’hypocrisie pure et simple. L'ironie, c'est que plus la politique russe s'enfonce dans une trajectoire idéologique, plus les dignitaires russes sont enclins à penser que l'Occident n'est qu'une terre de nihilisme.

Il y a toujours cette idée voulant que, quelques soient les atrocités, la Russie n'a qu'à temporiser, que les gros titres du jour deviendront la petite histoire de demain

On estime donc que si les choses se gâtent, l'Occident gobera la brutalité russe si elle permet de réaliser un objectif désirable, comme la destruction de l’État islamique. Qu'au pire, il fera les gros yeux, mais avec un sourire entendu.

Après tout, en Tchétchénie, même si la brutalité de l'offensive russe et de la terrible contre-insurrection qui s'est ensuivie a généré son lot d'indignation, les gouvernements occidentaux n'ont rien fait pour concrétiser leurs paroles. Dans certains secteurs, l'argument de Moscou selon lequel tout cela n'était que le théâtre locale d'une «guerre mondiale contre le terrorisme» a été accepté. Dans d'autres, on n'avait tout simplement aucune envie de défier Vladimir Poutine, président nouvellement élu, dans l'espoir qu'il devienne un partenaire plus fiable et plus viable que son alcoolique et malade de prédécesseur, Boris Eltsine.

Laisser passer l'orage

Dans tous les cas, Moscou assimilera la leçon –que les engagements occidentaux en faveur des droits humains peuvent être ignorés en toute sécurité.

En outre, on pense que l'Occident a du mal à conserver ses indignations sur la durée. Au plus fort de la guerre, la Tchétchénie aura été la croisade de beaucoup, pour être rapidement oubliée. L'invasion de la Géorgie en 2008 fut suivie, moins d'un an plus tard, de la malheureuse offre américaine d'un «redémarrage» des relations.

Certes, les hypothèses faciles de Moscou sur la mémoire de poisson rouge de l'Occident ont été contredites (pour le moment) par les sanctions imposées après la Crimée. Néanmoins, il y a toujours cette idée voulant que, quelques soient les atrocités, la Russie n'a qu'à temporiser, attendre que l'orage de l'indignation passe. Que les gros titres du jour deviendront la petite histoire de demain.

Malgré les ressemblances troublantes entre les tactiques, Poutine ne semble pas croire à une redite de la Tchétchénie en Syrie. Le pays est bien plus grand, les rebelles bien plus puissants, mais aussi bien plus divisés, la communauté internationale est bien plus engagée. Reste qu'il a visiblement retenu une leçon de ce triomphe sanglant à domicile: une guerre brutale se gagne par des moyens brutaux. Pauvre Syrie.

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