Parents & enfants

Un nouveau point commun rassemble les écoliers: la menace terroriste

La rentrée, habituellement un rituel charmant, se transforme cette année en épisode anxiogène, après une dernière année scolaire marquée par deux attaques terroristes d'ampleur.

Détail de l'infographie des mesures de sécurité à l'entrée des établissements réalisée par le ministère de l'Éducation nationale.
Détail de l'infographie des mesures de sécurité à l'entrée des établissements réalisée par le ministère de l'Éducation nationale.

Temps de lecture: 8 minutes

On ne devrait pas bouder le charme des marronniers. Ceux des cours d’école, par exemple, et du jour de la rentrée. Pourtant, qu’y a-t-il à raconter de positif en cette rentrée 2016? Une nouvelle réforme, en l’occurrence celle du collège? Sujet épineux: beaucoup d’enseignants sont contre, en particulier ceux du SNES, le syndicat majoritaire du secondaire, qui a des revendications à faire entendre et réclame une revalorisation des salaires et une amélioration des conditions de travail; d’autres sont inquiets et il va y avoir pas mal de plâtres à essuyer. Une grève est déjà programmée. Et plus prosaïquement, parmi les millions d’individus concernés, professeurs comme élèves, un grand nombre aurait volontiers prolongé ces longues vacances d’été...

Quand on s’attache à parler d’éducation toute l’année, comme c’est mon cas, la rentrée demeure une exception: c’est le seul jour où tout le monde fait la même chose. Même si le bac devient une expérience beaucoup plus largement partagée que pour les générations précédentes, et que presque tout le monde passe le brevet, LA rentrée demeure LE jour de l’école: près de 12,4 millions d'élèves, plus de 800.000 professeurs… à l’école privée, à l’école publique, dans les centres-villes, dans les quartiers populaires ou bourgeois des banlieues et des campagnes. Pour tout le monde, au même moment.

Rêver un destin commun dans un système inégalitaire

Une journée qui permet d’imaginer un destin commun pour tous les enfants de France alors que l’école est non seulement inégalitaire, mais qu’elle l’est de plus en plus. Elle l'est également du fait des moyens dont elle dispose, comme le montre, exemple parmi d’autres, les différences de budget entre écoles primaires, pour lesquelles les écarts entre élève iraient d'un à dix! Il faut se rendre dans les écoles, collèges et lycées de France pour le constater, ou lire des témoignages d’enseignants de zones d’éducations prioritaires comme celui de Véronique Decker (Trop classe ! Enseigner dans le 9-3), pour mesurer combien l’école peut manquer de moyens. En cette rentrée, il y aura même des professeurs qui manqueront, des problèmes d’organisation et des galères… Mais une ministre qui pourra sûrement dire, comme en 2014 et 2015, que la rentrée s’est quand même globalement bien déroulée. Ça fait partie du pack «marronnier de la rentrée».

Et puis, c’est rare, la rentrée est à la fois une expérience commune pour ceux qui la vivent et une expérience partagée par ceux qui l’ont vécue: par la masse de gens qu’elle concerne ou qu’elle intéresse, elle approche du fait social total. Avec chaque année des reportages qui se ressemblent à la radio, à la télévision… vous savez, celui où un petit de trois ans pleure parce que c’est son tout premier jour à l’école. La rentrée aurait pu faire partie des lieux de mémoire de la France, au sens où les historiens ont décrit des lieux, mais aussi des objets comme l’encyclopédie Larousse, chargés de sens pour chacun de nous et pour la société dans son ensemble... Et parce que la rentrée s’attache à des expériences de l’enfance et la jeunesse (la nôtre, celle de nos enfants), s’y mêlent émotions et affects qui font que l’école ne sera jamais un sujet comme les autres.

Une école dont les politiciens convoquent sans cesse l’importance et l’histoire tant nos représentations, en France particulièrement, la lient à la construction de la société et même à une forme de cohésion nationale. Une école gratuite et une instruction obligatoire qui ont représenté une telle avancée sociale que les références à Jules Ferry sont encore très présentes dans les discours politiques actuels, et que François Hollande avait choisi de commencer son mandat par un discours prononcé devant la statue du grand homme.

Depuis 1882, cette école a évidemment beaucoup changé tout en gardant ses marronniers dans les cours et, malgré les nombreuses réformes, semble, année après année, étrangement ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Continuité dans le temps et continuité dans la société, expérience collective et personnelle qui relève de sentiments très profonds et marquants, liés au temps de l’enfance: se voir grandir, passer d’une classe à l’autre, faire le grand pas d’une école à l’autre, entrer dans la cours des grands au sens propre, connaître l’excitation et la peur du jour de la rentrée, sentiments parfois partagés par les parents… et puis des dizaines de situations très concrètes et parfois drôles que tout le monde va vivre.

Les écoliers ont quelque chose de commun: ils sont en danger parce qu'ils vont à l'école

Voilà pourquoi la rentrée est précieuse. Au delà d’être un marronnier journalistique, elle maintient l’idée fragile qu’il existe du commun entre les gens de ce pays. Dans le climat pourri qui règne en France, elle devrait être une des meilleures nouvelles de l’année! Mais cette année, elle est assombrie par la menace terroriste. Et les écoliers ont quelque chose de nouveau en commun: ils sont en danger parce qu’ils vont à l’école.

D’après les publications de propagande de l’Etat islamique, l’école est une cible. La première évocation en ce sens date de novembre dernier et, dans le courant du mois d’août, a paru une note où l’EI évoque des fonctionnaires de l’Éducation nationale et les grandes écoles. Des cibles parmi d’autres mais cette menace devient encore plus inquiétante, glaçante, quand elle touche nos enfants. Des écoles ont déjà été visées, des écoliers tués. Au Pakistan, et cela a fait des centaines de morts, en Afghanistan, au Nigeria avec l’enlèvement de lycéennes par Boko Haram, et en France en mars 2012, avec l'attentat commis par Mohammed Merah contre l'école juive Ozar-Hatorah.

Personne ne peut dire où les terroristes vont frapper et on peut imaginer que, si la propagande de l’EI indique que l’école est clairement menacée en France, il s’agit aussi d'une logique de saturation des cibles (lieux publics, transports…) visant à épuiser les services de renseignement. Mais l'Etat ne peut se permettre d'ignorer aucune de ces cibles pour lesquelles la protection a, à chaque fois, été renforcée. D’où les mesures de sécurisation décidées cet été et le discours volontariste de Najat Vallaud-Belkacem, le 24 août, lors d’une conférence de presse sur la sécurité des établissements scolaires:

«La menace est élevée; le danger bien réel; y faire face est, pour l’ensemble de notre pays, pour l’ensemble de nos institutions, un devoir et une exigence. Il ne s’agit ni de céder à la panique ni de tomber dans la paranoïa, mais de nous montrer à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres. Des familles confient leurs enfants, ce qu’elles ont de plus précieux, à l’école de la République. Il est essentiel qu’elles sachent, en retour, que nous mettons absolument tout en œuvre pour assurer leur sécurité.»

La ministre a aussi tenu à rappeler, ce mercredi 31 août, que les universités bénéficiaient également d’un plan de sécurisation:

Le porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll, a lui rappelé que le gouvernement avait décidé la mobilisation de patrouilles mobiles ainsi que de 3.000 réservistes de la gendarmerie nationale pour le jour de la rentrée des classes. Et maintenant, les écoles vont s’organiser et les enseignants vont devoir faire des exercices de sécurité…


Quand j'ai vu le détail des mesures prévues dans les écoles, ma première réaction fut celle-là:

«À nous de faire tampon pour ne pas dramatiser ce moment»

J’ai ensuite interrogé des enseignantes d’école primaire avant leur prérentrée. Pour Anna, qui prépare sa rentrée en grande section de maternelle dans une école d’un quartier populaire de Gironde, «oui, ça va changer des choses». Si cette enseignante est habituée aux exercices de sécurité (l’alerte incendie, l’exercice de confinement font déjà l’objet d’exercices spécifiques...), elle note aussi qu’il y a toujours quelques enfants par classe qu’il faut particulièrement rassurer –«Non, il n’y a pas vraiment d’incendie, cesse de pleurer, c’est un exercice…» Elle s’inquiète aussi un peu des explications qu’elle va devoir leur donner, ainsi qu'aux parents: il va falloir trouver les mots justes. Pas facile.

Marcia* enseigne dans une ville balnéaire de la même académie, en classe élémentaire, et a déjà assimilé la circulaire du 29 juillet:

«On a trois exercices PPMS [Plan particulier de mise en sûreté face aux risques majeurs] à faire, dont un avant la Toussaint, du directeur, sur le thème "attentat intrusion". On va le faire, on sait ce qu’il faut faire. On a un guide des bons réflexes. C’est utile. Pour le moment, tout n’est pas toujours clair quand on demande aux instits un contrôle visuel des sacs avec consentement de leur propriétaire pour les adultes, un contrôle visuel des sacs des élèves…»

Contrôle visuel car, comme au centre commercial, jusqu’à nouvel ordre, seul un officier de police judiciaire est autorisé à effectuer une fouille. Les notes envoyées aux enseignants et directeurs indiquent aussi qu’il sera possible d’assouplir les horaires d’entrée et sortie pour mieux contrôler les flux d’élèves. Autre exemple de mesure de prévention mise en place dans l’académie de Bordeaux: un nouveau service pour pouvoir contacter tous les enseignants d’un seul mouvement par SMS.

Assise sur un bureau, dans sa jolie classe bien rangée, Marcia* s’estime prête:

«J’avais déjà fait cet exercice, avec une situation de confinement avec des jeux et un accès aux toilettes, et puis entre collègues: qui doit envoyer un SMS, qui s’occupe de la pharmacie… où sont les lampes, l’eau, un peu de nourriture.»

Mais prêts, les enfants le seront-il jamais?

«C’est à nous de savoir leur parler. Je suis consciente que, concernant les bons réflexes, c’est un peu compliqué de tout retenir pour les enfants, mais en cas de problème, nous, nous serons préparés et ils suivront les consignes. À nous de faire le tampon pour ne pas dramatiser ce moment. De toute façon, on sait que si nous avions à affronter un vrai problème, on saura prendre les choses en main à ce moment.»

Marcia avoue que, lors d’un précédent exercice alerte attentat, elle est restée floue sur les raisons de celui-ci et ne pas s'être étendue sur le risque. Là, il en aura été question à la prérentrée et c’est un sujet qu’il est convenu d’aborder à la rentrée des parents. Difficile donc de ne pas parler clairement de terrorisme. De quoi faire monter l’anxiété? C’est ce que pense Marie-Rose Moro, psychiatre, psychanalyste et directrice de la Maison des adolescents de Cochin - Maison de Solenn à Paris:

«On risque d’enlever le côté joyeux qui est toujours associé à la rentrée et ce n’est pas forcément pertinent d’angoisser les enfants des écoles maternelles et élémentaires. Ma position c’est que… je suis réservée! Bien entendu, la mobilisation permettra d’être mieux protégés. Je suis persuadée que pour les personnels adultes, il est nécessaire et essentiel d’être préparé, et d’être préparé précisément à ce risque –d’être formé aux premiers secours, par exemple, et que cela doit être fait et bien fait, car c’est une forme de sécurité que de savoir comment réagir.

 

Pour les adolescents, un moment de réflexion et d’action collective peut être utile. Pour les petits, le risque est d’augmenter leur inquiétude et le sentiment général d’insécurité. Et c’est peut-être plus important que le bénéfice d’une préparation à ce risque.

 

J’ai également l’impression que les adultes projettent leurs angoisses et qu’avec cette prévention anxiogène, on pourrait briser l’insouciance, la légèreté, le plaisir de revenir en classe et l’idée que l’école est quand même un lieu protégé de l’extérieur, une idée très importante pour les tout-petits. Et je précise que je dis tout cela forte de ce qu’on sait aujourd’hui scientifiquement du fonctionnement de la psychologie des petits enfants.

 

C’est pourquoi j’ai le sentiment que nos ministres se sont précipités sans se demander suffisamment ce que ça allait faire aux enfants. Le risque aujourd’hui, c’est également de rentrer dans une sorte de crescendo de la peur et que ce soit l’école qui transmette aux enfants l’idée qu’on vit dans un monde qui ne laisse plus de place à l’insouciance et à la légèreté.»

Alors oui, comme chaque année, la rentrée restera à la fois une expérience individuelle et un grand moment collectif, mais en ce mois de septembre 2016, les enfants auront aussi en partage une forme inédite d'inquiétude. Et les éducateurs la lourde tâche de leur expliquer que nous sommes tous menacés.

* — Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressée. Retourner à l'article

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