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Quand le meilleur tennisman du monde était homosexuel

Sept fois consacré aux Internationaux des Etats-Unis et vainqueur de dix titres majeurs entre 1920 et 1930, Bill Tilden est passé de la gloire à la déchéance jusqu’à sa mort, misérable, en 1953. Longtemps oublié en raison de ses mœurs, «Big Bill» a fini par être un peu réhabilité avec le temps, sans jamais être reconnu comme il l’aurait dû par le tennis et le sport américains.

Photo non datée de Bill Tilden. AFP.
Photo non datée de Bill Tilden. AFP.

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C’était il y a vingt-et-un ans et le Germantown Cricket Club exposait alors au soleil ardent de Philadelphie ses splendides courts en gazon luisant devant son majestueux club-house. Quelque part dans ce vaste espace vert, le sport français avait laissé la trace, invisible, de l’un des plus hauts faits d’arme de son histoire lorsque Henri Cochet avait concrétisé la balle de match contre Bill Johnston qui avait permis à la France de remporter sa toute première Coupe Davis en 1927 lors du cinquième match décisif contre les Etats-Unis –événement considérable qui allait entraîner dans la foulée la construction du stade de Roland-Garros.

Au cœur de ce pèlerinage, j’avais tenté de retrouver aussi l’empreinte laissée par l’un des anciens membres du huppé Germantown Cricket Club, personnage grâce à qui les Etats-Unis avaient régné sur le tennis mondial dans les années vingt avec notamment sept succès consécutifs en Coupe Davis. Mais nulle présence «matérielle» de Bill Tilden, pourtant né à Germantown, quartier de Philadelphie, et dont la photo ne figurait pas sur le moindre mur, dont aucun tournoi ne portait le nom alors que le prestige international de ce club lui était dû.

Philadelphie l’avait complètement oublié et ne voulait pratiquement plus en entendre parler malgré la ténacité d’Ed et de Marilyn Fernberger, longtemps directeurs de l’US Pro Indoor de Philadelphie, l’un des plus importants tournois masculins en salle des années 1970 et 1980, qui cherchaient à lui redonner sa place dans la mémoire de la cité de Pennsylvanie et du sport américain. En vain.

En 2016, le Germantown Cricket Club n’a toujours pas voulu rendre un hommage officiel à Bill Tilden. Un vote du club en a décidé ainsi à la fin de l’hiver même si la photo de Tilden a fini par être enfin accrochée dans un couloir et si un «Tilden Dinner Buffet Package» est désormais proposé aux clients du restaurant.

William Tatem Tilden, né en 1893, n’aurait pourtant jamais dû être repoussé dans la pénombre de l’histoire. En 1950, l’agence Associated Press l’avait tout simplement désigné «joueur du demi-siècle». Il était clair alors qu’il était estimé comme étant le plus grand champion de tennis ayant vécu en dépit du Grand Chelem réalisé par son compatriote Donald Budge en 1938. «Big Bill», comme il était surnommé en raison de très grande taille pour l’époque (1,88m), avait été, il est vrai, un immense tennisman multidimensionnel, vainqueur sept fois des Internationaux des Etats-Unis et à trois reprises de Wimbledon (il a été le premier Américain à s’imposer au All England Club et n’a pas joué à Wimbledon de 1922 à 1926 pour se consacrer à la défense de la Coupe Davis à une époque où il était imbattable). Alors qu’il n’a jamais disputé les Internationaux d’Australie (le voyage nécessitait des semaines de voyage en bateau et l’épreuve n’avait pas la valeur d’aujourd’hui), il avait laissé échapper les Internationaux de France lors des finales de 1927 et de 1930, mais c’était parce que la compétition avait été ouverte aux étrangers à partir seulement de 1925. Et avaient alors surgi les célèbres Mousquetaires français pour l’empêcher de s’imposer sur la terre battue parisienne et pour se dresser en nouveaux rivaux, particulièrement Henri Cochet, le meilleur joueur français de tous les temps. 

«Il jouait pour lui-même, pour son pays et pour la postérité»

Ce dernier, dans son livre Tennis, du jeu mondain au sport athlétique, avait décrit Tilden de la manière suivante:

«Ses bras, qui étaient plus longs que la normale, semblaient exagérément éloignés de son corps en raison de la largeur et de la forme de ses épaules. Ces dernières, très carrées, étaient, selon une expression familière, en "portemanteau". Et cet ensemble, qui lui conférait une allure un peu simiesque, était surmonté d’une tête qui semblait petite compte tenu de sa grande taille, dont le visage était presque toujours souriant et dont les traits reflétaient une remarquable intelligence.»

Cochet, toujours:

«D’abord, il avait la majesté. Quand il entrait sur un court, c’était un grand seigneur qui y entrait. Quand il en sortait vainqueur, il avait rempli le rôle que le destin lui avait réservé et cela semblait naturel (même à lui). Quand, ce qui était très rare –cela ne lui arriva jamais dans une grande épreuve pendant six ans–, il en sortait battu, il était, pour ses admirateurs, le seigneur qui n’avait pas eu de chance. Mais il était toujours le seigneur. Son autorité morale était extraordinaire, principalement sur les jeunes, qui le considéraient comme un demi-dieu.»

Bill Tilden et Henri Cochet lors du premier tour de la Coupe Davis 1926. AFP.

Bill Tilden était le Roger Federer de ce temps-là, avec également un coup droit sensationnel et une préférence pour la construction des points depuis la ligne de fond de court en dépit d’un excellent jeu au filet. Dans la biographie qui fait autorité sur lui, Big Bill Tilden: The Triumphs and the Tragedy, le journaliste américain Frank Deford, l’une des grandes plumes de l’hebdomadaire Sports Illustrated, l’a résumé de la sorte: «Tilden jouait pour lui-même, pour son pays et pour la postérité, et dans tous ces domaines, il était invincible.» Et quand il était battu, il ne pouvait se déclarer que «surpris».

Tant de charisme et d’aura ne pouvait que déplaire à ceux qui en avaient autant, ou presque, comme les Français Suzanne Lenglen et Jean Borotra, qui ont clairement détesté Bill Tilden. Car Tilden était un personnage emblématique de son époque, dont les faits et gestes étaient épiés et nourrissaient les journaux parallèlement aux rubriques sportives. Il était l’ami de vedettes comme Charlie Chaplin, Douglas Fairbanks, Mary Pickford et Errol Flynn, était l’invité du Duc d’York à Buckingham Palace et était même convié à la Maison Blanche par le président Warren Harding. «Un champion doit à son public comme un acteur doit à son public», déclarait-il avec emphase.

Pendant longtemps, Tilden a refusé de quitter les rangs amateurs pour rejoindre ceux des professionnels, mais il a franchi le pas à l’orée des années 30, ne pouvant plus du coup participer à ces tournois qui ne s’appelaient pas encore ceux du Grand Chelem (la notion est apparue en 1938). De 1931 à 1937, il aurait ainsi engrangé la somme estimée de 500.000 dollars, montant colossal à l’époque de la Grande dépression, lors d’apparitions diverses à l’occasion du Tilden Tennis Tour.

Un personnage de Nabokov

Hélas, sa vie personnelle, qui avait déjà semé le doute quand il était amateur, a fini par le rattraper. Tilden était homosexuel, ce que tout le monde avait pressenti sans l’énoncer à l’heure du puritanisme ambiant, sachant que l’homosexualité était un délit à cette période et l’est d’ailleurs restée longtemps. Il aimait surtout la compagnie des jeunes hommes, des adolescents particulièrement.

«Hero with a tragic flaw» («Un héros avec un terrible défaut»), tel a été, en 1975, le titre du long article consacré par Deford à Tilden dans les pages de Sports Illustrated, qui accorda même la une à ce champion sulfureux, près de vingt-deux ans après sa mort en 1953. C’est à partir de ce travail qu’est né le livre de Deford, qui a refait le parcours de cet homme foisonnant issu d’une famille riche de Philadelphie et victime, à l’évidence, d’une mère dominatrice, pour ainsi dire castratrice.

S’il avait paru asexuel lors de sa carrière chez les amateurs –gêné d’apparaître nu, il évitait soigneusement tout passage dans les vestiaires–, Tilden a alors commencé à véritablement vivre sa sexualité au grand jour chez les professionnels, notamment lors d’une prise de conscience, semble-t-il, après avoir visité quelques cabarets en Allemagne dans les années 1930 et avoir compris qu’il était possible d’être soi-même. En plusieurs occasions, selon Deford, il a même revendiqué et défendu son homosexualité publiquement. Son existence a basculé au moment où sa carrière professionnelle commençait à perdre définitivement de son éclat et où il était parfois snobé par des clubs qui ne voulaient pas le recevoir lors de ses tournées parce qu’il était accompagné en permanence de jeunes hommes. En 1946, il a été arrêté à Beverly Hills, en Californie, en compagnie d’un adolescent de 14 ans retrouvé, apparemment, pantalon baissé dans sa voiture. Il a effectué sept mois de prison. En 1949, nouvelle incarcération pour des faits semblables avec un autre mineur. Dix mois derrière les barreaux. A l’heure du déshonneur public, il n’y avait plus personne pour lui venir en aide, sauf Charlie Chaplin.

Henri Cochet écrit, sans jamais évoquer la sexualité du champion:

«De très graves tourments, plus difficiles à supporter encore que la pauvreté, assombrirent la fin de sa vie. Par deux fois, il tenta de se suicider et c’est à Charlie Chaplin qu’il dut de ne pas quitter notre monde ingrat abandonné de tous.»

Loin de sa gloire passée, Bill Tilden est mort d’une crise cardiaque à 60 ans, le 5 juin 1953, dans un appartement de Los Angeles avec pour toute fortune 88 dollars. Piètre gestionnaire, il avait dilapidé tous ses biens en montant des pièces de théâtre dans lesquelles il avait pris l’habitude de jouer. Jusqu’au bout, son entourage, dont d’anciens jeunes protégés à qui il avait appris le tennis, l’a toujours défendu en jurant qu’il n’avait jamais forcé quiconque à avoir des relations sexuelles avec lui. Soixante-trois ans plus tard, il n’existe pas de court ou de trophée à son nom en raison des scandales liés à son image, même si l’US Open lui a rendu un bref hommage en 2003. Mais il figure dans le roman de Vladimir Nabokov, Lolita, sous la représentation du personnage vieillissant de Ned Litam (les lettres de Tilden sont inversées), qui donne des courts de tennis à la jeune fille sans cacher son homosexualité.

Contrairement aux femmes, aucun des meilleurs joueurs mondiaux n’a jamais fait depuis de «coming-out».

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