France / Politique

Le jour où j'ai voté Chirac

Journalistes et contributeurs de Slate.fr se souviennent du 21 avril 2002 et du second tour pas tout à fait comme les autres de l'élection présidentielle.

Le couple Chirac salue la foule, le 5 mai 2002 à son QG de campagne à Paris, à l'issue des résultats du second tour de l'élection présidentielle. | Jack Guez / AFP/ AFP
Le couple Chirac salue la foule, le 5 mai 2002 à son QG de campagne à Paris, à l'issue des résultats du second tour de l'élection présidentielle. | Jack Guez / AFP/ AFP

Temps de lecture: 13 minutes

Dans un pays caractérisé par ses divisions, il est au moins un choix qui a rassemblé plus de 25 millions de Français (davantage qu'une finale de Coupe du monde de football): celui du bulletin pour Jacques Chirac au second tour de la présidentielle, le 5 mai 2002, afin de faire barrage au Front national. Il sera réélu avec 82,21% des voix face à Jean-Marie Le Pen, un taux qui sera comparé à celui d'une «République bananière»: le candidat Chirac avait, quinze jours plus tôt, réalisé le plus mauvais score d'un président sortant sous la Ve République, avec moins de 20% des voix.

Nous avons demandé aux journalistes et contributeurs de Slate.fr de se souvenir de ce deuxième tour si particulier, ce jour où de gré ou de force, ils ont voté Chirac.

«J'aurais dû voter blanc. Comme au premier tour»

Évidemment, j'ai voté Jacques Chirac le 5 mai 2002. Évidemment. Les jours précédents, j'avais participé à la manif' (je défile très rarement) et partagé l'évidence de ce vote. Ce n'était pas donner une voix pour un homme mais pour une idée, la République, qui était devenue une crainte. Un mélange de naïveté et de certitude qui firent de moi un donneur de leçons quelques jours durant, à ceux qui souhaitaient s'abstenir ou voter blanc. Pour mes parents, de longue date anti-chiraquiens, le vote fut difficile. Il fallut leur dire au téléphone qu'ils avaient bien fait. Avec le recul, les 82% sont devenus un plébiscite inutile. J'aurais dû voter blanc. Comme au premier tour. Et me faire engueuler par un autre Jean-Marc Proust.

Jean-Marc Proust

 

 

«J'ai voté Chirac comme tout le monde, sans en faire un “drama”»

Le 22 avril 2002, j'avais 21 ans et je passais une année d'études à Montréal –c'était comme Erasmus mais pour le Québec, l'acronyme du programme était CREPUQ et ça nous faisait bien marrer. La vérité, c'est que je ne me souviens plus si j'ai voté au premier tour. Probablement pas, car cette élection ne m'intéressait pas beaucoup. Je me souviens que, pendant l'entre-deux-tours, les Français étaient très nombreux à s'inscrire à l'ambassade, honteux de se sentir un peu responsables individuellement de la situation inédite.

L'éloignement amplifiait le choc et, si nous étions en l'an 15 avant l'invention des fake news, la désinformation allait déjà bon train. Je me rappelle en particulier de cette «rumeur des RG» selon laquelle un sondage secret donnait Le Pen gagnant au second tour. Il faut bien avoir conscience que, sur le moment et dans ce contexte, cette rumeur paraissait tout à fait crédible!

J'étais évidemment allé à la petite manifestation organisée par les Français de l'étranger mais, bien que doté d'un sens politique assez peu développé, je percevais déjà que l'«indignation» avait quelque chose d'emprunté, qu'elle n'expliquait rien, qu'elle faisait surtout du bien à ceux qui la maniaient et que son efficacité politique serait bientôt réduite à néant. J'ai voté Chirac comme tout le monde, sans en faire un «drama», contrairement à certains de mes camarades.

Il faut rappeler qu'à l'époque, Chirac n'était pas encore vintage et que les «Guignols de l'info» le ridiculisaient systématiquement. Dans mon souvenir, Chirac n'a rien fait de cette victoire œcuménique. Beaucoup de gens en ont gardé de l'amertume. L'arrivée au second tour de Marine Le Pen en 2017 a été pour les gens qui ont connu ce vote Chirac de 2002 un non-événement, une sorte de business as usual de la politique française.

 

Jean-Laurent Cassely

«Malgré Pasqua, malgré Oussekine, malgré les affaires...»

J'ai voté Chirac en 2002. Malgré Pasqua, malgré Malik Oussekine, malgré les affaires de la mairie de Paris. Des années durant, des amis de droite m'ont demandé, goguenards, si ça ne m'avait pas dérangé de voter pour ce bord politique. Je leur répondais invariablement que j'avais voté Mitterrand en 1988, que j'étais donc habitué –ce qui, bizarrement, ne les faisait jamais rire.

Chirac ne m'a jamais été sympathique. Je le tiens pour une crapule qui aurait du finir ses jours à l'ombre et les fuckyeahjacqueschiraqueries m'ont toujours laissé de marbre. C'est que Jacques Chirac, voyez-vous, c'est comme le synthé, les chorégraphies de Christine and the Queens ou les leggings fluo: pour trouver ça cool, il faut ne pas avoir connu les années 1980. J'entends les discours éplorés de ceux qui l'ont combattu, de ceux qui l'ont servi et de ceux qui l'ont trahi. M'est avis qu'au bal des faux culs, il n'y a pas grand-monde à l'orchestre.

 

Antoine Bourguilleau

«Une obligation morale de choisir entre la peste brune et le choléra»

Dans mon esprit, l'élection par défaut de Jacques Chirac en 2002 est liée au moment où l'on a arrêté de citer les années pour évoquer les catastrophes en France. Ce 5 mai fut la conséquence logique de notre catastrophe nationale à nous, celle qui, comme le 11-Septembre aux États-Unis, allait tellement changer la donne qu'elle se gagnerait un prénom et serait dispensée de nom de famille et de repère chronologique. Un cataclysme si violent et inattendu qu'une date flottante suffirait à le définir, sans nécessité de le caler dans une frise. Le 21 avril.

À cause de ce 21 avril, pour la première fois de ma vie j'ai glissé un bulletin de droite dans l'urne, pour la première fois j'ai voté pour un candidat que je n'estimais pas et dont je n'approuvais pas les idées, pour la première fois j'ai compris que les élections n'étaient pas le moment d'adopter une orgueilleuse posture de supériorité intellectuelle («Aucun candidat ne me convient, je ne voterai pas car ils ne sont pas à la hauteur de mes attentes», et v'lan!, le Pen dans les dents) mais une obligation morale de choisir entre la peste brune et le choléra.

La cerise pourrie sur le gâteau à la merde que je dus avaler ce jour-là, ce fut que, comme ma meilleure amie ne pouvait pas se déplacer, elle me demanda de voter à sa place, par procuration.

Ce 5 mai, j'ai dû voter deux fois Chirac, et ma carte d'électeur en saigne encore.

 

Bérengère Viennot

«Il était devenu le garant des valeurs de la République»

Je me souviens du 5 mai 2002. Je me souviens que le bureau de vote se trouvait dans mon ancienne école maternelle. Je me souviens que, planté dans la cour de récréation, je me souvenais. Des copains, des copines, de la cagoule qui grattait. Des moufles. Je me souviens que je ne portais pas de gants pour aller voter. Ni de pince à linge sur le nez. Mais je me souviens que je me souvenais. Je me souvenais du président de «l'impunité zéro» qui, pris jusqu'au cou dans des affaires judiciaires, s'était fait voter une immunité sur-mesure quelques années auparavant. Je me souviens qu'il était, d'un seul coup, devenu le garant des valeurs de la République. Je me souviens de la radio dans la nuit du dimanche au lundi. Il y avait Brigitte Kernel. Je me souviens qu'elle m'a fait découvrir Perec.

 

Yann Champion

«Sans ciller, sans pince à linge et sans trembler»

5 mai 2002. J'ai 18 ans. Première élection présidentielle, deuxième fois que je m'apprête à voter dans ma vie. Le 21 avril a été un choc, un vrai, pas vraiment comparable aux scrutins à venir qui hisseront la fille Le Pen à des sommets jamais côtoyés par le FN. Le caractère inédit sans doute, mais peut-être avant tout le fait que ce soit la face du contempteur de la Shoah qui soit apparue aux côtés de celle de Jacques Chirac. Mon vote de premier tour, qui se voulait plus à gauche que le candidat du PS, a participé à l'éparpillement des voix. Et si le projet de Lionel Jospin n'est «pas socialiste», selon ses propres termes, celui de Chirac incarne la droite, la vraie.

Il n'y aura pourtant pas de cas de conscience, aucun dilemme moral ni de débat enflammé avec mon entourage sur l'opportunité d'une «abstention politique», comme ce sera le cas des années plus tard à la faveur d'autres scrutins présidentiels, le dernier en particulier. L'antiracisme est alors pour ainsi dire l'alpha et l'oméga de mon processus de politisation en cours. J'irai voter sans ciller, sans pince à linge et sans trembler dans l'isoloir, de concert avec la masse d'électeurs de gauche qui porteront le score du candidat RPR au taux historique de 82%. Avant d'être oubliés dès le lendemain de cette «victoire historique de la démocratie».

 

Soizic Bonvarlet

«Tout bien pesé, on ne l'a jamais regretté»

Voter Chirac en 2002? Ce fut, aussi, la conséquence d'un remords journalistique vieux de quinze ans: celui de ne pas avoir, au Monde, saisi d'emblée le sens et la portée du décret du 13 mai 1987 et qui, depuis, porte le nom de Michèle Barzach, alors ministre de la Santé de son gouvernement. Décret signé Jacques Chirac, Philippe Seguin, Édouard Balladur, Charles Pasqua et Michèle Barzach.

Le VIH, alors, faisait des ravages chez les usagers de drogue par voie intraveineuse. La droite la moins progressiste était au gouvernement. Chirac s'est laissé convaincre: au nom de la santé publique, il autorise la libéralisation de la vente des seringues en pharmacie. Un décret alors mal compris du plus grand nombre, mais qui permettra bientôt une forte diminution de la contamination des grands toxicomanes par le virus de l’immunodéficience humain. Ce décret historique a marqué les premiers pas d'une nouvelle politique sanitaire, la politique dite «de réduction des risques» vis-à-vis du VIH et des toxicomanes. Trente ans plus tard, cette politique continue à faire la preuve de son efficacité.

Puis, toujours journaliste, nous retrouvâmes bientôt un surprenant Chirac sur d'autres fronts sanitaires, organisant avec succès la lutte contre les cancers et la mortalité routière. Chirac, le grand fumeur, a jeté les premières bases d'une véritable action politique contre le tabac. Voter Chirac en 2002? Tout bien pesé, on ne l'a jamais regretté.

 

Jean-Yves Nau

«Le 21 avril, j'avais fait une faute»

Comme tout bon journaliste politique qui se respecte, dans les années 1970 et 1980, je ne lâchais pas Chirac d'une semelle. J'arpentais son gigantesque bureau de maire de Paris (l'un des plus beaux de la capitale). Je l'interviewais à Matignon, et cela durait. Je l'accompagnais en hélicoptère quand il allait soutenir des élus en campagne électorale. Il connaissait leur carrière sur les bout des ongles.

J'admirais l'animal, je ne partageais pas ses options politiques. Jamais je n'avais voté pour lui. Mais, le 5 mai 2002, je n'ai pas hésité une seconde avant de mettre le bulletin à son nom dans l'urne. Le 21 avril, j'avais fait une faute majeure et voté Chevènement au premier tour, plutôt que Jospin que j'étais certain de retrouver au second. Erreur fatale. On sait que les voix qui lui ont manqué au premier tour ont permis à Jean-Marie Le Pen d'être en lice au second. Pour moi, le choix de Chirac au second tour était celui du moindre mal. Barrer la route au Front national était un impératif moral et politique. L'honneur resta sauf. Merci Chirac. Et adieu.

 

Henri Tincq

«Je ne me le suis jamais pardonné»

La perspective d'avoir à choisir au second tour entre Chirac et Le Pen avait commencé à poindre plusieurs jours avant le premier tour. La plupart des gens de gauche avaient préféré ne pas le voir, et avaient continué leurs petits jeux stupides, avec le résultat que l'on connaît. Mais il leur a bien fallu se rendre à l'évidence: ils s'étaient placés eux-mêmes dans une situation impossible.

Certes, l'époque était déjà loin où l'on parlait de «facho Chirac», mais il était clair qu'il restait un homme de droite et que le vote de gens de gauche en sa faveur ne changerait rien à sa politique. Le discours suivant lequel son élection à une très large majorité grâce à la gauche le contraindrait à tenir compte de l'opinion de cette nouvelle frange de son électorat était stupide: il était juste destiné à se rassurer et à se persuader que, en fin de compte, on n'avait pas fait une trop grosse connerie en dispersant les voix de gauche au premier tour.

Cela répondait juste au besoin de se donner bonne conscience, malgré tout. Ça ne tenait pas la route: Chirac président, c'est une politique de droite qui serait menée, d'autant plus que la droite serait pressée de rompre avec la phase de cohabitation. Voter Chirac uniquement pour écarter le Pen, c'était également stupide. Mathématiquement, Chirac devait l'emporter largement au second tour et n'avait pas besoin des voix de la gauche. Bref, il n'y avait pas la moindre raison de voter pour lui si l'on s'en tenait à une analyse rationnelle.

J'étais donc décidé à ne pas aller voter. Et puis ma fille, qui avait manifestement peur que mes raisonnements ne soient démentis par la réalité, a su m'entraîner jusqu'au bureau de vote: il ne fallait pas prendre le moindre risque. Alors j'ai voté Chirac en sachant que c'était stupide et inutile, uniquement pour rassurer ma fille. J'ai mis de côté la raison pour céder au sentiment. Je ne me le suis jamais pardonné.

 

Gérard Horny

«J'étais décidée: j'allais mettre les deux bulletins dans l'enveloppe»

Le 21 avril 2002, j'ai appelé ma mère. À quelques centaines de kilomètres de distance, on avait le même écran devant les yeux. La télé traditionnelle des soirées électorales.

«-Tu as vu?
-Oui, c'est affreux.
-C'est affreux.»

Elle avait voté Taubira, moi je crois me souvenir que j'avais voté Chevènement ou rien du tout (je n'ai pas une bonne mémoire en général, et de l'année 2002 en particulier). Dans le combiné, en arrière-plan, j'entendais mon père qui rigolait à cause de Jospin «la pleureuse» et de son adieu à la vie politique. L'heure était grave.

Sérieusement, quand même, ça sentait un peu la fin du monde, c'est du moins ce que l'on se racontait. On jouait à se faire peur. Le Pen au second tour, c'est Belzébuth qui sonnait au portillon, qu'importe si lui-même ne savait pas quoi en foutre, de ce plébiscite par dispersion des voix. Alors il fallait absolument voter le 5 mai, faire barrage au Front national, sauver in extremis la République.

Les jours qui ont suivi, j'ai regardé de loin les manifestants manifester. Je les trouvais ridicules et pathétiques d'émotion surfaite. Quelques années auparavant, j'avais pourtant essayé de ressentir l'accélération du pouls typique que produit la «militance» en organisant une grève de lycéens pour protester contre une alliance entre RPR et FN dans ma région. J'avais même été glorieusement reçue dans le bureau d'Éric Woerth, qui m'avait expliqué sa position par cette formule inoubliable: «Mais qu'est-ce vous voulez que je leur dise, mademoiselle, aux habitants qui viennent se plaindre que leur voiture a été volée par des Arabes?». F. comme fasciste, N. comme nazi. Je n'aime pas la foule et ses mouvements, j'ai cessé net de me croire capable d'un quelconque engagement politique –un mot, d'ailleurs, que j'ai toujours beaucoup de mal à comprendre aujourd'hui.

Cet entre-deux-tours y a largement contribué. Dans mon entourage, à la fac, il y avait des kékés d'extrême droite et des kékés d'extrême gauche, et tout le monde avait la même idée de génie: fallait voter Le Pen, que ça allait foutre le bordel, que ça allait vraiment changer les choses. C'était la stratégie du choc, ou un truc dans le genre, on frissonnait sec. Chaque groupe espérait ouvertement l'anéantissement total de l'autre, mais les deux se gorgeaient de la même stratégie. C'était un petit peu suspect, pas très sérieux et super consternant.

Arrivée dans l'isoloir, j'étais décidée: j'allais mettre les deux bulletins dans l'enveloppe, parce que, merde, personne me dit quoi faire dans la vie. Au dernier moment, j'ai enlevé le bulletin de Belzébuth. Je ne pouvais pas faire ça à ma mère, elle qui m'a élevée dans l'idée qu'il faut toujours avoir son passeport (valide) à portée de main, et la valise en carton avec, parce que les heures les plus sombres de notre histoire ne sont jamais loin de regratter à la porte. La preuve.

 

Peggy Sastre

«Je me souviens, tout le monde s'engueulait»

21 avril 2002, 22 heures, place de la Bastille. J'ai rejoint le rassemblement pour ne pas rester devant la télévision et pour être moins isolée: Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle, c'était une surprise et un gros choc. Je me souviens d'avoir croisé l'amoureux quitté quelques semaines plus tôt ce soir-là. Sur la place, comme dans un film, dans une ambiance de panique, on s'est regardés et on s'est compris.

Les semaines qui ont suivi, bizarrement, ont été gaies. Avec lui, avec les potes et nos familles, on a parlé politique comme jamais. Je m'en souviens comme si c'était hier, tout le monde s'engueulait: «Tu te rends compte, c'est le mec du “bruit et l'odeur”?»; «Mais ça va, il est sympa Chirac! Mangez des pommes!»; «Et toi, tu aurais voté Jospin si Chirac avait pas été au deuxième tour?»; «J'hallucine. Tu parles, tu parles, mais t'as même pas voté au premier tour!».

On a fait des belles manifs. Je me perdais, retrouvais d'autres amis, on chantait, on riait. On était jeunes, on était beaux et on était ensemble. Et puis à la fin, on a tous voté Chirac.

PS: mon père et ma mère en parlent encore régulièrement.

 

Louise Tourret

«Naïvement, je pensais vivre un moment de citoyenneté»

Le jour où j'ai voté Chirac, j'étais toute ronde de la naissance prochaine de mon premier enfant. Quelques jours auparavant, j'avais bravé une heure durant l'alitement auquel ma grossesse me contraignait pour me joindre au flot des manifestants. Sur un t-shirt bricolé à la hâte, j'avais inscrit les multiples héritages, proches ou lointains, qui tissés ensemble feraient la richesse des identités de mon enfant à naître: ardéchois, sarde, sicilien, tunisien, grec, espagnol, juif, arabe, alsacien, etc.

Comme bien d'autres, je pensais que la mondialisation en marche, alors dénoncée par les altermondialistes, ne ferait pas que nous transformer en «marchandises», mais pourrait exaucer au passage quelques-uns des rêves que les humanistes appelaient de leurs vœux. En glissant mon bulletin dans l'urne, je voulais croire que ce «front républicain» n'était pas qu'une vaine ré-assurance, le paradoxal regain de vigueur qui précède le trépas. Naïvement, je pensais vivre un moment de citoyenneté, la prise de conscience collective de l'urgence d'entourer de nos soins, au-delà des divergences et des clivages, nos idéaux exigeants et fragiles: liberté, égalité, fraternité.

 

Béatrice Kammerer

Manifestation du 1er mai 2002 à Paris, regroupant les syndicats et de nombreuses organisations politiques appelant à voter contre Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles. | Éric Feferberg / AFP 

«Moins un vote que du combat culturel»

C'était en mai 2002. Le 21 avril au soir, je ne pensais pas voter. Commencer la République avec Robespierre et en être au slogan: «Votez escroc plutôt que facho», avait à mon sens quelque chose de mortifère. Les injonctions à voter «sans état d'âme» m'horripilaient. Et puis le débat s'est focalisé sur l'idée d'un référendum contre les valeurs de l'extrême droite. Je me suis dit qu'il fallait dire à la droite que si la gauche des partis était au sol, elle ne pourrait pas se passer des valeurs du peuple de gauche.

C'était moins un vote que du combat culturel, en somme. Ensuite, j'ai été très heureusement surpris de la fermeté de Chirac sur l'affaire irakienne, et pas certain qu'une gauche victorieuse se serait tenue autant au niveau de l'histoire. Idem pour la fameuse scène à Jérusalem, où il exprimait d'une manière simple une certaine idée de l'autonomie de la France. En s'opposant au «choc des civilisations», il fut enfin le gaulliste qu'il avait affirmé être.

 

Nicolas Lebourg

«J'avais voté Taubira et ne le regrettais pas»

C'était ma première présidentielle, en tant qu'électeur, et en tant que journaliste –amateur, pour une radio étudiante. Le 21 avril, à 20 heures, la France paniquait, la soirée, elle, me grisait. Il se passait quelque chose, j'y étais. J'avais voté Taubira et ne le regrettais pas; l'échec de Jospin était le sien, pas celui des électeurs qui ne l'avaient pas choisi.

J'avais confiance. Toulouse se levait contre le FN dans les jours d'après, les calculs de reports de voix et les sondages montraient qu'il ne fallait pas craindre une victoire lepéniste et à l'époque, l'extrême droite au pouvoir, on pensait que ça ne pouvait arriver qu'aux autres. Pas en France. Pas chez nous.

Je suis quand même allé voter Chirac, sans remords, sans retenue, sans crainte: l'un de nos professeurs d'alors nous répétait souvent que Chirac était un radical-socialiste, l'assurance que sous sa deuxième présidence, rien ne changerait, ni en bien, ni en mal.

 

Christophe Carron

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