France

Fantasmes sur les musulmans: le dur retour à la réalité

Une étude de l'Institut Montaigne sur les musulmans français fait beaucoup de bruit. Au-delà de ses enseignements, elle montre à quel point la réalité de l'islam en France est contrastée et peut faire l'objet d'une palette infinie de nuances d'appropriations politiques.

Dans la mosquée en construction de Grigny, en banlieue parisienne, le 3 août 2016.JOEL SAGET / AFP
Dans la mosquée en construction de Grigny, en banlieue parisienne, le 3 août 2016.JOEL SAGET / AFP

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Le think tank libéral l’Institut Montaigne a publié ce dimanche 18 septembre une enquête conduite avec l’Ifop auprès d'un échantillon de musulmans de France. Dans un contexte d’hypersensibilité à la thématique religieuse, cette étude permet en premier lieu d'affiner notre connaissance du profil sociodémographique des musulmans, plus jeunes que les autres croyants avec un âge moyen de 35 ans contre 53 pour les chrétiens (ou 43 ans pour les personnes sans religion). Autre résultat confirmé par cette étude, la surreprésentation des milieux populaires et des populations éloignées de l’emploi parmi ces musulmans (25% d’ouvriers contre 13% de la population de référence, 38% d’inactifs contre moitié moins). Une classe moyenne supérieure se dégage également de l’échantillon (10% de membres de professions intermédiaires, 5% de cadres et professions intellectuelles supérieures).

Mais plus encore que sur le profil, hétérogène, des musulmans français, l’étude était attendue sur le rapport à la religion des personnes interrogées. L’auteur, Hakim El Karoui, ancienne plume du Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, dresse une typologie en six catégories, regroupées en trois sous-populations qui partagent un certain nombre de pratiques (ou d’absence de pratiques) et de valeurs et qui se distinguent entre elles par une attitude spécifique face à la société française dans son ensemble.

D’abord, une bien nommée majorité silencieuse composée de 46% des sondés, «soit totalement sécularisés soit en train d’achever leur intégration dans le système de valeurs de la France contemporaine». Puis des conservateurs (un quart), qui vivent leur religion intensément (mosquée, norme halal, favorables à l’expression de la religion dans la sphère publique, etc.) mais se distinguent d’un troisième groupe d’«autoritaires» (28%), que l'auteur juge «le plus problématique», et qui «réunit des musulmans qui ont adopté un système de valeurs clairement opposé aux valeurs de la République». 

Ce groupe est composé de «jeunes, peu qualifiés et peu insérés dans l'emploi», qui «vivent dans les quartiers populaires périphériques des grandes agglomérations». Ce dernier groupe se définit «davantage par l'usage qu'il fait de l'islam pour signifier sa révolte vis-à-vis du reste de la société française que par son conservatisme».

Les points de clivage identifiés entre ce troisième sous-groupe et les deux autres concernent le port du niqab et la polygamie, des pratiques que rejette le bloc des quelques 60% des deux autres sous-familles de l’islam de France, mais qui trouve des soutiens (sans être unanimes) dans la sous-famille «autoritaire», qui semble regrouper des partisans d’un islam orthodoxe visible dans l’espace public, et des membres d’une communauté très pieuse mais plus en repli qu’en confrontation avec la société (dits «sécessionnistes»).

Si parmi l’échantillon interrogé «la pratique sociale la plus répandue reste le non-port du voile, avec deux tiers des femmes de l’échantillon déclarant ne pas le porter», un tiers (35%) d’entre elles le portent, que ce soit régulièrement ou de manière occasionnelle. Dans la mesure où le groupe le plus rigoriste ne compte que 20% de membres chez les musulmans de plus de 40 ans, mais près de 50% chez les plus jeunes, l’auteur considère plausible l’hypothèse d’une «intensification de l'identité religieuse des nouvelles cohortes» de musulmans.

Dis-moi ce que tu lis…

Il est intéressant de lire ce qui ressort dans le débat public de ce rapport de 130 pages à la tonalité générale enthousiaste –«Un islam français est possible»– qui ausculte une réalité contrastée et comporte un volet de préconisations pour réformer l’islam de France et lutter contre le fondamentalisme. On peut déceler lors de cet exercice toute la palette des nuances politiques dans le rapport à l’islam, et les priorités de chacun. L’AFP s’en tient à une dépêche descriptive, évoquant «Une majorité de laïcs, plus d'un quart de rigoristes, selon un sondage», Le Monde ne tranche pas non plus entre les deux facettes de l’enquête, titrant sur des «musulmans entre sécularisation et rigorisme». Le ton est plus alarmiste dans Le Figaro, dont le titre illustre ce qu’il choisit de mettre en avant ou de retenir des enseignements de l’enquête: «Musulmans de France : 28 % d'“ultras”», sans pour autant se démarquer substantiellement dans la description des résultats.

Du côté des politiques, l’approche est volontaire mais mâtinée d’injonction sur le blog d’Alain Juppé, le candidat à la primaire de la droite prenant connaissance des résultats et assurant aux musulmans que «nous sommes prêts à vous accompagner dans cette démarche mais [que] c’est d’abord à vous qu’il incombe de faire entendre la voix de votre majorité trop silencieuse». Son concurrent à la primaire François Fillon a plutôt insisté la «dynamique en faveur de la radicalisation» qui lui semblait émaner de l'étude. Pour Robert Ménard, qui publie sa fiche de lecture de l’étude sur son compte Twitter, «50 % des musulmans de France de moins de 25 ans refusent nos valeurs», ce qui amène le maire de Béziers élu avec le soutien du FN à poser la question rhétorique: «L'affrontement est-il évitable?»

Dans un billet intitulé «Le sondage, les musulmans et la campagne», l’éditorialiste de France Culture Frédéric Says note que «chaque parti chausse ses lunettes idéologiques et lit [dans le rapport de l'Institut Montaigne] ce qu’il veut y lire.» À commencer par des passages qui donneront des munitions aux partisans de la communautarisation des musulmans voire de la thèse du «grand remplacement». L’intérêt et la richesse du rapport est qu’il peut servir toutes les causes.

Discret jusqu’à présent à l'exception d'une sortie de Cécile Duflot qui, curieusement, a choisi de critiquer le principe de ce type d'études sous le prétexte qu'elles risquent d'«agiter les peurs», le camp de la gauche aurait pourtant de quoi piocher dans le rapport pour y voir «la confirmation de sa thèse: on fait beaucoup de bruit pour des cas marginaux», remarque encore Frédéric Says, concluant que «dans la campagne présidentielle qui s'annonce, voilà de quoi nuancer les prises de positions de tous ceux qui voudront voir le verre absolument vide ou le verre absolument plein».

La diversité des lectures possibles de l’étude de l’Institut Montaigne, dont les conclusions portent un diagnostic nuancé et multidimensionnel sur les problèmes que rencontrent islam et société française, agit donc comme un révélateur des présupposés politiques de chaque camp en présence. Elle rappelle aussi que la grille de lecture assez partagée à gauche selon laquelle le rapport de la France à l’islam n’est pas un bon sujet pour elle n’est pas totalement fondé, puisque tout dépend de la manière de l’aborder. L'auteur du rapport, Hakim El Karoui, souligne, par exemple, que les «problèmes essentiels [des musulmans] sont économiques et sociaux bien avant d’être religieux ou identitaires».

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