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En ce vendredi de rentrée laïque, alors que des effluves de poisson laïc venus de la cantine de l’école laïque collée à mon immeuble pénètrent dans ma cuisine, mon téléphone sonne. C’est mon amie prof dans un collège du XVIIIe arrondissement parisien qui me raconte en rigolant que sa proviseure vient d’autoriser le port du short pour les filles dans son établissement public, alors que l’année dernière elle l’avait strictement interdit pour des raisons de «décence». «Mais là», se réjouit mon amie, «elle m’a dit: “Ça m’a tellement gonflé leur histoire de burkini tout l’été, que je me suis dit, ça suffit de décider à la place des filles ce qu’elles ont le droit de porter ou non...”».
Les rebondissements de l’affaire du burkini ont ponctué l’été en France, amplement relayés par les médias et repris par la presse internationale, notamment avec cette image où des policiers français obligent une femme musulmane à se déshabiller sur la plage sous prétexte qu’elle est trop couverte. On pourrait écrire des brouettes sur la seule violence de cet acte, sur cette humiliation publique supposée lutter contre le trouble à son ordre et qui a justement provoqué l’inverse. Sur le fait, aussi, que cette femme forcée de se dévêtir devant sa famille et des inconnus sous le regard supérieur et arc-bouté des forces de l’ordre a vu sa photo circuler dans le monde entier. Si en France, d’aucuns s’en sont émus, aux États-Unis, la plupart s’en sont indignés et personne n’a compris.
La laïcité à la française: comment faire comprendre de l’autre côté de l’Atlantique ce concept désormais utilisé à toute les sauces? En avril déjà, avant que les premiers burkinis ne se posent sur le sable, le site Foreign Policy s'interrogeait sur «comment la laïcité française est devenue fondamentaliste»:
«La conception actuelle de la laïcité, cependant, offre à la France un sentiment plus atavique qu’englobant de ce qu’elle peut être en tant que nation. Et pourtant, la vision présentée par des gens comme Finkielkraut et Debray semble avoir triomphé parmi ceux qui aspirent à gouverner: du Parti de Gauche, à l’extrême gauche, au Front national, à l’extrême droite, prévaut la même vision fondamentaliste de la laïcité. Le monde, à en croire ces défendeurs de ce terme, est un monde sans foulard à l’école, sans burkinis dans les magasins et sans fidèles priant dans la rue. C’est aussi un monde où on sert du porc à la cantine et où les jours fériés sont basés sur le calendrier chrétien (pas musulman ni juif). C’est, poussé à l’extrême, un monde où les musulmans mangent, boivent et s’habillent comme de bons Français et de bonnes Françaises.»
Face à la fameuse «laïcité à la française», qui s’inscrit dans un cadre bien plus large que le débat autour du voile à l’école ou du burkini, les exemples de l’incompréhension des États-Unis sont légion (il n’y a pas qu’eux –la BBC estime par exemple que «la laïcité est ce que la France a de plus proche d’une religion d’État»). Pour le Washington Post, «ces différentes objections [des Français] au burkini prennent racine dans le même terreau: une idéologie laïque française unique –d’aucuns diraient bizarre.»
De nouveaux arrivants placés sous le signe de Dieu
Il faut dire que, malgré notre appartenance au même camp occidental et démocratique, malgré nos histoires qui n’ont cessé de se croiser, de l’aide française apportée aux rebelles pendant la lutte pour l’indépendance américaine à la fin du XVIIIe siècle au débarquement en Normandie, sans oublier le plan Marshall, l’Onu, la coalition pendant la première Guerre du Golfe et j’en passe, malgré des intérêts souvent communs et des relations plutôt harmonieuses, il est un sujet sur lequel la France et les États-Unis sont à des milliards d’années-lumière: le rapport à la religion.
Les États-Unis sont nés sur un champ de cadavres d’Amérindiens au début du XVIIe siècle. Si l’Espagne et le Portugal accaparèrent (avec la bénédiction papale) ce qui est aujourd’hui l’Amérique latine, ce sont des Anglais qui, en grande majorité, établirent des colonies en Amérique du Nord. Or, dès le départ, les nouveaux arrivants se placèrent sous le signe de Dieu. Les premiers colons connus, et les plus symboliques, ceux qui débarquèrent du Mayflower en 1620, étaient pour un bon tiers des puritains radicaux anglais réfugiés aux Pays-Bas pour fuir les persécutions religieuses, qui avaient décidé de créer une nouvelle communauté où ils seraient libres d’exercer leur religion comme ils l’entendaient.
En Angleterre, dans la première moitié du XVIIe siècle, la politique répressive à l’égard de ceux qui ne suivaient pas la doctrine de l’Église anglicane poussa un grand nombre d’hommes et de femmes à suivre ceux que l’on appellerait les «Pères pèlerins», voire tout simplement les Pèlerins (Pilgrims), que, soit dit en passant, leur foi n’empêcha pas de mourir à la pelle de faim et de froid dès la première année de leur arrivée en Amérique du nord. En 1630, un groupe constitué d’un millier de Puritains allait se lancer dans la périlleuse traversée pour tenter de créer une société sur une terre vierge (les Indiens comptant pour du beurre) et fonder une colonie dans ce qui deviendrait le Massachussetts. Le puritanisme y devint la religion officielle, appliquée à la lettre; ceux qui y dérogeaient étaient bannis.
Certes, à l’époque tous les pays se plaçaient sous la férule d’une religion quelconque et la France est restée la fille aînée de l’Église jusqu’en 1905. Mais en France, combien de hoquets anticléricaux, depuis la Révolution et sa déchristianisation, ses fermetures de couvents et de monastères et la confiscation des propriétés de l’Église, jusqu’à la loi séparant l’Église et l’État? Combien de soubresauts dans un sens ou dans l’autre, politique avec le concordat de Napoléon, philosophique lors du siècle des lumières avec Voltaire (en passant terriblement moderne avec ce genre de réflexion: «Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui, en conséquence, est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ?»), Diderot, Montesquieu?
Lien constant avec la religion
Les États-Unis, en revanche, entretiennent depuis le début de leur histoire un lien constant avec la religion, sans que sa réalité ni son importance n’aient jamais officiellement été remises en question, ni que le concept ait été considéré comme incompatible avec la liberté des citoyens. Le document fondateur de ce pays, la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, mentionne dans son introduction le «Dieu de la nature» et le «Créateur».
Plus récent et, pour des Français laïques, plus surprenant, la devise officielle des États-Unis, «In God We Trust» («Nous avons foi en Dieu»), a été adoptée en... 1956, remplaçant l’ancienne devise E pluribus unum («Un seul à partir de plusieurs»), qui elle datait de 1782. Elle figure sur les billets américains depuis 1957. Et le serment d’allégeance que prêtent les écoliers américains tous les matins à leur drapeau comporte aussi une mention divine, celle d'«une nation unie sous l’autorité de Dieu». Cette crise de foi datant des années 1950 et du mandat d’Eisenhower coïncide avec l’apogée de l’anticommunisme, doctrine athée par excellence. Les États-Unis semblent s’être enfoncés dans la religiosité par réaction contre le camp d’en face.
Enfin, il est d’usage que chaque nouveau président américain prête serment sur une Bible, sans que ce soit une obligation. La coutume fut lancée par le tout premier, George Washington, qui embrassa ensuite le livre sacré. Eisenhower rompit la tradition du baiser en choisissant de réciter une prière à la place et, en 1901, Théodore Roosevelt prêta serment sans Bible. Deux présidents américains, John Quincy Adams et Franklin Pierce, prêtèrent serment sur des livres de loi.
Or, cette tradition de religiosité est intimement liée avec l’autre principe fondateur des États-Unis: la liberté. Parce que les premiers colons avaient fui l’Europe pour exercer leur liberté de culte, parce que la révolution américaine s’alluma suite à un désir de s’affranchir du joug (notamment fiscal) de l’Angleterre, la liberté, incarnée par le premier amendement de la Constitution américaine (liberté d’expression et de religion) et le deuxième (liberté de porter des armes), est le socle du pays. Pour les Américains, tout ce qui entrave ou limite cette liberté est une agression à l’encontre des principes fondateurs du pays et il n’y a aucun paradoxe entre sa protection et l’exercice d’une religion, quelle qu’elle soit, qui s’inscrit dans son cadre. La laïcité telle que la France la pratique en ce moment, c’est-à-dire en contraignant les citoyens (et plus particulièrement les citoyennes) à la dissimulation des signes «ostentatoires» de leur religion, serait pour eux une incompatibilité, une atteinte inacceptable à cette liberté.
Pas étonnant alors que l’article du New York Times qui présente et synthétise les réactions de femmes musulmanes après les affaires de burkinis cet été ait déclenché une telle agitation. D’une part du côté des Américains, pour qui proscrire une tenue relève de la violation de la liberté d’exercice de la religion, et de l’autre du côté français, Manuel Valls, outré, estimant que l’article donne une image fausse de la France, ce qui l'a poussé à répliquer dans une tribune intitulée «En France, les femmes sont libres». Et son Premier ministre a bien l’intention de les en convaincre, de gré ou de force.
Car en France non plus, on ne plaisante pas avec la liberté. Et c’est peut-être davantage sur ce concept, finalement, que porte l’incompréhension mutuelle. La laïcité à la française, on aura compris que c’est aussi le devoir pour les femmes de se soumettre aux décisions vestimentaires de décisionnaires qui veulent les forcer à retirer le voile que d'autres les obligent parfois à porter. Peut-être est-ce le concept de liberté qui ne répond pas à la même définition de chaque côté de l’Atlantique.