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Le roman noir de l'élection de Donald Trump

La percée électorale du candidat républicain a remis à la mode «It Can't Happen Here», dans lequel le romancier Sinclair Lewis imaginait, en 1935, l'arrivée à la tête des États-Unis d'un apprenti dictateur.

Détail de la couverture de «Impossible ici» | Éditions La Différence
Détail de la couverture de «Impossible ici» | Éditions La Différence

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Donald Trump est élu 45e président des États-Unis, battant ainsi la candidate démocrate Hillary Clinton. A cette occasion, nous republions cet article. 

À l'automne 2004, quelques semaines avant la réélection de George W. Bush, Philip Roth imagine, dans Le Complot contre l'Amérique, ce qui se serait passé si le président Roosevelt avait été battu, en 1940, par la star mondiale de l'aviation Charles Lindbergh, désireux de mener une politique d'apaisement envers l'Allemagne nazie. Une scène du livre montre le maire de New York, Fiorello LaGuardia, se lancer dans un discours enflammé lors des obsèques d'un journaliste assassiné, pointant la montée d'un fascisme américain: «Ça n'arriverait jamais ici? Mais, mes amis, c'est en train d'arriver ici» (en anglais: «It can't happen here? My friends, it's happening here»).

Des mots qui sonnent comme un hommage à un des prédécesseurs de Roth, dont l'œuvre n'a cessé d'être citée en cette année 2016, à quelques mois d'une autre élection présidentielle. En octobre 1935, dans It Can't Happen Here, le romancier Sinclair Lewis brossait l'irrésistible ascension vers la Maison-Blanche d'un apprenti dictateur de fiction, le sénateur démocrate Berzelius «Buzz» Windrip, qui détrône Roosevelt lors de la convention démocrate de 1936 avant d'être élu président.

Ce dictateur, «météore dans le ciel de la politique», a fait de médiocres études mais «obtenait de grands succès oratoires; tantôt violent, tantôt humoristique, il était capable de soutenir la cause de n'importe quel parti. Il distribuait généreusement les poignées de main –et, en intention, les billets de banque (qu'il ne possédait pas)». Auteur de L'Heure zéro, un ouvrage à succès, «à la fois autobiographie, programme économique et vantardise exhibitionniste», Windrip décrit avec passion, en meeting, «un paradis démocratique dans lequel la vieille machinerie politique serait brisée et où le plus humble travailleur deviendrait maître et roi, commandant à des élus choisis parmi les siens et qui, une fois arrivés à Washington, n'oublieraient plus leur tâche comme les députés d'autrefois et se mettraient avec ardeur au service de la chose publique sous la supervision d'un pouvoir exécutif renforcé».

Cette description vous rappelle quelqu'un? Si vous ne trouvez pas, la couverture de la récente réédition française du livre, par les éditions La Différence, sous le titre Impossible ici devrait vous mettre sur la voie, avec son candidat à la chevelure flamboyante.

Multiples comparaisons

Ce n'est pas la première fois que It Can't Happen Here trouve un prolongement dans l'actualité politique américaine. En 2005 puis en 2007, l'essayiste Eliot Weinberger et le journaliste Joe Conason avaient ainsi publié de violentes charges contre l'administration Bush sous les titres transparents What Happened Here: Bush Chronicles et It Can Happen Here: Authoritarian Peril in the Age of Bush.

Mais les comparaisons se sont multipliées depuis un an avec la percée électorale de Donald Trump. «C'est juste moi, où la campagne de Trump est en train de commencer à ressembler au régime autoritaire de Buzz Windrip?», écrivait ainsi, dès septembre 2015 (le milliardaire était alors candidat depuis trois mois à peine), le Daily Kos, un site proche du parti démocrate. Le New York Times embrayait dans la même veine en mars 2016, de même que le directeur de Slate.com Jacob Weisberg, suivis en avril de The Verge ou du New York Magazine. Mi-août, Dede Feldman, une ancienne sénatrice démocrate de l'État du Nouveau-Mexique, dressait aussi le parallèle entre le roman et la vraie vie:

«Mes amis m'assurent que Donald Trump ne sera jamais élu. Trop de protections constitutionnelles, trop de surveillance des médias. Mais dans un contexte d'attaques terroristes, de rétrécissement de la classe moyenne et d'évanouissement des espoirs de notre jeunesse, je ne peux m'empêcher de m'inquiéter. Rien n'est impossible quand la peur prend le pouvoir.»

Preuve de la puissance acquise par le titre du livre dans l'imaginaire politique américain, celui-ci est parfois cité sans même que le roman soit mentionné: le 16 septembre, dans la foulée de sondages favorables à Trump, le site progressiste Counterpunch titrait ainsi un billet alarmiste «It Can Happen Here».

La réédition française du livre, elle, a été lancée au début du printemps, en pleines primaires: «On sentait monter la candidature de Trump, qui n'avait pas été prise au sérieux au départ, et on s'est dit que ce serait intéressant de faire relire un livre qui annonçait comment les choses pourraient se passer, qui avait une sorte d'actualité. D'autant que Sinclair Lewis est un auteur un peu oublié», explique Colette Lambrichs, directrice littéraire des éditions La Différence.

«Il nous faut un homme à poigne»

Pas sûr que Lewis aurait anticipé cette postérité d'un roman vite écrit et qu'il ne goûtait guère. Premier Américain lauréat, en 1930, du prix Nobel de littérature pour «son art vigoureux et graphique de la description et sa capacité à créer, avec esprit et humour, de nouveaux types de personnages» le long de classiques comme Babbitt, Main Street ou Elmer Gantry, il n'a mis que six semaines à écrire It Can't Happen Here, conçu comme un roman d'intervention dans le débat public. Invité à sa sortie à présenter le livre devant la League of American Writers, dont il se méfie des sympathies communistes, il lance aux convives: «Un écrivain aime voir son dernier livre vanté, mais laissez-moi vous dire qu'il n'est pas très bon.»

Difficile de lui donner totalement tort: It Can't Happen Here est d'une lecture pas désagréable mais datée et au style pataud, d'autant que la traduction de Raymond Queneau est très vieillotte. Mais le roman éclaire de façon instructive le contexte de l'époque et en partie, à l'heure d'incessantes comparaisons avec les années 1930, celui d'aujourd'hui. Un contexte que Lewis était aux premières loges pour observer. Son épouse, Dorothy Thompson, a été la première journaliste américaine à interviewer Adolf Hitler en 1931, le sous-estimant grandement: «Quand je suis entrée dans le bureau d'Adolf Hitler, j'étais convaincue que je rencontrais le futur dictateur de l'Allemagne. En un peu moins de cinquante secondes, j'étais plutôt convaincue de l'inverse.» Elle sera expulsée du pays trois ans plus tard.

Huey Long (1893-1935). Via Wikimédia Commons.

Dorothy Thompson a aussi eu l'occasion de rencontrer le jeune et ambitieux gouverneur démocrate de Louisiane Huey Long, présenté par ses adversaires comme un dictateur en puissance avec son style de pouvoir autoritaire et ses accents vindicatifs, couplés à des promesses de redistribution ambitieuses. «Lewis était expert dans l'art de déguiser des personnages fictifs qu'il avait fondés sur des figures réelles ou composites, pour des raisons artistiques mais aussi pour éviter des procès en diffamation», explique le journaliste Richard Lingeman, auteur d'une biographie de référence de l'écrivain. «Le personnage de Windrip et le roman ont émergé dans le contexte de figures anti-Roosevelt ultra-droitières, ultra-nationalistes et quasi-populistes très présentes à l'époque, dont Huey Long.»

L'historien Leo Ribuffo qualifiera plus tard cette époque de «panique brune», celle (rétrospectivement exagérée) de l'avènement d'un régime autoritaire aux États-Unis. Celle où la crise de 1929 continue de produire ses effets ravageurs: en 1935, le taux de chômage y est encore de 20%. Celle où un intellectuel de gauche, Alfred Bingham, écrit que «la classe moyenne américaine est mûre pour le fascisme». Celle où un général à la retraite, Smedley Butler, affirme en 1934 devant le Congrès que des hommes d'affaire ont songé à créer une organisation fasciste pour déloger Roosevelt par un coup d'État. Celle où un prêcheur catholique, le père Coughlin, séduit trente millions d'Américains avec ses sermons radiodiffusés où il vante Hitler et Mussolini et attaque violemment les Juifs. Celle où un journaliste, William Dudley Pelley, fonde les «Chemises d'argent», une organisation paramilitaire inspirée de la SA nazie et des chemises noires de Mussolini.

Dans It Can't Happen Here, Windrip promet lui à la fois d'écarter les Noirs de la vie publique et de dépouiller les riches de leurs revenus pour assurer un revenu décent à tous. Un religieux connu pour ses tirades radiophoniques, le père Prang, dirige une organisation de chômeurs riche de vingt-sept millions de membres, les «Hommes oubliés», qui sert de rampe de lancement au candidat. Ce dernier bénéficie aussi de l'appui d'une milice, les Minutemen, qui n'hésite pas à faire fusiller des opposants après des parodies de procès. Cela nous emmène en apparence loin de Trump? Pas faux, mais celui-ci fait aussi des promesses économiques inconsidérées, tire profit du soutien de figures de la droite religieuse, fonde une partie de son discours sur le nativisme et la xénophobie et affiche son goût pour les entourages musclés. Au début du roman de Lewis, se plaignant de la mollesse de la démocratie américaine, un bourgeois de la Nouvelle-Angleterre lance: «Il nous faut un homme à poigne, seulement ici, c'est impossible!». Le genre de phrase qui ne détonnerait pas dans la bouche d'un supporter de Trump.

«Cri de ralliement»

En août 1935, Huey Long défie «FDR» en annonçant sa candidature à la Maison-Blanche, avant d'être abattu un mois plus tard, devant le Capitole de Louisiane à Baton Rouge, par le gendre d'un de ses ennemis politiques. Après son assassinat, le sombre scénario de It Can't Happen Here ne se réalisera pas: à la présidentielle de novembre 1936, Roosevelt remporte une des plus éclatantes victoires de l'histoire politique américaine (61% des voix, 46 États sur 48), consolidant définitivement son pouvoir.

«Le titre du roman, observe Richard Lingeman, était destiné à constituer un cri de ralliement pour les progressistes ramollis, comme le journaliste provincial Doremus Jessup dans le livre, qui doivent se réveiller face à la menace fasciste en Amérique.» Jessup, le héros du livre, incarne les intellectuels qui se réveillent trop tard face au péril autoritaire, de même qu'une partie des observateurs n'ont pris conscience des chances de victoire de Trump qu'une fois celui-ci investi par les Républicains. Il a pour némésis son ancien employé de maison, Shad LeDue, qui se juge humilié par son patron et devient vite un cadre du nouveau régime, ce qui lui permet de se venger des élites mais aussi des plus faibles que lui –une assez bonne définition du trumpisme. Et les femmes, dans tout ça? Dans la postface de la dernière édition américaine du roman, l'universitaire Gary Scharnhorst note que, de manière significative, les principaux personnages féminins du livre sont tous engagés dans la résistance à Buzz Windrip. En 2016, pour les opposants à Trump, il appartiendra aussi à une femme de faire que son élection soit «impossible ici».

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