Boire & manger

Réflexions (à jeun) sur le whisky

Rien ne sera plus comme avant. Le Whisky Live Paris vient de s’achever sur une année charnière: celle qui marque la fin d’une époque, tout en ouvrant d’autres portes sur le futur du malt.

DR.
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Temps de lecture: 4 minutes

Le Whisky Live Paris possède ce don unique de me plonger chaque année dans des spirales d’excitation et des abîmes de réflexion – sans compter les rodéos d’Alka Seltzer. Laissons de côté l’excitation, qui nous occupe pas mal de reste de l’année, et l’appel du cocktail aspirine/bicarbonate de sodium, qui ne se partage pas fût-ce avec une paille. Et concentrons-nous pour une fois sur les cogitations. Cette année plus que jamais, déambuler de stand en stand sur Les Docks, en bord de Seine, vous faisait prendre conscience que le monde du whisky a changé.

Rien ne sera plus jamais comme avant. Get used to it. Sur Cocktail Street, l’espace où se déployaient les bars et les distilleries qui avaient choisi l’axe de la mixologie pour présenter leurs produits, les caissons de basse secouaient le plancher, la fumée des food trucks vous vrillait les narines, mais les quelque 12.000 personne qui s’y sont pressées s’en tamponnaient allègrement la frange. Des année qu’on vous répète: «Savourez votre whisky comme vous l’aimez, ne vous laissez pas dicter votre plaisir», et désormais le message est passé, dans le bruit et la fureur. Qu’on se le dise: même au Whisky Live, le malt ne se déguste plus seulement par petites gorgées qu’on recrache (ou pas) en notant fébrilement ses impressions sur un petit carnet.

Le frisson d’un temps révolu

 

Deux étages plus haut, les plus fortunés (c’est à prendre au premier degré) s’étaient donné rendez-vous à l’espace Collectors ou au bar VIP, devant les quilles les plus rares et les plus âgées, là où se planquaient également la plupart des éditions limitées marquant le 60e anniversaire de La Maison du whisky (LMDW), organisateur de l’événement. Une autre planète, très éloignée de la première.

En s’accoudant au comptoir, devant des jus magnifiques –Ben Nevis 1984 31 ans Double Matured, Craigellachie 1970 46 ans par Gordon & MacPhail, Redbreast 1991 25 ans (les vieux Irlandais sont plus rares que les passages de la comète de Halley), Port Ellen 33 ans XOP par Douglas Laing…– on sentait se refermer dans un frisson la porte d’un temps révolu. Au prix d’une frustration inouïe, soyons honnête. Ces bouteilles-là, vous, moi, le commun des amoureux du malt, nous n’avons plus les moyens de nous les offrir. Et, de toute façon, les distilleries n’ont pour la plupart plus le temps ni l’envie de les laisser vieillir.

Ces whiskies appartiennent au passé, ils ne reviendront pas. Nous ne les boirons plus, autant en partager ensemble les dernières gorgées. Le vieux monde se meurt, le nouveau a déjà émergé, mais même sans clair-obscur les monstres ont surgi, sous la forme de flacons nombreux, identiques, rasoirs, oubliables, oubliés. Et dont les prix se sont déconnectés des coûts de fabrication, ce qui occupe en ce moment – et pas seulement au Whisky Live – la plupart des conversations. Le salut nous arrive de moins en moins via les embouteilleurs indépendants, qui ont un mal fou à mettre la main sur les meilleurs fûts, que les distilleries se réservent désormais (du coup, triple hourra au sublime Glen Moray 1994 de 21 ans embouteillé par Berry Bros & Rudd pour les 60 ans de LMDW: 195€, on finirait presque par trouver cela raisonnable).

Fi de la nostalgie!

Inutile de prendre les paris sur une crise de surproduction prochaine: le marché est devenu mondial, globalisé. Les bouteilles que vous bouderez se vendront ailleurs, au Brésil, au Mexique, en Asie aujourd’hui, en Afrique demain. Jusqu’à ce que ces nouveaux consommateurs, pas plus couillons que nous, se lassent à leur tour. La gueule de bois peut donc durer une dizaine d’années, installez-vous confortablement.

Ceci dit. Je ne sais pas vous, mais perso les sanglots nostalgiques sur le passé révolu me filent des poussées d’urticaire. Il va donc falloir chercher la sortie à tâtons dans le noir. On ne peut pas dire que les big guns du scotch ne fassent aucun effort pour innover : Glenfiddich présentait son affinage en fûts d’IPA, Chivas une édition Mizunara sympa, Glenlivet une série ultra-limitée au story telling mystérieux, Cypher (avec un retour piment-poivre qui arrache : vous l’avez fait vieillir en fûts de Tabasco, les gars ?), Lagavulin affichait fièrement son jeunot de 8 ans en série limitée 200e anniversaire

Et on peut toujours compter sur Compass Box pour décocher les coups de latte dans les fûts: le Whisky de Table pour LMDW, jeune certes mais sans prétention, et le Three Year Old Deluxe (on en a déjà parlé ici) méritaient l’attroupement autour du stand. Comme par hasard, ces deux whiskies, chacun à sa manière, incitent eux aussi à la réflexion, sur l’âge, la transparence dans l’univers du malt, la notion de luxe et la premiumisation du marché.

Par ici la sortie vers le futur

Mais ce sont les petits joueurs qui semblent flécher la troisième voie. Dans le contexte de flambée des prix, les distilleries artisanales ou de taille modeste n’ont plus à rougir des tarifs de leurs flacons (justifiés, eux, par les coûts de production). Arran (Ecosse) commence à délivrer le meilleur (le millésime 1995 pour LMDW: miaou!). Wolfburn (Ecosse) travaille ses maturations au scalpel. Westland (USA) lance une piste de vieillissement sous Garryana, un chêne ultra-protégé qu’il est interdit de couper, et dont il faut attendre qu’il tombe de lui même (à raison de 5 fûts par avis de tempête, la bête est rare). Les notes élégantes de mélasse, girofle, piment poivré passent le crash test.

Puni (Italie) travaille trois céréales  et c’est à surveiller (mention pour le Nero vieilli en fûts de pinot noir). Le Domaine des Hautes-Glaces (France) lance bientôt Ceros, un rye à tomber, vieilli en fûts de vin jaune et enflaconné à 53,3%, qui yoyote entre le sucré et le salé.

Au rayon des grenouilles qui atteignent la taille du bœuf, Amrut (Inde) aussi y va de son rye, dans la plus pure tradition américaine… mais made in Karnataka, alors forcément ça sort des rails. Kavalan, avec ses Solist qui vous envoient dans les cordes, joue des poings pour faire de Taïwan le nouveau Japon. Et quelques autres.

Ne nous y trompons pas, dans les années qui viennent il y aura de la casse, nombreuses sont les micro-distilleries qui mettront les alambics en berne, seules les plus solides survivront. C’est pourtant de tous ces horizons que vont nous arriver de plus en plus les whiskies du futur. Pas forcément toujours les meilleurs, mais en tout cas ceux qui nous décocheront la claque salutaire dont on a parfois besoin pour rester éveillé en guettant les jours meilleurs sans se lamenter.

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