Sciences / Économie

La science souffre aujourd'hui d'être trop raisonnable

La science sous-estime l'originalité. Comment inciter les chercheurs à prendre davantage de risques?

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Mosaïques | Josh Wedin via Flickr CC License by

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L'économiste George Akerlof a révolutionné sa discipline. Il aura érigé les fondations intellectuelles des marchés en ligne et ses travaux ont été récompensés par un Prix Nobel. C'est l'un des esprits les plus brillants de l'économie contemporaine. Si le portrait est glorieux, il l'est surtout d'un point de vue rétrospectif. Dans les décennies qui ont suivi la publication de The Market for «Lemons» , son article séminal est devenu l'un des plus cités en sciences sociales. Pour autant, dans les années 1960, Akerlof n'était qu'un énième professeur débutant essayant de faire publier son article dans une revue scientifique –un papier relativement hétérodoxe traitant du marché de l'occasion automobile.

Son modèle, sobre et élégant, détaillait ce qui peut se passer lorsqu'une partie d'un marché en sait davantage que l'autre et s'appuyait sur l'exemple des véhicules d'occasion pour attester de la justesse de ses prédictions: quand il y a un fossé d'information certain entre les deux parties –si vous ne pouvez pas différencier une bonne voiture d'occasion (une cerise) d'une mauvaise (un citron)–, les meilleurs produits seront exclus du marché par leurs propriétaires et la qualité des biens disponibles ira en se détériorant jusqu'à ce qu'il n'y ait plus rien à vendre et que le marché s'effondre.

Trop trivial

À l'époque, la modélisation d'inspiration réaliste d'Akerlof, fondée sur un seul exemple éloquent, avait laissé pantoise la vieille garde des économistes. Son article arrivait à une époque où les aspirations de ses collègues s'orientaient toujours plus haut dans la généralité, avec comme ultime objectif d'appréhender un maximum de phénomènes économiques dans la beauté pure de l'abstraction mathématique: une génération d'économistes à qui on avait appris à penser en physiciens.

Ce qu'Akerlof découvrira peu de temps après avoir envoyé son article dans une revue prestigieuse. Un éditeur lui répondra qu'il ne «publiait pas de papiers sur des sujets aussi triviaux». Pour d'autres, son argumentation était au mieux circulaire, au pire radicalement fausse. (Commentaire d'un relecteur: «Pour voir un marché de véhicules d'occasion, je n'ai qu'à ouvrir ma fenêtre»). 

Soit l'histoire classique de l'iconoclaste rejeté par son temps et encensé par la postérité. Évidemment, les exemples inverses sont aussi légion: il y a tout plein d'iconoclastes qui se sont mis le doigt dans l’œil.

Les iconoclastes se vautrent davantage que les conservateurs, mais les triomphes référentiels sont aussi bien plus courants

Les iconoclastes sont-ils un bien ou un mal pour le progrès? Ces dernières années, les chercheurs sont devenus leurs propres sujets de recherche, pour examiner si les idées radicales ont plutôt tendance à être de vraies révolutions ou de vraies foirades. Comme vous l'avez sans doute deviné, la balance est à l'équilibre. Reste que le plateau de l'innovation est suffisamment rempli pour affirmer que l'iconoclaste méconnu est un phénomène bien réel. Et que nous ferions à la science et au progrès une belle faveur si nous manifestions un peu plus d'affection à ces avant-gardistes.

L'innovation scientifique à l'étude

Deux chercheurs travaillant en Belgique, Jian Wang et Reinhilde Veugelers, associés à une économiste de l'université d’État de Géorgie, Paula Stephan, ont récemment apporté leur contribution à la liste déjà longue de preuves de la valeur des idées non-conventionnelles. Pour mesurer la nouveauté d'un article scientifique, ils passent ses sources au peigne fin: s'il cite des revues rarement citées ensemble ou s'il élargit le champ disciplinaire, son degré d'originalité augmente.

Par exemple, dans un article de biologie cellulaire, il est très courant de citer des travaux publiés dans Cell ou dans le Journal of Cell Biology –une telle combinaison sera considérée comme conventionnelle. À l'inverse, un papier sera classé comme innovant s'il cite Cell aux côtés, par exemple, du Journal of Materials Engineering. (Un calcul qui, par définition, laisse sur le carreau des innovations n'impliquant aucun mélange inhabituel de connaissances antérieures). Et parce que cela peut prendre du temps avant qu'un travail insolite soit apprécié, les chercheurs ont aussi dénombré les citations reçues dans les quatorze années suivant sa publication. (Avec les mesures d'impact classiques, les fenêtres sont bien plus étroites).

Une fois cette jauge de la nouveauté à portée de main, le trio montre que des recherches innovantes génèrent davantage de citations, mais selon une très grande dispersion des résultats: les iconoclastes se vautrent davantage que les conservateurs –avec des papiers atrocement peu cités–, mais les triomphes référentiels sont aussi bien plus courants.

Futur classique

En outre, les scientifiques soulignent l'aspect temporel du bouzin: à court terme, les papiers conventionnels sont plus souvent cités que les originaux, mais ces derniers les rattrapent en quelques années supplémentaires. Des observations cohérentes avec celles d'une étude plus ancienne, menée comme de juste par une équipe interdisciplinaire rassemblant un économiste, un sociologue et deux physiciens, et qui montre que les travaux ancrés dans une discipline spécifique, mais dont les sources en dépassent les limites strictes, sont susceptibles d'être les plus influents.

Un point qu'illustre un autre article d'Akerlof. Publié en 1982, Labor Contracts as Partial Gift Exchange cherche à comprendre pourquoi des entreprises peuvent sciemment payer leurs employés au-dessus des prix du marché. Globalement, c'est un papier d'économie du travail qui, principalement, cite des articles d’économistes du travail. Mais il fait aussi quelques incursions dans la psychologie et la sociologie pour introduire le concept de réciprocité dans la relation travailleur/entreprise –bien avant que l'«économie comportementale» fasse saliver tout le monde. Akelof y formule cette intrigante hypothèse: que les entreprises offrent à leurs employés des salaires plus élevés que nécessaire en espérant qu'ils se démènent davantage pour les remercier. Aujourd'hui, l'article est un passage obligé du cursus d'économie du travail, mais il n'a pas été accepté du jour au lendemain: il a été quatre fois plus cité ces six dernières années qu'au cours des dix ans suivant sa publication.

En pouvant prendre davantage de risques, les chercheurs financés par l'HHMI génèrent aussi deux fois plus de papiers prestigieux

L'iconoclasme ne poserait pas de problème si les directions des revues scientifiques étaient disposés à prendre davantage de risques et à admettre que les bénéfices des travaux pas banals peuvent mettre dix ans ou plus à advenir. Sauf que Stephan, Jian Wang et Reinhilde Veugelers montrent aussi que les revues les plus prestigieuses sont aussi les plus impatientes: les travaux les plus iconoclastes ont tendance à être publiés dans des supports moins connus, faisant moins autorité. Mais qui peut en vouloir aux éditeurs? Après tout, les échelles standard d'influence –comme le facteur d'impact, qui mesure combien de citations, en moyenne, une revue génère chaque année– ont tendance à se focaliser sur les articles les plus récents.

Trop de précipitation

Ce besoin d'un retour rapide sur investissement se fait aussi jour du côté des bailleurs de fonds de la science. Les NIH, qui injectent chaque année des dizaines milliards de dollars dans la recherche, ne subventionnent des projets ou des expériences que sur un nombre limité d'années, et exigent des résultats préliminaires favorables avant de desserrer les cordons de leur bourse. Dès lors, pas étonnant que les recherches financées par les NIH ne fassent progresser la science qu'à pas de fourmi.

Ce biais de publication favorable au conventionnel, combiné au mode de financement de la recherche, crée un système où les avancées incrémentales sont récompensées aux dépends des révolutionnaires. Ce qui n'est pas sans conséquences, comme le montre une étude publiée voici quelques années. En comparant les recherches financées par l'Howard Hughes Medical Institute (HHMI), qui offre à ses lauréats une subvention flexible courant sur dix années complètes, et celles financées par les NIH, elle montre qu'en pouvant prendre davantage de risques, les chercheurs financés par l'HHMI génèrent aussi deux fois plus de papiers prestigieux –qui se retrouvent dans le 1er percentile des articles plus plus cités –que ceux subventionnés par les NIH. (Un article de Slate de 2010 détaillait plus précisément cette étude).

Réformer

Bien évidemment, nous ne disons pas que le système actuel a été sciemment conçu pour entraver le progrès scientifique. Ce n'est pas un hasard si le gouvernement fédéral cherche à obtenir des garanties relativement rapides pour ses investissements: si un travail financé par les NIH ne porte pas vite ses fruits, c'est peut-être parce qu'il a besoin de temps pour réaliser son plein potentiel, mais aussi et surtout parce qu'il est tout simplement mauvais. Pour les NIH, la prudence est la voie de la raison. Et pour les chercheurs qui veulent publier leurs travaux, il est tout aussi utile d'avoir un indicateur fiable et contemporain de la qualité des journaux scientifiques. Si vous publiez en 2016, qu'importe que telle revue ait eu un éditeur brillant en 1985.

Ce que nous avançons, par contre, c'est qu'en l'état actuel de nos connaissances, il semble très probable que de petits ajustements au système actuel puissent booster le progrès scientifique. Nous pourrions penser plus grand, à plus long terme et, surtout, admettre que notre trajectoire est une fatidique succession d'essais et d'erreurs. Qu'il ne faut pas abandonner en cas d'échecs –ils sont inévitables, c'est le propre de l'exploration scientifique. L'article de George Akerlof sur les informations asymétriques et le marché des voitures d'occasion –aussi trivial et saugrenu qu'il ait pu sembler aux éditeurs scientifiques de l'époque– aura permis d’extraordinaires progrès dans notre manière de penser l'asymétrie des marchés, que ce soit dans le domaine de la santé ou des prêts bancaires. Sans de telles révolutions, et même en prenant la casse en compte, notre monde ferait peine à voir.

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