France

Jacques Chirac, l'homme qui n'assumait pas d'être de droite

On a voulu faire passer l'ancien président pour un radical de Corrèze mais son inconscient est de droite. Pour le meilleur et pour le pire.

Jacques Chirac en novembre 2006. I Patrick Kovarik / AFP
Jacques Chirac en novembre 2006. I Patrick Kovarik / AFP

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Pour Jacques Chirac, disparu jeudi 26 septembre à l'âge de 86 ans, la politique n'était pas une affaire d'idéologie. Les idées, il s'en moquait comme de son premier képi: elles lui faisaient perdre du temps. Un jour, en pleine cohabitation, il fit même remarquer brutalement à François Bayrou:

«Qu'est-ce que tu nous embêtes avec les idées! Le Premier ministre, c'est fait pour que ça ne se passe pas trop mal en France. Et le président de la République, c'est fait pour représenter la France à l'étranger.»

Les concepts, c'est bon pour les intellectuels «qui se branlent tellement fort qu'ils en mettent plein les murs» (cette fois, il parlait à l'essayiste Jean-François Kahn).

Au début de sa vie politique, tout, ou presque, porte Chirac à droite. Du look aux idées jusqu'à son parcours initiatique dans la roue de Pompidou, en passant par sa façon de voir le monde et d'aimer les gens. Chirac? Du bon sens et de la faconde, qui masquait mal une timidité maladive, mais aussi l'amour de la terre, des gens simples et des paysans. La France périphérique avant l'heure, c'était Chirac. Il aimait la réalité plus que l'idéal. Il aimait l'armée, les corps, les bonnes femmes. Tout ce que la gauche puritaine, abreuvée de moraline, a toujours abhorré.

Il faut dire que Chirac fut, presque toujours, un individualiste sous influence droitière. Sous la coupe de Pierre Juillet et Marie-France Garaud qui le firent Premier ministre, puis sous celle d'Édouard Balladur et de Dominique de Villepin, Jacques Chirac a légué son cerveau à des éminences grises qui pensaient nation, patriotisme et traditions.

Marie-France Garaud, la femme qui murmurait à l'oreille de Jacques Chirac. | Pierre Guillaud / AFP

Ce fut un homme de droite paradoxal. Il ne croyait pas toujours à ce qu'il disait. Il ne l'assumait pas ou n'allait pas jusqu'au bout. Il n'empêche que la saveur est là: Chirac sent la droite. Mais pour l'aimer, les élites ont eu besoin de le faire passer pour un simple radical qui, comme les radis, était rouge à l'extérieur, blanc à l'intérieur et toujours près du beurre...

«Eh bien très franchement, je n'en sais rien»

Chirac a toujours été en décalage. Avec son temps et surtout, avec sa mission historique. L'ancien maire de Paris était censé transmettre l'héritage du gaullisme (ça n'est pourtant pas sa génération). Il aurait dû se placer au-dessus des partis. La gauche, la droite, pour les barons gaullistes, se rangeaient du côté des querelles politiciennes qui rabaissent le rang de la France. Seulement voilà, celui qui fonda le RPR fut le grand fossoyeur du général. Chirac ne démissionna pas après la victoire du non au référendum européen de 2005: ce fut sa plus grande trahison à l'esprit du gaullisme.

Pire, quelques mois avant, il refusa de faire un gouvernement d'union nationale, préférant nommer après le séisme du 21 avril 2002 un Jean-Pierre Raffarin transparent, peu connu pour son goût de la révolution, ou alors de celle qui est silencieuse, douce et conservatrice. La révolution des palais de la Vienne, certainement, où le sénateur centro-sarkozyste a croisé peu d'électeurs ces vingt dernières années... Ce n'est pas parce qu'on parle de «la France d'en bas» qu'on est de gauche, bon Dieu! Droite, gauche, vous dites?

«Moi de gauche? Bien sûr, je mange de la choucroute et je bois de la bière!»
Jacques Chirac

«Vous voulez le fond de ma pensée? Vous voulez vraiment?, demandait Chirac, en 1995. Eh bien, très franchement, je n'en sais rien. La période la plus réactionnaire de l'après-guerre a commencé en 1983, avec le plan Delors. Était-ce une expérience de gauche, ou bien de droite?»

Le malentendu Chirac

Le bulldozer de Pompidou se fichait des étiquettes. «Moi de gauche? Bien sûr, je mange de la choucroute et je bois de la bière!», jurait-il. Voilà où s'arrêtent les idéologies dans le bréviaire chiraquien: à la table. Un jour, on lui servit même un plat de ce magnifique symbole de la gastronomie française, odorante comme il faut, dans sa voiture, à même les genoux, alors qu'il se rendait à un meeting au fin fond de la province. Chirac, une certaine idée de la gauche... Une certaine idée des apparences, des postures et des manœuvres qui traversent tous les courants politiques.

Depuis le début, il y eut un malentendu Chirac. «Je sais que j'ai une gueule de droite, mais on ne peut pas se refaire», jurait-il souvent à ses biographes. «L'homme qui ne s'aimait pas» (l'expression est d'Éric Zemmour) est doué pour travestir et botter en touche. Le nœud du problème, c'est qu'il ne faut surtout pas le prendre à la lettre. Il est mystérieux. Il ment comme il respire. Il promet aussi souvent qu'il serre des mains. Et il prend peu le temps pour réfléchir à ce qu'il dit. Pour lui, balancer des phrases, des bons mots et des blagues, c'est le meilleur moyen de faire écran, de «protéger son jardin secret», de disparaître tout en étant présent.

On dit souvent qu'un homme qui prétend n'être «ni de droite, ni de gauche» est d'abord un homme de droite. Les hommes de gauche savent qu'ils le sont (de gauche). Les hommes de droite, eux, oublient parfois qu'ils sont de droite. Ou ne veulent pas l'assumer: c'est encore pire. Et si c'était le cas de Chirac? Lorsqu'il gouverne, la gauche triomphe intellectuellement et médiatiquement. Avant Sarkozy, la droite a honte d'être de droite. En définitive, Chirac est un homme de droite honteux...

«C'était soit l'OAS, soit Pompidou!»

Mais derrière son côté jovial, modéré et sympathique, il y a pourtant une certaine idée de la politique. Tout jeune, c'est un fana mili, un homme qui prend goût à la chose militaire. Il a aimé commander en Algérie, il a goûté l'armée, sa sueur et sa hiérarchie, son autoritarisme et son sens du courage ou de l'honneur. À l'époque, le jeune homme veut vibrer. Chirac est en quête de sensations, d'émotions et de virilité. Quand certains à gauche font tout pour échapper au service, lui veut servir sous les drapeaux. Et pourquoi pas, mourir pour la patrie. Deux jours après son mariage avec Bernadette, il embarque pour traverser la Méditerranée: il y a une terre à défendre, et pour Chirac, celle-ci est française, ça ne fait aucun doute.

Jacques Chirac et sa femme Bernadette en Corrèze, le 14 mars 1992. | Vincent Amalvy / AF

Plus tard, il avouera à Olivier Guichard: «C'était soit l'OAS, soit Pompidou.» De gauche, Chirac? Cet épisode algérien laisse pourtant peu de place au doute: après ça, il imagine même devenir officier. Il a adoré commander. Chez Chirac, le chef, c'est fait pour «cheffer». On ne transige pas avec l'ordre ni avec les apparences. Malgré ses escapades dans les bras d'une Américaine, fille de sénateur avec laquelle il se fiance aux États-Unis, Chirac revient au bercail et épouse finalement Bernadette Chodron de Courcel, dont la famille se lamente de ce mariage déraisonnable. Les tourtereaux veulent se marier à l'Église Sainte-Clotilde, à Paris, en plein cœur du VIIe arrondissement (c'est chic). Les mariés n'auront droit qu'à l'annexe: la belle-famille ne supportait pas la mésalliance!

Chirac, l'État et le peuple

Chirac se dresse contre les convenances mais revient toujours du côté de l'ordre bourgeois. C'est un rebelle frustré. Un notable qui refuse de l'admettre. Un gros mangeur qui ripaille avant de se cacher pour lire de la poésie. Comment, avec ce bagage, défendre des idées révolutionnaires? Celles-ci supposent un idéal clair, comme une flèche tendue vers une cible. Chirac, lui, a souvent changé d'arc et n'a pas toujours tiré au même endroit.

Alors certes, on se souvient qu'il a signé l'appel de Stockholm contre les essais nucléaires, comme d'autres étudiants pacifistes qui ne comprenaient pas tout et surtout pas les manœuvres des communistes. On se souvient même qu'il a vendu L'Humanité Dimanche, en 1952, et pendant quinze petits jours. Mais «à 20 ans quand on est pas de gauche, c'est qu'on n'a pas de cœur. À 40 quand on l'est encore c'est qu'on n'a pas de tête», dit l'adage.

En 1995, on veut croire qu'il est à gauche parce qu'il fait campagne sur la fracture sociale? «Les contraintes de la concurrence internationale nous imposent-elles les ghettos urbains, l'aggravation des inégalités?», lance-t-il en plein meeting. Il faut savoir d'«où il parle», comme disent les lacaniens: en 1995, Balladur est l'incarnation du grand patronat. La gauche est laminée par le deuxième septennat de Mitterrand. Il ne reste qu'un seul espace à Chirac: être l'homme du peuple. À l'époque, les militants de droite portent cet autocollant sur leur veston, en signe d'appartenance: «Chirac: le peuple revient!» Et ça a marché. La France envoie à l'Élysée des colbertistes conservateurs. Chirac était de ceux-là. L'État et le peuple.

Libéralisation du marché

On veut croire qu'il est à gauche parce qu'il défend le peuple, justement, et qu'il s'enorgueillit d'être populaire, ce mot grossier dans la plupart des bouches de la gauche intello, parisienne et établie, qui le déteste et le caricature même en «Facho-Chirac». Mais le RPF (Rassemblement du peuple français) de Charles de Gaulle, c'était «le métro à 18 heures»! En France, l'omerta médiatique veut faire croire que la droite défend les bourgeois quand la gauche défend les opprimés. Ça n'est pas vrai. On peut être de droite et défendre les pauvres. Au moins dans les mots...

Dans les faits, Chirac et Séguin, dont la fibre sociale n'était plus à démontrer, seront les guillotineurs, en 1986, de l'autorisation administrative de licenciement. Dans l'esprit du Premier ministre et de son ministre du Travail, l'absence de flexibilité du marché du travail entravait l'emploi. Il fallait pouvoir virer facilement pour mieux embaucher: vous avez dit paradoxal? Le député filloniste Étienne Pinte, en 2012, admettra pourtant que la mesure n'était pas bonne:

«Ayant été le rapporteur des deux lois sur la suppression de l'autorisation administrative de licenciement, je me dois de rappeler que ces textes n'ont donné lieu à aucune création d'emploi alors qu'ils étaient censés en entraîner 450.000. Il y a eu, tout au plus, un maintien de l'emploi.»

Au pouvoir comme tout le monde

Derrière la caricature et l'épais brouillard qu'il s'efforce de créer pour masquer sa vraie nature, Chirac reste malgré tout un homme de droite. De droite dure, selon l'entourage qui dicte ses postures. «Penser, pour lui, c'est d'abord penser à ce que pensent les autres», disait de lui le perfide Edgar Faure, qui le portait pourtant dans son cœur. Mais il faut bien reconnaître que Chirac a quelques idées fixes. Une charpente solide et tenace qu'il maintient malgré les tempêtes. Au moment de la loi Veil sur l'avortement, il va soutenir sa ministre en se pointant à 3 heures du matin à l'Assemblée nationale. Pour lui, on ne transige pas sur cette notion libérale: le corps des femmes leur appartient.

Jacques Chirac s'entretient avec la ministre de la Santé publique Simone Veil, le 19 juin 1974 à Paris lors d'une conférence de presse à l'issue du conseil des ministres. | STF / AFP

En 1981, il vote pour l'abolition de la peine de mort quand la droite y est hostile. En 1992, il vote oui à Maastricht (adieu, de Gaulle) alors que la droite s'y oppose. Mais en 1986, porté par la vague Reagan et Tchatcher, il lance une série de privatisations inédite, il supprime l'impôt sur les grandes fortunes (IGF) que les socialistes ont lancé quatre ans plus tôt.

Chirac entretient avec la droite une histoire contrariée, complexe, mais sa façon même de penser, conservatrice, ne laisse aucun doute. Au pouvoir, qu'il n'a ainsi dire pas quitté depuis son entrée en politique en 1967, il fait comme tout le monde: une politique centriste, plutôt libérale (on l'appelle «humaniste» en des termes flatteurs et consensuels), essayant de contenter la droite sans effrayer sa gauche. Il refuse de supprimer les 35 heures mais les assouplit. Idem pour l'ISF, qu'il ne voue plus aux gémonies malgré les cris d'orfraie de l'UMP. En somme, Chirac a pratiqué un libéralisme honteux, un libéralisme à la française, n'assumant pas d'être de droite ultra quand le pays réclame plutôt un patriotisme conservateur. Et si, finalement, Chirac était d'abord français avant d'être de droite?

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