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En Europe, seule Merkel s'oppose à la domination culturelle de l’extrême droite

Même défaite lors d'une élection régionale par l'AfD, la chancelière allemande n'a pas dévié de son cap. Nous devrions l'en féliciter.

TOBIAS SCHWARZ / AFP.
TOBIAS SCHWARZ / AFP.

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Décidément, cette Angela Merkel ne fait rien comme les autres –les autres, ce sont ses homologues européens. Alors que dans sa région, le Mecklembourg-Poméranie, le parti qu’elle dirige et qui gouverne son pays, l’Union chrétienne-démocrate (CDU), vient de subir une défaite humiliante et inquiétante infligée par l’AfD, le nouveau parti d’extrême-droite allemand, elle n'envoie pas un «Je vous ai compris» aux 21% d'électeurs responsables de ce camouflet, dont une partie vient pourtant de sa famille. Loin de là.

Dans son discours du 7 septembre, elle a en effet maintenu son cap, celui de l’accueil du million de réfugiés venu de Syrie et du Moyen-Orient en 2015. Plus encore, elle propose une doctrine politique à tous ses homologues européens: ne nous laissons pas –ne vous laissez pas– infiltrer par les idées de l’extrême-droite. Ne donnez pas à la xénophobie, à l’essentialisme et à l’islamophobie le crédit et l’onction des politiques publiques de nos gouvernements et de nos partis démocrates attachés aux droits de l’homme, au pluralisme, à l’Etat de droit et aux libertés.

La seule à croiser le fer avec Orban

Angela Merkel sait de quoi elle parle. De tous les dirigeants des grandes familles historiquement engagées dans l’intégration européenne –démocrate-chrétienne, libérale, verte et socialiste–, elle est la seule à croiser le fer idéologique avec Viktor Orban. Le dirigeant hongrois, tel un Dark Vador de l’Union européenne, construit avec un sombre éclat son personnage de leader du côté obscur de la force européenne. Il ne se contente pas de transformer par petites touches la République hongroise post-soviétique en démocratie autoritaire, xénophobe et antisémite. Renouant avec cette tradition européenne des anti-Lumières qu’on croyait durablement marginalisée depuis 1945, il théorise avec talent cette évolution et propose à tous un contre modèle: la «démocratie illibérale».

Seule Angela Merkel a compris l’importance de cet affrontement doctrinal et de cette concurrence au sein même de la famille européenne: elle l’a publiquement dénoncée et critiquée lors d’une conférence commune qu’elle donnait à Budapest avec Orban, dont le parti qu’il dirige et qui gouverne la Hongrie, le Fidesz, est membre, comme la CDU allemande, du Parti populaire européen, cette grande fédération européenne des partis conservateurs et de centre-droit. Le PPE, dont est issu Jean-Claude Juncker, est la première force politique au sein du Parlement européen comme au sein de la Commission européenne.

La contradiction n’échappe à personne. Elle confine à l'injonction paradoxale. Comment Angela Merkel peut-elle, seule parmi ses homologues, garder la tête froide et son cap face à la démagogie xénophobe comme croiser le fer avec Viktor Orban, tout en gardant ce dernier au sein du PPE?

Colonisation culturelle des partis démocratiques classiques

La réponse n’est pas encourageante. Elle tient dans le fait que, un peu partout en Europe, et de façon particulièrement visible dans les Etats de Scandinavie et d’Europe centrale, les dirigeants des partis de droite classique choisissent de laisser infiltrer par les idées d’extrême droite leurs programmes et les politiques publiques des nombreux gouvernements qu’ils dirigent. Si vous pensez que les campagnes et les politiques droitières et de siphonnage des voix du FN de Nicolas Sarkozy comme la dureté du tandem Hollande-Valls envers les Roms, les réfugiés et les binationaux (sans parler de l’état d’urgence rendu permanent sans débat) singularisent la France en Europe, vous êtes très optimistes.

À l’exception notable de la Slovénie, du Luxembourg, de l’Espagne et du Portugal et, de façon plus complexe, de la Grèce, la nouvelle extrême droite –qui n’est plus, sauf en Hongrie et en Grèce, la réplique actualisée de l’extrême droite fasciste des années trente et quarante– est au centre du jeu électoral et impose ces sujets au coeur des espaces publics. Dans tous les pays concernés, à l’exception de la Finlande, elle s’ingénie à ne pas gouverner. En pratiquant dès qu’elle le peut le soutien sans participation à des gouvernements de la droite classique, celle du PPE –et même à des gouvernements de gauche, comme en République tchèque–, l’extrême droite fait des chefs de gouvernements européens ses obligés.

Les progrès de ces partis d’extrême droite sont, sur la durée du quart de siècle écoulé et en cours, à la fois réels et indéniables mais aussi structurellement fluctuants, inconstants et friables –non fiables et non nécessaires, si on préfère. Tout en étant dynamique et vivace, elle demeure donc électoralement minoritaire. Et pourtant, et c’est donc vraiment rageant, en raison de l’aveuglement, du manque de colonne vertébrale ou de la lâcheté des partis dits de gouvernements, de leurs dirigeants et des médias qui les soutiennent, cette extrême-droite polymorphe, polyphonique, inconstante et minoritaire devient culturellement et politiquement majoritaire!

Si la Hongrie en est l’exemple le plus éclatant et le plus achevé, cette tendance est à l’oeuvre en Pologne, en Slovaquie, en République tchèque, en Autriche, au Danemark, en Suède, en Finlande, aux Pays-Bas, en Belgique, en France, au Royaume-Uni et –sous Berlusconi au moins– en Italie. Ainsi que, hors Union européenne, en Norvège et en Suisse. La série télé danoise Borgen, une femme au pouvoir a formidablement croqué et scénarisé les mécanismes de cette colonisation culturelle et politique des partis démocratiques classiques, notamment conservateurs et centristes de droite, par la nouvelle extrême-droite.

Soyons très attentifs à ce qui se passe en Hongrie. L’évolution de ce pays montre hélas nettement comment un gouvernement de «centre-droit», issu de la lutte contre le totalitarisme soviétique et pour les libertés, peut, par glissements et concessions progressifs aux partis d’extrême droite, détricoter patiemment l’état de droit, le pluralisme, la démocratie et l’esprit des lois et des Lumières, tout en théorisant cette évolution et en la proposant comme un modèle européen appelé à devenir dominant pour triompher des graves défis actuels. Et tout cela, sans même que l’extrême droite –en l'occurrence le Jobbik– ne soit au pouvoir et ne dépasse 20% des voix.

Soyons tout autant attentif à la singularité d’Angela Merkel: elle résiste à l’infiltration et à la colonisation des idées de la nouvelle extrême-droite. Nous avons tout à gagner à la soutenir et à pousser nos propres dirigeants politiques à la rejoindre pour former un front doctrinal et politique européen anti-autoritaire et anti-xénophobe.

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