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Comment le fondateur de Vice est devenu un troll d'extrême droite

Pour Gavin McInnes, qui a co-fondé Vice en 1994, le contre-culture d'aujourd'hui, c'est soutenir Donald Trump et afficher sa fierté d'être un homme blanc.

Gavin McInnes lors d'une avant-première à New York, le 3 mars 2016  | Slaven Vlasic / AFP
Gavin McInnes lors d'une avant-première à New York, le 3 mars 2016 | Slaven Vlasic / AFP

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Trois jours après la fusillade d’Orlando, qui a fait quarante-neuf morts dans la boîte de nuit gay Pulse en juin dernier, le journaliste britannique d’extrême droite Milo Yannopoulos, faisait une conférence de presse en Floride pour expliquer au peuple américain les dangers de l’islam:

«Je sais ce qui arrive quand les gouvernements et les médias décident de céder à l’islam, de surprotéger l’islam», expliquait Yannoupolos, dont le discours suggérait que sa ville de Londres était devenu un peu comme l’Afghanistan.

A ses côtés se tenait Gavin McInnes, un des fondateurs du magazine Vice, qui a longtemps été décrit dans la presse américaine comme le «parrain des hipsters», et qui s'était déplacé en Floride pour dénoncer ce qu’il juge être la dangereuse «phobie de l’islamophobie» qui met, selon lui, en danger les États-Unis.

 «En tant qu’homme hétéro aux côtés d’un homo, je voulais juste dire, j’emmerde l’islam (Fuck you islam)», a-t-il crié avant d’embrasser longuement Yannopoulos sur la bouche, sous les applaudissements et les cris de la foule.

Gavin McInnes, qui est devenu célèbre dans les années 1990 comme commentateur mode dans les pages de Vice, est un habitué de ce genre de mise en scène. Aux débuts du magazine, qui a émergé dans les années 1990 comme le symbole d’une certaine contre-culture hipster, Gavin McInnes et ses collègues Shane Smith et Suroosh Alvi adoraient choquer la presse américaine.

«Au moins, ils sont blancs, bordel»

En 2002, un reporter leur avait posé une question sur l’arrivée des hipsters dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn et McInnes, déguisé en skinhead pour l’occasion, avait répondu:

«Au moins, ce ne sont pas des putains de nègres ou des portoricains. Au moins, ils sont blancs, bordel.»

Le scandale avait été total, et c’était le but recherché. Une journaliste du New York Times l'avait ensuite interviewé et avait déduit que ses idées étaient proches du «suprémacisme blanc». McInnes, qui avait été finaliste en 2009 du concours du hipster de la décennie organisé par le site Gawker, avait en effet déclaré au quotidien:

«Je ne veux pas que notre culture soit diluée. Nous devons fermer les frontières  maintenant et faire en sorte que tout le monde s’assimile à un mode de vie occidental, blanc et anglophone.»

Il avait ensuite insisté que ses propos avaient été sortis de leur contexte et que son but était juste de troller le New York Times. Pendant longtemps, ses collègues et les lecteurs de Vice lui ont donné le bénéfice du doute. Peut être que ses propos étaient ironiques, juste une façon de provoquer, juste un côté anar rebelle poussé à l’extrême?

Par exemple, pour sa fête d’enterrement de vie de garçon en 2005, McInnes raconte (dans son livre The Death of Cool) qu’une dizaine de ses amis se sont déguisés en membres du Ku Klux Klan et ont brûlé une grande croix… pour déconner.

Soutien de Donald Trump

Mais, en 2016, l'ancien de Vice a l’air sérieusement dévoué à la cause du «sauvetage» de l’homme blanc et de l’Occident. Il soutient officiellement Donald Trump, écrit dans la presse d’extrême droite, et a un magazine en ligne (streetcarnage.com, avec des photos de femmes en bikini et casquette Trump) et une émission sur internet (le «Gavin McInnes Show») dans lesquels il tient des propos qui tomberaient sous le coup de la loi en France.

Dans Taki magazine, son interview du chanteur des Eagles of Death Metal était devenue célèbre en France après les attentats du 13 novembre: Jesse Hughes y avait en effet déclaré qu’il avait vu des musulmans célébrer les attaques dans la rue et que les terroristes avaient probablement été aidés par les agents de sécurité musulmans du Bataclan. Rock en Seine et le Festival Cabaret Vert avaient annulé les concerts du groupe après ça.

Gavin McInnes avait ouvert l’entretien par ce commentaire: «il est indéniable que la peur d’être considéré comme islamophobe et la peur des armes ont causé de nombreuses morts cette nuit-là», une remarque proche du discours de Trump, qui répète après chaque attaque terroriste que c’est le «politiquement correct», soit la peur de discriminer les musulmans, qui met les Américains en danger. 

Pour McInnes, être pro-Trump, anti-immigration et anti-islam est la nouvelle contre-culture, la nouvelle rébellion après les années punk et drogue. Son état d’esprit représente bien ce qu’on appelle maintenant «l’alt-right», la droite alternative, une mouvance hétéroclite pro-Trump qui milite pour la défense de l’homme blanc contre le féminisme et le multiculturalisme, et dont un des modes d’opération principal est la diffusion de messages racistes, sexistes et antisémites sur internet.

Comme de nombreux fans de Trump, un des grands dadas de McInnes est de se moquer des médias dits traditionnels et, lorsque je l’ai contacté pour une interview, il a répondu qu’il était disponible, sans donner d’autres détails. Peu de temps après, j’ai reçu plusieurs coups de fils et SMS pro-Trump et anti-Hillary Clinton. McInnes avait visiblement partagé mon numéro de téléphone avec son groupe de «proud boys», le club pro-mecs et pro-blancs qu’il a fondé récemment. Dans mon cas, les attaques sont demeurées assez bénignes: un message «vive Trump» sur mon répondeur, ou encore des SMS avec «Fuck You» et une photo d’Hillary Clinton nue et tatouée. Mais, depuis le début de la campagne de Trump, le harcèlement de journalistes par ce genre de trolls a pris des proportions extraordinaires, et plusieurs reporters ont dû porter plainte à la police après avoir reçu des menaces de mort.

Se moquer de la société américaine

Quand ils sont interrogés par la presse, ces jeunes hommes, en général anonymes, proclament souvent qu'ils ne sont pas entièrement sérieux et qu’ils veulent juste se moquer de la société américaine en diffusant des messages choquants. Même si la mouvance rassemble des néo-nazis purs et durs et des internautes racistes moins sérieux, ils ont une idéologie cohérente qui a été boostée par la campagne de Trump: l’homme blanc est une minorité en danger et le féminisme, l’antiracisme et le politiquement correct ont pourri les États-Unis.

C’est exactement cette façon de penser qu’a embrassée McInnes, qui est parfois invité chez Fox News, où il a un sketch récurrent dans lequel il vient déguisé en «gauchiste» (avec foulard palestinien et casquette mao) et où il vient se moquer du féminisme et de l’antiracisme en les caricaturant (sous le nom de Miles McInnes). 

Il apparaît aussi dans l’émission InfoWars d’Alex Jones, un présentateur qui pense, entre autres, que la fusillade de Sandy Hook est une mise en scène du gouvernement américain pour limiter le port des armes. Dans cette émission, McInnes expliquait récemment que les femmes et les minorités ethniques sont gouvernés par leurs émotions et donc susceptibles d’être manipulées par la propagande de gauche, alors que seuls les papas blancs votent de manière raisonnable (donc pour Trump).

Parfois ses déclarations sont tellement énormes qu’elles en sont presque comiques, comme s’il surjouait son rôle de «connard» raciste et sexiste. Il évoquait par exemple dans cette même émission que, quand il marche dans le quartier de Williamsburg à Brooklyn avec sa casquette Trump, il voit dans le regard des jeunes hipsters comme un désir de se soumettre à Trump (qu’il appelle «daddy», papa):

«Au fond, ils veulent juste être dominés par Trump» explique McInnes car, selon lui, en tant que jeunes de gauche, ils ont remis en question les traditions mais n'ont rien trouvé pour les remplacer.

Du second degré, vraiment?

Il ne voit aucune contradiction entre son ancienne image de rebelle hipster provocateur et son militantisme actuel. Souvent, il tente d’associer les deux facettes, entre provoc' à la Vice et extrême droite. Pour célébrer le discours de convention de Trump, qui décrivait une Amérique mise en danger par des hordes de sans-papier violents, il a posté une vidéo de lui en train de courir tout nu sur une plage.

Dans une certaine mesure, son attitude choquante était déjà remarquable aux débuts de Vice, lorsque les journalistes de la publication s’autorisaient l’utilisation de mots comme «mongol», «poufiasse» ou «pédé», mais aussi, en anglais, «spic», un terme jugé raciste pour dire latino. Dans les pages mode «Do's and Don’ts», où Gavin McInnes commentait des photos de gens vus dans la rue, les bars et les concerts, il lui est arrivé d’écrire qu’un bébé avec un jogging violet était «une grosse poufiasse» et que des Afro-Américains qui riaient ressemblaient à une caricature raciste faite par le Ku Klux Klan.

Tout cela passait plutôt bien au second degré, mais au moment où McInnes a quitté Vice en 2008, Shane Smith, actuellement le directeur du média, avait déclaré à Wired :

«Gavin aimait provoquer, et il est devenu célèbre pour sa manière de parler des questions raciales. Ce n’est pas notre truc, ça n’a jamais été notre truc, et ce n’est pas la direction que nous voulons prendre.»

Après Vice, McInnes a beau s’habiller comme un quarantenaire hipster et avoir joué dans un groupe de punk rock, il tient un discours ouvertement d’extrême-droite, énoncé avec beaucoup moins de précaution que ne le feraient Marine Le Pen ou Eric Zemmour.

Cool et rétrograde

Son groupe de «proud boys», les fiers garçons qui m’ont envoyé des messages pro-Trump, a plusieurs slogans, dont «vénérer la femme au foyer» et «l’Occident est supérieur» («West is best»), mais aussi, «no wanks», pas de branlette. Les membres du groupe (quelques milliers, selon Gavin) doivent adhérer à une stricte politique anti-masturbation (juste une fois par mois s’ils sont célibataires). L’idée est d’exalter la masculinité naturelle des hommes (qui est brimée par la société) et sortir à la chasse aux femmes plutôt que se masturber à la maison.

Une journaliste de New York Magazine racontait qu’un groupe de «proud boys» s’était récemment retrouvés pour un meeting dans un bar de Greenpoint, un quartier branché de Brooklyn juste à côté de Williamsburg. Une des missions de McInnes est en effet de montrer qu’on peut être cool et avoir des idées rétrogrades. 

Lorsqu’il était journaliste chez Vice, il etait plus facile pour lui de choquer le monde en sortant des phrases racistes, sexistes et homophobes. Maintenant, il évolue dans un microcosme à la droite de Fox News, dans des publications où sont publiés des papiers intitulés «j'emmerde tous les musulmans», mais où son audience est beaucoup plus limitée.

Sa réaction à l'antiracisme et au féminisme de la gauche américaine a été de virer vers la xénophobie et le sexisme assumés et à en rajouter des tonnes pour bien définir son identité médiatique. C'est le «franc-parler» de Trump sur ces sujets qui l'attire, comme des millions d'autres hommes américains qui trouvent dans son discours un écho de leurs frustrations.

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