Politique / Culture

«Mon pote a pris huit piges, Chirac cinq piges de plus à l'Élysée»

Pour ses pirouettes judiciaires ou pour ses déclarations polémiques, Jacques Chirac a longtemps inspiré les rappeurs français.

Jacques et Bernadette Chirac en compagnie de la troupe de breakdance Vagabond Crew, le 19 décembre 2001. | John Schults / AFP
Jacques et Bernadette Chirac en compagnie de la troupe de breakdance Vagabond Crew, le 19 décembre 2001. | John Schults / AFP

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«Qui met les plus grosses bananes? Jacques Chirac.» C'est ainsi que La Fouine, en 2012, débutait le refrain de «Jacques Chirac». Sur ce titre, le rappeur ne s'épanchait pas tant sur le parcours ou l'héritage politique de l'ancien président de la République que sur sa capacité à échapper à la justice.

 

S'il ne s'agit évidemment pas de la première chanson de rap français dans laquelle Jacques Chirac est cité, elle rappelle toutefois que l'homme, en devenant une sorte d'icône populaire, a laissé une trace dans bien des domaines, y compris dans l'un des genres musicaux les plus contestataires et virulents envers les élites politiques.

Le chef d'État, de son côté, n'a jamais vraiment entretenu de liens privilégiés avec le milieu du rap français –à l'exception peut-être de sa brève correspondance avec le rappeur lillois Axiom, en 2005.

En novembre de cette année-là, alors que des émeutes éclatent un peu partout en France, y compris dans son propre quartier, Axiom envoie à Jacques Chirac la vidéo de sa chanson «Ma lettre au président», dans laquelle il interpelle le chef de l'État sur la situation catastrophique dans les banlieues populaires et critique sa politique de «division» et de «répression», le tout sur fond de Marseillaise.

 

Quelques semaines plus tard, le 16 décembre 2005, Jacques Chirac lui répond par courrier: «Je n'ignore rien de la colère, des attentes et des espoirs des habitants des quartiers dits “sensibles”, des situations sociales, économiques et humaines à la racine de cette violence, de la crise de sens, de repères, en un mot d'identité qu'elle traduit. Nous n'y répondrons, je le crois comme vous, qu'en étant justes et fidèles aux valeurs de la France. [...] Puisse votre musique se faire vecteur de tolérance, d'ouverture et d'espoir, loin de tout anathème réducteur et de toute vindicte stérile.»

«Navrante», «creuse et consensuelle» aux yeux d'Axiom, cette démarche était néanmoins inédite –bien que motivée par le contexte et une forme d'opportunisme. Personne n'avait jamais vu, jusqu'ici, un président de la République répondre personnellement à un rappeur qui l'interpellait.

Alors que Jacques Chirac vient de nous quitter, nous avons tenté d'analyser, à partir d'une cinquantaine de morceaux, ce que le rap français a retenu de lui, entre vénération et détestation.

L'admiration

Les péripéties judiciaires de la carrière de Jacques Chirac et la manière dont il est parvenu à se soustraire aux poursuites semblent avoir marqué nombre de rappeurs.

Des artistes comme Seth Gueko, Lesram (du collectif Panama Bende) ou encore Freeze Corleone sont venus, au premier comme au second degré, saluer la débrouillardise de l'ancien président. «Mafieux dans les bails comme Chirac», rappe Freeze Corleone dans «Mage noir». «Drift à chaque virage, enchaîne les gains comme Jacques Chirac», appuie-t-il dans «Khaliss». «Chirac était plus franc que ton grand, trop d'cran / Il a fait croquer avec les emplois fictifs escroc», souligne quant à lui Despo Rutti dans «Bonnet d'âne», sorti en 2013.

 

D'autres lui tirent leur chapeau pour avoir évité la case prison, à l'image de Nakk Mendosa dans «Astral»: «Esquiver la prison, ça tient du miracle ou du Chirac.»

En 2014, dans «Novice du vice», le rappeur Nyne Diantre en venait presque à regretter que Jacques Chirac ait quitté la politique: «Mais putain quand j'y repense, quel e***** ce Sarkozy / C'était Chirac dans mon enfance, lui nous niquait avec le sourire.»

 

Dans «Je prends le pouvoir», en 2012, Saké reconnaissait pour sa part que l'ancien président «[avait] même tendance à [lui] manquer».

La détestation

Cette nostalgie s'est sans doute cristallisée au cours de ces douze dernières années, pendant lesquelles Jacques Chirac s'est tenu à l'écart de la vie politique et s'est fait plutôt discret.

Avant 2007, alors que le président de la République termine son dernier mandat, difficile de trouver ne serait-ce qu'une phase élogieuse à son égard. Du début des années 1990 aux années 2000, Jacques Chirac concentre surtout la rancœur et le sentiment d'injustice partagés par de nombreux rappeurs.

Dans les textes, on retrouve plusieurs allusions à sa sortie polémique sur «le bruit et l'odeur», tirée d'une phrase ouvertement raciste prononcée en 1991 par celui qui était à l'époque président du RPR, au sujet des familles issues de l'immigration. «Quand pour Chirac il y a des mauvaises odeurs… Aucune censure!», lâchait Eben, du groupe 2 Bal 2 Neg', en 1998.

En février 2015, Booba s'en est également pris à Jacques Chirac et à cette déclaration dans une vidéo postée sur Instagram et une chanson, «Billets violets».

 


Mais la plupart des attaques envers l'ancien président de la République font référence, là encore, à ses aventures judiciaires. «Mon pote a pris huit piges, Chirac cinq piges de plus à l'Élysée / Pourtant ces deux gars-là se ressemblent / Ils ont tous les deux baisé la justice et devraient être en cellule ensemble», rappe en 2006 Salif, alors membre du groupe Nysay, dans «Vote ou crève».

Bakar a lui aussi choisi d'ironiser sur les affaires de détournements de fonds publics qui visaient Jacques Chirac dans «On revient choquer la France», en 2005: «T'as qu'à convertir en Smic ce qu'a détourné Chirac, paraît-il que c'est notre faute les maux à l'Élysée, du trou d'la Sécu à l'insécurité.»

«Avant les braqueurs, n'oubliez pas de menotter Chirac après son mandat. Soyez justes!», implore de son côté Despo Rutti dans «Arrêtez», en 2006.

Jacques Chirac est même l'une des cibles préférées des punchlines de Sexion d'assaut: «Je suis innocent comme Jacques Chirac», se moquent Maska et Gims dans «Le monde à l'envers», un titre dans lequel les deux rappeurs alignent les oxymores.

 

Ces dernières années, Jacques Chirac n'avait pas totalement disparu des textes de rap francophone: dans le morceau «Jak Chirak», le rappeur rennais Lorenzo affirme par exemple vouloir être «un thug comme Jacques Chirac» et «faire du sale comme Jacques Chirac».

Lorsque l'on songe au second tour de la présidentielle de 2017, difficile également de ne pas se remémorer l'un des textes du rappeur Youssoupha, «Apologie de la rue»: «Choisir la bicrave pour vivre, c'est comme voter Chirac un 21-Avril», assénait-il en 2005, faisant du trafic de drogue un choix par défaut, comme celui du bulletin Chirac –ou Macron?– face à Le Pen.

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