Société

Quarante secondes qui changèrent le destin de la Ve République

Dans «Un attentat. Petit-Clamart, 22 août 1962», l'historien Jean-Noël Jeanneney dresse un tableau passionnant des logiques du terrorisme et des hasards de l'histoire.

Le général De Gaulle présente à la télévision son référendum sur l'élection présidentielle au suffrage universel direct, le 20 septembre 1962. AFP.
Le général De Gaulle présente à la télévision son référendum sur l'élection présidentielle au suffrage universel direct, le 20 septembre 1962. AFP.

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Si les Français se rendront aux urnes, les 23 avril et 7 mai prochains, pour élire leur président, c'est peut-être à cause d'une soirée de fin d'été où le crépuscule se teintait de brume. Le 22 août 1962, à proximité du rond-point du Petit-Clamart, dans les actuels Hauts-de-Seine, un commando ouvre le feu sur la DS du général de Gaulle, en route pour l'aérodrome de Villacoublay et sa résidence de Colombey-les-deux-Églises.

Quatorze balles touchent le véhicule, dont les quatre occupants –le président de la République, son épouse, son gendre Alain de Boissieu et le chauffeur Francis Marroux– sortent pourtant indemnes. L'attentat, dans son acception la plus large, fait deux morts: le chef d'escadron Lombard, mort d'une congestion cérébrale en apprenant l'attaque, et le chef du commando, le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry, devenu, le 11 mars 1963 au fort d'Ivry, le dernier fusillé de l'histoire de France.

L'événement a, surtout, porté un tournant de l'histoire de la Ve République. Trois semaines plus tard, De Gaulle propose aux Français d'adopter par référendum le principe de l'élection de leur président au suffrage universel direct, suscitant en retour une rébellion parlementaire qui aboutit, le 5 octobre, au renversement du gouvernement Pompidou par l'Assemblée nationale, dissoute par l'Élysée en riposte.

Le 28 octobre, la réforme est adoptée avant que, aux législatives qui suivent, les électeurs ne donnent la majorité absolue des sièges aux gaullistes. «Amertume suprême» pour Bastien-Thiry, l'attaque qu'il a imaginée permet à De Gaulle «de renforcer son pouvoir», écrit l'historien Jean-Noël Jeanneney dans Un attentat. Petit-Clamart, 22 août 1962, captivant ouvrage en librairie le 3 octobre (Le Seuil).

«Histoire-bataille» et temps long

Il faut s'arrêter sur le titre, et sa division en deux parties, qui symbolise la volonté du livre de dépasser le vieux schisme entre l'«histoire-bataille» et le temps long. «Un attentat», comme pour inscrire l'événement dans l'histoire plus large du terrorisme. L'ouvrage est découpé en chapitres thématiques, comme autant de forces souterraines qui travaillent l'attentat: la constitution, au gré d'idéologies et d'affinités, d'un commando terroriste; sa traque après son forfait; la protection des personnalités politiques de haut rang; la façon dont la religion peut amener des hommes à considérer le régicide comme un devoir sacré; les moyens et les limites que la justice peut s'offrir et doit s'imposer face à un crime exceptionnel.

Des forces qui, Jeanneney ne le cache pas, trouvent leur prolongement dans notre histoire contemporaine, jusqu'aux attentats de novembre 2015, interrogeant «la réponse à donner, en démocratie, à une violence politique et religieuse qui pourrait nous paraître inédite et dont pourtant l'Histoire nous enseigne qu'elle ne l'est aucunement».

La deuxième partie du titre, «Petit-Clamart, 22 août 1962», renseigne sur son autre ambition: réfléchir aux forces du hasard dans l'histoire, à l'impact qu'un jour, mieux, une minute, peut avoir sur les décennies qui suivent. L'attentat raté du Petit-Clamart est un peu le nez de Cléopâtre de la Ve République: s'il eût réussi, toute la face du régime en eût été changée. «Dans l'instant infime de son intensité et de son échec», écrit l'auteur, cette attaque qui fit passer sa principale cible «à quelques centimètres de la mort» rappelle «de quelle fragilité est tissée la vie de la démocratie et l'imprudence qu'il y aurait à l'oublier –selon la tentation générale des temps calmes».

Au sortir du véhicule, De Gaulle, déjà objet de plusieurs tentatives d'assassinat mais qui refuse pourtant toute protection lourde, lance: «Cette fois, c'était tangent!» Tel celui qui coûta la vie à Cromwell, plusieurs petits grains de sable ont fait dérailler l'opération imaginée par Bastien-Thiry, cet esprit tellement logique qu'il en devient «inapte à anticiper la marge d'erreur».

La nuit tombante et la brume montante rendent peu visible le signal d'approche du convoi présidentiel, donné par le chef lui-même avec un journal –un éloignement du lieu de l'action qui va jouer dans la décision de De Gaulle de lui refuser la grâce présidentielle. La voiture de la cible roule plus vite que prévu. Le chauffeur du commando, Lazlo Varga, un anticommuniste hongrois en exil, est sorti assouvir un besoin naturel en laissant sa carabine à l'intérieur et n'a en main qu'un pistolet quand le véhicule passe. Inutilisés depuis quinze ans, les fusils de ses camarades s'enraient lors de l'assaut. Familier du Général, son gendre ose (ce que n'auraient pas fait ses aides de camp) lui intimer fermement de se baisser, l'éloignant de la trajectoire d'une balle. On pourrait en ajouter d'autres...

Le hasard a joué en faveur de De Gaulle. Comme il avait déjà joué en sa faveur, lors de la Grande Guerre, pour le maintenir en vie, de même que ses trois frères. Comme il avait joué, en juillet 1944, en faveur de Hitler (à qui Bastien-Thiry osera comparer lors de son procès le fondateur de la Ve République) lors de l'opération Walkyrie. Comme il jouera, un an plus tard, contre Kennedy, à propos de qui Malraux fait dire à De Gaulle, dans son largement apocryphe Les Chênes qu'on abat: «Peut-être aura-t-il suffi de la distraction, un peu complaisante, d'un obscur commissaire de police de Dallas pour infléchir l'histoire du monde.»

Un attentat qui «tombe à pic»

La voiture criblée de balles du général de Gaulle, dans la cour du quai des Orfèvres. AFP.

Quarante-cinq secondes décisives, plus d'un demi-siècle d'influence sur la politique française. Le Petit-Clamart a été, non pas la cause, mais le levier d'un changement constitutionnel majeur. De Gaulle reconnaît lui-même, la semaine suivante, que l'attentat «tombe à pic» pour faire passer sa grande réforme, l'élection au suffrage universel du chef de l'État, jusque là désigné par 80.000 grands électeurs.

Il lui redonne toute son aura au moment d'affronter la majorité des partis (sauf le sien), des médias, des organisation syndicales et des juristes, ce qu'on a appelé le «cartel des non», prêt à le congédier maintenant que sa tâche, la sortie du conflit algérien, est achevée. Deux tiers des électeurs du «oui», le 28 octobre 1962, affirment que leur motivation principale n'était pas la révision constitutionnelle mais le désir de maintenir De Gaulle au pouvoir. Mais cette réforme n'a pas pour origine l'attaque: l'auteur de l'appel du 18-juin l'a longuement mûrie et l'a esquissée auparavant, affirmant ainsi, en juin 1962, que «l'accord direct entre le peuple et celui qui a la charge de le conduire est devenu, dans les temps modernes, essentiel à la République». Après le conseil des ministres du 29 août 1962, De Gaulle s'entretient, comme d'habitude, avec le porte-parole du gouvernement, Alain Peyrefitte:

«Dans la déclaration qu'il me prescrit maintenant de faire, tout l'accent est mis sur l'attentat du Petit-Clamart, écrit ce dernier. L'œil d'aigle a aussitôt perçu le parti qu'on pouvait tirer du sentiment populaire. Il ne fallait surtout pas faire état d'une réflexion de longue date: on l'aurait accusé d'avoir prémédité la mort de la démocratie parlementaire. Mieux valait se laisser porter par l'émotion des Français.»

Dans les minutes qui suivent, le même Peyrefitte explique à la presse que l'attentat a «suggéré» des «réflexions» à De Gaulle sur la «stabilité des institutions républicaines» et «l'a amené à considérer que l'essentiel était d'assurer, quoiqu'il arrive et sans perdre de temps, la continuité de l'État». Façon discrète de réécrire l'histoire...

Uchronie

Une ambition à laquelle s'attelle, sous une autre forme, Jean-Noël Jeanneney, imaginant ce qui se serait passé si De Gaulle était mort dans l'attentat. En 1984, déjà, le constitutionnaliste Georges Vedel publiait une un article imaginant De Gaulle battu au référendum d'octobre 1962, ou déçu par une majorité trop faible, et quittant le pouvoir. Consultant des spécialistes de la politique française, il les avait trouvés «d'une rare unanimité dans l'uchronie: le président de la République aurait été Antoine Pinay» et les législatives auraient permis le retour au pouvoir de la «Troisième force», cette coalition instable allant des socialistes aux démocrates-chrétiens. Bref, «un retour à la IVe République avec peut-être plus de muscle, moins de laissez-aller?».

Jean-Marie Bastien-Thiry. AFP.

Jeanneney imagine le même scénario, faisant élire Pinay, ironie rétrospective, avec 62% des suffrages, le score du «oui» lors du référendum. «La liste, que chacun peut réciter facilement, des hôtes successifs de l'Élysée, au cours des décennies ultérieures, [...] confirme assez aisément que, dans les temps calmes comme au travers des rudes turbulences internes ou extérieures qu'a connues notre pays en un demi-siècle, nul d'entre eux n'a revendiqué ce rôle primordial dont De Gaulle aurait tant voulu assurer les moyens à ses successeurs», complète-t-il.

Dans ce monde parallèle, Bastien-Thiry, grâcié, est rétabli dans son grade et sa retraite en 1983 par un Premier ministre nommé... François Mitterrand –un Mitterrand qui, dans la vraie vie, fera, à la même époque et depuis l'Élysée, polémique jusque dans sa propre majorité en amnistiant les généraux putschistes de l'OAS. Opposé à la révision constitutionnelle de 1962, le même Mitterrand dira plus tard avoir pourtant, dès ce moment-là, su qu'il serait candidat à l'élection présidentielle, qui finirait par le hausser deux décennies plus tard au sommet de l'État. L'attentat du Petit-Clamart avait servi les plans de De Gaulle mais aussi, de manière indirecte, de son plus grand opposant.

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