France / Société

Joseph Sitruk, le grand rabbin qui ramena la France aux hommes en noir

Ancien grand rabbin de France, Joseph Sitruk est mort dimanche 25 septembre à 71 ans.

Le 8 juin 1988, Joseph Sitruk à la Grande Synagogue de la Victoire Patrick HERTZOG / AFP
Le 8 juin 1988, Joseph Sitruk à la Grande Synagogue de la Victoire Patrick HERTZOG / AFP

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C’est en mars 1994 que Joseph Sitruk, grand-rabbin de France, brise la porcelaine laïque, et s’il devait rester dans nos livres d’histoire, cet homme dont le regard myope étincelait de la joie des convaincus, ce serait pour cette transgression. Cette année-là, le second tour des élections cantonales coïncide avec le premier jour de la Pâque juive, jour sacré, jour de repos, et le grand-rabbin avertit: les juifs, s’ils veulent rester fidèles, ne devront pas voter. Le propos fait scandale: ainsi, la loi de Dieu, par un rabbin exprimée, devait éloigner les juifs du devoir républicain? Ainsi, le Grand-Rabbin de France, dépositaire d’une charge inventée par Napoléon, garant historique de l’intégration des juifs au pays, les en détacherait au nom de la foi?

Pour les juifs, c’était la première fois. Ils s’étaient déjà opposés à l’Etat, les descendants du peuple à la nuque raide, ils avaient mis à l’épreuve leur identité propre et leur francité. Mais c’était pour des raisons politiques, d’un ordre laïque. S’indigner de la sortie du Général sur «le peuple juif, sûr de lui et dominateur». S’alarmer du soutien de Michel Jobert, ministre des Affaires étrangères, aux armées arabes qui menaçaient Israel en 1973. Réprouver Valéry Giscard d’Estaing, Président de la République, suspect d’indifférence envers l’Etat juif… C’étaient des attitudes récurrentes, problématiques pour certains, mais d’un registre compréhensible. L’affaire des cantonales était l’irruption de la Loi de Dieu dans les affaires des hommes.

Ce fut, alors, un scandale. Des intellectuels juifs, jusqu’à Robert Badinter, alors président du Conseil constitutionnel, rappelèrent le primat de la laïcité, consubstantiel au lien entre les juifs et la France. Des intellectuels parlèrent d’intégrisme. Cette année-là, un jeune rabbin intellectuel, Gilles Bernheim, soutenu par le judaïsme laïque, s’en alla défier Sitruk, soumis à réélection. C’était une affre juive, mais ce fut un doute français. Dans la sortie de Joseph Sitruk s’annonçaient d’autres transgressions. On ne le savait pas encore? Sitruk fit école. L’Eglise catholique, qui combattait politiquement l’Etat pour défendre ses écoles, en 1984, mena trente ans plus tard une bataille religieuse pour s’opposer au mariage gay… Dieu nous est revenu.

L'époque du «rav» Jo

Joseph Sitruk résista à la polémique. Il triompha de Bernheim et poursuivit son oeuvre. Il était, «Jo» -ainsi l’appelait-on quand on l’avait connu, chef scout, orateur de miel, skieur émérite, guide charismatique dont les conférences réunissaient des milliers d’adeptes- un fin politique. Il n’avait, enfin, pas pensé à mal, et aurait réagi de même si, par exemple, on avait imposé aux catholiques une élection le lundi de Pâques! Il n’était pas anti-laïque, mais demandait le respect des croyants! C’était spécieux, sinon habile. L’épisode avait éclairé l’homme dans sa vérité. «Jo» était moins grand-rabbin -cette charge institutionnelle tricolore- que rabbin, ou «rav» plutôt, selon le terme hébraïque que préféraient ses admirateurs. Le Rav Sitruk, le maître, le guide religieux, qui se devait de rappeler la Loi juive, intangible et exempte de compromis. Sa vérité était là, et nulle part ailleurs. Il était, à son poste, pour bâtir et consolider, pour fortifier les âmes et la foi des juifs de son pays. Il ne l’en aimait pas moins. Mais, en réalité ne mentait pas sur sa mission.

L’histoire ne commence pas avec lui, du retour de Dieu dans notre République. Chalom aleichem, Rav André Malraux! Le siècle n’est pas simplement spirituel. Il quête des pratiques, des normes, des racines, des raisons, de la religion en somme, qui cadre et rassure. Jo Sitruk n’est pas en vain le contemporain de Jean-Paul II. Il n’est pas pour rien un amant de Dieu dans une France, où, en même temps, parallèlement, dans les mêmes quêtes, de jeunes musulmans, une génération après l’immigration, chercheront des raisons et des sources, des sourates et des normes, et des maîtres. Tels les juifs des Loubavitch et de Rav Sitruk, ou de quelques rabbins malins qui prospèrent aujourd’hui sur le net, des musulmans s’enquerront de vérités chez des sages salafis, des prêcheurs tablighs, dans les conseils ourlés d’un Tariq Ramadan ou gouailleurs du prêcheur Hassan Iquioussen, dont les conférences, telles celles de Jo Sitruk, circulèrent longtemps sur des cassettes enregistrées! Le besoin de croire traverse les hommes, dans le moment incertain. Joseph Sitruk, enfant, s’était fait un serment: «Ce que je fais, je le fais pour la gloire de D», écrivait-il dans son journal adolescent -n’écrivant que la première lettre du mot divin… Il était resté fidèle, et semblable à tant d’autres jeunes gens, qui fuyaient le doute pour la certitude.

Il y a vingt ans, avec un camarade journaliste plus croyant et lettré que moi, Bertrand Dicale, protestant engagé, j’allais, trentenaire, interroger le rabbin Sitruk dans appartement de Neuilly sur Seine, pour un livre d’entretiens sorti chez Flammarion, Chemin faisant. Il y avait des pâtisseries et de l’eau gazeuse, un homme à la voix chaude traduisant le splendide en légendes humaines. Le bonheur du retour et la chaleur du mysticisme le portaient. Il n’avait pas de doute sur ce qui l’avait rendu heureux, et le souhaitait aux autres. Le prêcheur est d’abord généreux.

L'amour et l'orthodoxie

Il était né d’une famille tunisienne rapatriée en France, éloigné des bonheurs de la religion. Enfant, il n’était pas si bon élève. Il avait rencontré Dieu et l’amour à l’adolescence, et tout avait changé. Elle s’appelait Danielle et chez elle, on priait. Elle serait sa femme.

Par elle et pour elle, Jo embrasse la foi, balbutie des prières qu’il ne comprend pas dès l’abord, et puis les fait siennes, invoque Dieu en cachette des siens, dans sa salle de bain (il en souriait,), s’engage dans le scoutisme juif, trempe son âme, et puis, le bac passé au deuxième essai, s’en va avec elle à Paris, marié, étudier au séminaire rabbinique de la rue Vauquelin, là où le judaïsme français forme ses pasteurs.

Dans un milieu d’étudiants, où il n’était pas concevable que l’excellence universitaire n’accompagnât pas le parcours rabbinique, Jo détonnait. Il les dépassa. Il avait pour lui la force du revenant. Baal techouva, le maitre du retour, comme on appelle dans la tradition ceux qui retrouvent le chemin de l’étude. Il serait rabbin, mais un rabbin du retour. Ce que tant d’autres vivaient, il le porterait, le ferait partager. Simplement bachelier, autodidacte pour la science profane, il allait chercher une autre source, à l’époque souvent étrangères aux rabbins de la République: il deviendrait, rabbin diplômé, un élève et un adepte de l’orthodoxie juive, allant étudier et s’inspirer dans des académies talmudiques israeliennes, avant de revenir essaimer en France.

Définir le judaïsme de France

Il faut simplifier les courants historiques, quitte à être injuste? Le judaïsme français, pour l’orthodoxie juive, était jusque-là une énigme parfois réprouvée -trop compromis dans l’Etat, gallicisé, laïcisé, tissé de synagogues majestueuses où l’on jouait de l’orgue comme dans des églises… Pour le vieux monde des yeshivot -ces lieux voués à l’étude talmudique, à la dissection des textes et à la préservation d’un monde inchangé en attendant que le Messie nous délivre, la France juive n’était que billevesée.

Joseph Sitruk est celui qui ramènera l’hexagone aux hommes en noir

Joseph Sitruk est celui qui ramènera l’hexagone aux hommes en noir. Après la Shoah, les rescapés de l’orthodoxie ont reconstruit un havre dans l’Etat d’Israel naissant, dont ils contestent le caractère profane, mais dont ils sont une composante. Un rabbin vénérable, le Rav Schach, ennemi des laïques et des profanes de Tel Aviv, rassemble ses adeptes en Yiddish, fait revivre les splendeurs des écoles «lituaniennes» d’antan, professe que la Shoah fut une punition divine des juifs s’étant détournés de Dieu, trouve des élèves dans les quartiers pauvres d’Israel, chez les enfants de l’immigration des pays arabes. On vient chez lui aussi, de l’étranger, pour apprendre.

A la fin des années soixante, Joseph Sitruk, niçois, juif born again, rabbin, père de famille, qui s’est promené dans le Mai 68 parisien en touriste attendri, kippa sur la tête, s’en va en Israel étudier en yeshiva. Il ne quittera plus ce monde des maîtres et du Talmud.

Il rentre en France, plein de sève et de foi, de force, d’entraînement. Il sera rabbin à Strasbourg, puis Grand-Rabbin à Marseille, jeune, joyeux, intègre, aimé, solaire, scout et orthodoxe à la fois. Quand on lui proposera, en 1987, de devenir Grand-Rabbin de France, il se tournera vers ses maîtres avant d’accepter. «Pour le rav Schach, il était important qu’un grand-rabbin si proche du monde des yeshivot devienne grand-rabbin, me dirait «Jo» en 1997… Il pensait que le message de la Torah pouvait enfin "passer" dans le grand public.»

François Mitterrand décorant le grand rabbin Joseph Sitruk de la légion d'honneur, en décembre 1992. GERARD FOUET / AFP

Les apparences trompeuses

Voilà l’histoire, tissée de hasards qui dépassent les hommes. La force de Jo fut de ne pas ressembler à sa dureté. Ses maîtres orthodoxes, de noir vêtu et d’anathèmes faciles, terrifiaient les laïques et les antagonisaient. Jo était autre. Venu de la vie profane, curieux, attaché par mille liens aux trivialités de l’existence -une découverte scientifique, l’effort physique, le football, la plaisanterie enveloppante, les voitures- il n’avait rien pour effaroucher les incroyants. Il ne les détestait pas. Il les séduisait, puisqu’il les aimait. Les séduisant, ils changeait leurs normes et leurs paysages. Moins de mixité, moins de rites profanes, des cercles d’études, plus de rigueur en matière de conversion, des évidences chaque jour un peu plus rudes mais avançant en souriant… Les grands rassemblements communautaires, inaugurés dans les années 70 autour du soutien à Israel, devinrent des moments de fraternisation autour de la religion: non plus les «12 heures pour Israel», mais le «Yom Atorah», le jour de la Torah.

«Jo» effraya les tenants d’un ancien judaïsme, tissé de compromis et de pouvoir des notables. En 1985, Eric de Rothschild, par son nom protecteur naturel des juifs de France, avait imposé son mariage religieux avec une belle italienne, convertie de manière arrangeante au Maroc, en dépit des protestations du grand-rabbin de l’époque, René-Samuel Sirat -universitaire mais garant des normes… Avec Sitruk, cette ère prendrait fin, au profit d’une coercition orthopraxe. Il fut aussi l’interprète d’une rue juive religieuse en mal de simplicité, passant d’un populisme religieux aux élévations de l’âme… Il fut le catalyseur, un instant, d’un judaïsme en ressourcement. Il fallait bien, sans doute, renouveler l’histoire, et donner aux juifs de France d’autres raisons que l’Affaire Dreyfus, la mémoire de la Shoah ou la défense d’Israel, pour être juifs au présent, là et en leur temps, et de tout temps? Seuls les laïques, les incroyants, les rationalistes, les religieux d’avant, regimbaient -puis s’éloignaient…. Jo triomphait. Il savait parler aux politiques et aux gens simples, rendait banal ce qui ne l’était pas. Contemporain, heureux, en marche, chapeau sur la tête et barbe fleurie.

Joseph Sitruk aurait pu, peut-être, changer le pays? Ce qu’il disait -qu’une norme religieuse stricte ne signifie pas l’enfermement, qu’elle peut être fluide dans la société, en être une composante- aurait pu parler à la France? Ce qu’il offrait, un intégrisme moderne, heureux, d’autres, en d’autres fois, le proposèrent. Ce qu’il disait, y compris le pire, constant dans son rejet de l’homosexualité, opposant au PACS sous Jospin, contempteur de la gay pride israélienne avec -soudain, étrangement, des mots d’anathème- quelques mois avant de mourir, d’autres le proposèrent, au nom du sens commun et de la tradition. Ce qu’il voulait, que les religions deviennent les tutrices de nos débats sociétaux, d’autres le réclamèrent et le réclament encore? Ce qu’il suggérait, que la France laïque admette la visibilité religieuse, la peur de l’Islam l’en empêcha. Défendant la Kippa à l’école, Jo Sitruk ne pouvait pas faire admettre le hijab, quand bien même l’aurait-il voulu.

Ce fut un instant français. Il n’aboutit pas.

Joseph Sitruk changea les juifs de France, puis pâlit. Il y aurait ensuite d’autres mésaventures dans cette communauté, pour que le chemin ne soit pas cahotique. Subir des violences, des avanies, des crachats, et puis ensuite la mort, et puis la mort avec tous les autres. Il y aurait alors d’autres besoin de protections, d’autres discours, d’autres approches. Il faudrait se réconcilier avec le laïcisme devenu maître de l’heure, et accepter de refaire allégeance à la République de toujours. Haim Korsia, actuel grand-rabbin de France, aima Joseph Sitruk, mais revendique aujourd’hui l’héritage du judaïsme gallican. La politique est revenue, si Dieu ne nous oublie pas. Les juifs prient plus qu’avant peut-être, mais tremblent plus aussi, et s’en vont parfois. On entend moins désormais la joie de Jo, quand on l’enterre, en Israel évidemment. Béni soit le juge de vérité, dit-on au moment du deuil.

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