Culture

Comment Stevie Wonder a fait de «Songs in the Key of Life» l'album ultime

Cette œuvre dense d'un artiste à son apogée créative et commerciale continue, quarante ans après sa sortie, d'influencer la musique populaire.

Détail de la pochette de «Songs in the Key of Life».
Détail de la pochette de «Songs in the Key of Life».

Temps de lecture: 8 minutes

Il n'est pas magnétique comme Michael, pas sensuel comme Marvin, pas électrique comme James, pas hybride comme Prince. Mais Steveland Hardaway Junkins est sans doute ce qui se rapproche le plus d'un génie dans la musique populaire du XXe siècle. Un gamin noir, pauvre et aveugle, qui a compris la magie des instruments dès son plus jeune âge, au point d'intégrer à onze ans une maison de disques en pleine expansion: la Tamla/Motown. C'est là qu'il obtient le surnom de «petite merveille» et devient Little Stevie Wonder.

Pianiste, harmoniciste, percussionniste et chanteur, il est la machine à tubes junior du label pendant dix ans, avant de se lancer dans des projets plus personnels à sa majorité. Une frénésie créatrice sans équivalent ponctuée en apothéose par Songs in the Key of Life, sorti il y a pile quarante ans, en septembre 1976.

Un génie en marche, une grosse anticipation

À l'aube de l'année 1975, Stevie Wonder n'a déjà plus rien à prouver: il reste sur quatre albums majeurs et novateurs en l'espace de trois ans, avec des tubes comme «Superstition», «Higher Ground», «Livin' for the City» ou «You Haven't Done Nothin'». D'ailleurs, il se voit bien quitter la scène musicale. Il a même annoncé pour la fin de l'année sa retraite et sa volonté de partir au Ghana pour travailler avec des enfants handicapés.

En fait, il s'agit d'une période de transition, à la fois personnelle et contractuelle. Wonder est sur le point d'être libéré de la Motown et les autres gros labels, comme Epic ou Arista, sont à l'affût pour obtenir les droits d'un prodige qui leur apporterait réussite commerciale et crédibilité artistique. Alors Berry Gordy, qui a lancé la carrière de ce gamin aveugle multi-instrumentiste, est prêt à tout pour le garder.

Comme le rappelle Zeth Lundy dans son essai sur Songs in the Key of Life, son offre est historique. «Le 5 août 1975, Wonder a signé un contrat de sept ans et sept albums pour 13 millions de dollars et un taux de royalties anormalement élevé (20% selon certaines sources), à l'époque le deal le plus rentable jamais mis par écrit, note-t-il. Wonder pourrait choisir ses singles, travailler avec n'importe quel artiste selon ses désirs et son accord serait même requis si Gordy décidait de vendre Motown.»

En clair, le petit génie peut prendre tout le temps qu'il veut pour produire son œuvre, même si son label est nerveux de n'avoir rien à promouvoir pour l'année 1975 (au point de voir Stevie porter un t-shirt «On a presque fini!» pour rassurer Motown, mais aussi un public impatient). D'autres ont plutôt apprécié ce moment de creux, notamment Paul Simon, vainqueur du Grammy de l'album de l'année début 1976, qui remercie Wonder de ne pas avoir sorti d'album cette année au moment de recevoir son prix. Le prodige a reçu la récompense les deux dernières années pour Innervisions, puis Fulfillingness' First Finale. Il peut bien attendre un an pour la prochaine.

Un pavé musical d'une richesse incroyable

Quand on voit ce que Stevie Wonder réussit en quelques mois, on peut imaginer ce qu'il peut faire en deux ans.

Le contexte politique américain –les dérives de la société et les difficultés quotidiennes des Afro-Américains– l'inspire toujours autant. Mais il plonge aussi dans des concepts plus larges et abstraits, comme le temps et l'amour. Alors, son album parlera de la vie, d'innocence et d'expérience, de naissance et de mort, et même au-delà. L'idée peut être hautement complexe et risquée, mais Wonder a l'intelligence de ne pas utiliser une structure chronologique, qui paraîtrait sans doute convenue, forcée et à terme ennuyeuse pour l'auditeur. Il sort juste ses compositions musicales les plus abouties et montre l'étendue de ses influences, et la cohérence entre les sonorités et son message.


 

«I Wish», premier single de Songs in the Key of Life, raconte avec nostalgie la jeunesse de l'artiste sur une rythmique funk.

«Sir Duke» rend hommage à Duke Ellington, décédé en 1974, ainsi qu'à d'autres grands noms du jazz comme Louis Armstrong et Ella Fitzgerald. En plus des paroles qui expriment clairement les codes du langage musical, Wonder repose son morceau sur des cuivres qui vont lancer la mélodie puis revenir sur les refrains et ponts pour conserver cette ambiance jazzy. Une leçon de musique.

«Village Ghetto Land» décrit la façon paternaliste avec laquelle le monde regarde la pauvreté. Stevie Wonder y détaille les meurtres, la faim, le désespoir, en contraste avec l'opulence des politiciens. «Certains disent que nous devrions être contents de ce que nous avons / Dites-moi, seriez-vous heureux à Village Ghetto Land?», conclut-il. Musicalement, il arrive à donner encore plus d'ampleur à son propos par le choix du Yamaha GX-1. Le synthétiseur, seul instrument du morceau, reproduit de façon grossière un arrangement de violons très baroque, créant une musique bourgeoise qui sonne très fausse. Autant dire que derrière la douceur apparente, Wonder balance des vérités avec une bonne dose de sarcasme.

«Pastime Paradise» sonne comme une procession religieuse, triste et lancinante, face à une société qui regarde son passé et néglige l'avenir. Encore une fois, le compositeur imite au synthé une section de cordes, y ajoute une multitude de percussions, dont des cymbales retentissantes, et fait appel à une chorale du mouvement Hare Krishna pour assurer les choeurs, donnant une saveur orientale à l'ensemble.

On se balade ainsi entre pop avec «Isn't She Lovely», qui parle de la naissance de sa fille; soul sur «As», un plaidoyer de sept minutes pour l'amour sans limite, un romantisme totalement utopique et impossible; disco avec «Another Star», un morceau sur les sentiments non réciproques avec une ambiance très latine recréée par des cuivres et percussions. On a même droit à une session instrumentale de jazz rock («Contusion») et un titre sur la fragilité de l'amour presque uniquement à la harpe («If It's Magic»)!

Rien que cette énumération détaillée a dû vous sembler longue, mais c'est dire la richesse de ce double album, qui est même accompagné de quatre titres supplémentaires. Au total, Stevie Wonder a sorti 21 chansons pour un total d'1h45, en se baladant constamment entre les âges, les humeurs, les cultures et même les planètes («Saturn»)!

L'apothéose à 26 ans

Songs in the Key of Life est à la fois une immense aventure collective et le projet pharaonique d'un seul homme. Plus de 120 personnes sont créditées sur l'album, notamment des pointures comme George Benson, Herbie Hancock ou la harpiste Dorothy Ashby. Mais leur utilité aura été ponctuelle, très souvent pour un seul morceau. Les trois-quarts des participants sont simplement venus ajouter une voix ou faire des percussions. Wonder a composé seul 17 des 21 titres, sachant qu'il a aussi joué, produit, arrangé la grande majorité des chansons. En clair, tout ce qui ne dépend pas d'une spécialité (basse, guitare, orgue...) ou d'un arrangement lui revient. Il est une référence à la batterie, un sorcier des claviers et synthétiseurs et possède un son unique à l'harmonica.

Là où nombreux se seraient cassés les dents sur un tel projet, lui sort à la fois des tubes et une fresque. Songs in the Key of Life est une bulle, pas toujours parfaite –à cause des envies créatrices de son auteur, qui adore faire durer le plaisir– mais incroyablement cohérente, variée et aboutie. Le fruit d'un travail sans relâche pendant des années.

Comme l'analyse Zeth Lundy, «il est presque impossible de cerner exactement le coup artistique et industriel que Wonder a initié entre 1971 et 1976 . Il a démonté les attentes en les dépassant largement. Aujourd'hui, plusieurs décennies plus tard, il n'y a toujours pas eu de série aussi impressionnante, avec un nombre incalculable d'albums inédits et de concepts à peine effleurés».  

Entre 1971 et 1973, accompagné de deux producteurs, on estime qu'il a créé entre 400 et un millier de chansons, dont la grande majorité n'ont jamais quitté le studio. Alors, à 26 ans, Stevie le merveilleux ne pouvait sans doute pas livrer quelque chose de moins ambitieux.

L'ultime respect des grands, sur plusieurs générations

À sa sortie, Songs in the Key of Life réalise ce qu'aucun autre album américain n'a alors réalisé, entrer dans les charts américains à la première place (seul le Britannique Elton John l'a fait avant, avec deux albums en 1975!). Il va rester en tête des ventes pendant quatorze semaines, de surcroît avec un double album. «I Wish» puis «Sir Duke» seront chacun numéro un du Billboard, Wonder remportera quatre Grammy Awards, dont celui de l'album de l'année, mais ces accomplissements ne sont presque que des broutilles.

Plus qu'un énième succès commercial, Songs est devenu pour beaucoup d'artistes une référence, voire LA référence. Plus grande fierté de son auteur, il est aussi «le meilleur album jamais réalisé» selon Elton John. C'était aussi l'avis de Prince, qui fut le protégé de Stevie Wonder. George Michael l'a élu son album préféré.

En 2005, un Kanye West à l'aube d'une carrière prolifique en faisait son objectif. «Je n'essaie pas d'être en compétition avec ce qui sort maintenant. J'essaie de concourir avec Innervisions et Songs in the Key of Life. Ça sonne musicalement blasphématoire de dire ça, mais pourquoi ne pas se fixer ça comme barre?», disait-il alors à USA Today.

Une source intarissable de samples et de reprises

L'influence et la singularité de Stevie Wonder en a fait un artiste fréquemment repris. (Le site whosampled.com, qui recense les emprunts et reprises, a réalisé une liste des artistes les plus revisités où, juste après les Beatles et Sinatra, on trouve Wonder, devant Dylan, Jackson, Bowie ou les Stones.) C'est particulièrement le cas pour Songs in the Key of Life, avec des réinterprétations, plus ou moins réussies, mais qui ont souvent rencontré un grand succès.

L'exemple le plus connu reste «Pastime Paradise», transformée par Coolio en «Gangsta Paradise». Là où Wonder dénigrait une société conservatrice et voulait regarder vers l'avant, le rappeur y ajoute sa vision de la vie dans le ghetto, entre individualisme, violence, perte de repères et d'éducation. Cette version 1995 remporte le Grammy de la meilleure performance rap, finit l'année numéro un du Billboard et se vend à plus de six millions d'exemplaires, ce qui en fait un des morceaux de rap les plus vendus de l'histoire.


Quatre ans plus tard, George Michael reprend «As» avec Mary J. Blige. La chanson obtient un joli succès en Europe, mais aurait pu faire bien mieux: le morceau n'est pas sorti aux États-Unis, suite à l'arrestation du chanteur pour conduite obscène.


Au même moment, un Will Smith peu inspiré sample «I Wish» pour signer le tube «Wild Wild West» du film éponyme. Entre funk, rap et western, rien n'a vraiment de rapport mais le titre atteint quand même la première place du Billboard en juillet 1999.


Plus largement, la pratique étendue du synthétiseur par Stevie Wonder, notamment du GX-1 de Yamaha, appareil alors coûteux et rare qui reproduisait de nombreux instruments, aura eu une influence considérable –et même néfaste– sur la pop de la décennie suivante. Selon Zeth Lundy, «au début des années 80, la pop remplaçait les instruments traditionnels par des machines ou les modifiait pour un son moins humain. Le R&B a sans doute été le plus touché par cette transition: sa chaleur humaine et communicative a été compromise par des modèles de programmation qui sonnaient comme des clichés réchauffés». Cependant, pour lui, «on ne peut pas reprocher à Wonder les absurdités nées de son éveil créatif, tout comme on ne peut en vouloir aux Beatles pour les énormes conceptualisations  du rock des seventies».

Si les choix instrumentaux sur Songs in the Key of Life peuvent donc sonner parfois kitsch aujourd'hui, l’œuvre est portée par une énergie positive, une conscience de la réalité mais aussi une grande dose d'optimisme, sans doute le cocktail parfait pour plaire au plus grand nombre, quelle que soit l'époque. Stevie Wonder est sans doute l'artiste à pouvoir chanter le plus sincèrement ses émotions, avec un romantisme parfois extrême, sans paraître caricatural, ni perdre sa crédibilité.

Quarante ans plus tard, Michael, Marvin, James et Prince ne sont plus là. Stevie est lui toujours derrière son piano ou son harmonica, à interpréter avec la même envie les morceaux de Songs in the Key of Life, l’œuvre intemporelle d'un artiste universel.

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