Monde

Une histoire alternative pour la Chine

Que se serait-il passé si le progressiste et ouvert Zhao Ziyang avait gardé le pouvoir?

 Zhao Ziyang  en 1980 I AFP
Zhao Ziyang en 1980 I AFP

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Fin juillet, les presses de l’université chinoise de HongKong ont publié un trésor de documents jusque-là inédits sur Zhao Ziyang, le réformateur audacieux qui avait été Premier ministre de la Chine (1980-1987) et secrétaire général du Parti communiste (1987-1989). Contenant presque 500 documents sortis clandestinement de Chine, Les Œuvres Compilées de Zhao Ziyang. 1980-1989 (en chinois) montrent comment Zhao a mené une décennie de réformes de transformation économique et tracé les traits de plans de réforme politique.

Elles s’arrêtent peu avant qu’il ne soit écarté du pouvoir et placé en assignation à résidence après s’être opposé à l’usage de la force contre les étudiants manifestant au printemps 1989. Le Parti communiste chinois au pouvoir a ensuite passé sous silence sa contribution. Lorsqu’il est décédé en 2005, sa courte nécrologie officielle parlait de lui comme d’un simple «camarade» sans mentionner le fait qu’il avait contribué à diriger le pays pendant près de dix ans. Ces quatre volumes qui se sont vendus très vite ont renouvelé l’intérêt pour la période avec Zhao au pouvoir et offrent une opportunité d’imaginer ce qu’il aurait pu advenir s’il n’avait pas été victime d’une purge en 1989. Comment devrions-nous évaluer son héritage et à quoi la Chine pourrait-elle ressembler aujourd’hui dirigée par une administration Zhao ou sous un dirigeant qui gouvernerait comme le faisait Zhao?

1.D'après Julian GewirtzAuteur spécialiste de la Chine

Zhao Ziyang était un vrai réformateur travaillant de l’intérieur-même du système. La publication des Œuvres Compilées de Zhao Ziyang en quatre volumes va contribuer à lui donner sa place légitime au centre de l’histoire de la période de réforme de la Chine malgré les tentatives systématiques du Parti communiste de dissimuler son héritage. On a toujours su qu’il était un réformateur mais maintenant, grâce à des détails nouveaux et abondants, on peut observer la façon dont ce leader fonctionnait en relevant le rideau qui soustrait ordinairement les rouages du parti à la vue de ceux qui n’en sont pas.

On profite de nouvelles observations en le voyant en action comme jamais avant, assaillant ses conseillers de questions précises sur leurs recommandations, ferraillant avec les leaders conservateurs, étendant ses initiatives depuis les réformes économiques jusqu’aux réformes politiques et charmant les visiteurs étrangers, à l’image de l’économiste Milton Friedman qui fit l’éloge de Zhao lors de leur rencontre de 1988 pour son «tempérament de professeur».

Bien que Zhao était une silhouette bien reconnaissable, avec ses costumes occidentaux, ses cheveux balayés en arrière et ses lunettes à grands carreaux, il donnait priorité au fond plutôt qu’à la forme. Il était inlassablement curieux et bien plus ouvert d’esprit que ce qu’on attendrait d’un leader sorti des rangs du parti.

«Ma première idée de la façon de procéder pour réformer était superficielle et vague, reconnaît-il dans ses mémoires publiés de façon posthume. Je n’avais en tête aucun modèle préconçu et aucune idée systématique.» Cette attitude l’a conduit à donner du pouvoir aux responsables politiques et experts réformistes, leur demandant de lui apporter les meilleures idées qu’ils puissent trouver et les protégeant lorsqu’ils étaient inquiétés. Lors d’un discussion politique en 1986, Zhao réprimanda même un idéologue important: «Vous devriez être prudent lorsque vous critiquez la libéralisation de la théorie économique.»

Son ouverture d’esprit progressiste et son attachement obstiné au développement des réformes même face à des difficultés extraordinaires sont des qualités qui présentent un contraste frappant avec le pouvoir chinois actuel

Bien sûr, on ne peut pas savoir avec certitude ce que serait la Chine aujourd’hui sous une administration dirigée par Zhao, mais son ouverture d’esprit progressiste et son attachement obstiné au développement des réformes même face à des difficultés extraordinaires sont des qualités qui présentent un contraste frappant avec le pouvoir chinois actuel. Plutôt que de blâmer «des forces étrangères hostiles» pour une chute des cours de la bourse, Zhao aurait certainement essayé de comprendre comment résoudre le problème en s’entourant d’experts chinois et venus du monde entier, comme je le décris dans mon livre Unlikely Partners: Chinese Reformers, Western Economists, and the Making of Global China.

Plutôt que de bâillonner des publications comme Yanhuang Chunqiu, il les aurait certainement lues attentivement comme il le faisait avec le World Economic Herald. La Chine sous une administration Zhao ne serait pas nécessairement (ou immédiatement) devenue une démocratie et Zhao a continué, du moins jusqu’à 1989, à maintenir le système autocratique au sein duquel il était arrivé au pouvoir. Mais s’il avait été capable d’apporter à la réforme politique le même esprit d’ouverture et de rigueur qu’il avait apporté à la réforme économique, il n’est pas difficile d’imaginer que la société chinoise serait bien plus pluraliste, démocratique, légaliste, juste et ouverte au monde extérieur.

Zhao était un réformateur de la trempe de ceux qui semblent manifestement absents des sommets du pouvoir chinois aujourd’hui. Il ne sera sûrement pas réhabilité avant bien des années, si tant est qu’il le soit un jour, mais la Chine tirerait un grand profit des leçons que les dirigeants actuels pourraient trouver dans la méthode de Zhao, maintenant qu’ils font face aux immenses défis d’aujourd’hui.

 

2.D'après David ShambaughProfesseur de sciences Politique et d’affaires internationales

Il est difficile de dire avec quelque certitude que ce soit comment la Chine aurait évolué si Zhao Ziyang n’avait pas été renversé en 1989. La cause apparente de sa purge était son refus de cautionner la loi martiale et autoriser l’usage de la force pour supprimer les manifestations de la place Tiananmen (et par la même «divisant le parti»), mais même avant la réunion fatale du Politburo et sa dernière apparence publique sur la place, à la première heure du matin du 19 mai 1989, Zhao se trouvait bloqué par un lutte factionnelle intense avec Li Peng, Yang Shangkun et les aînés ultraconservateurs Wang Zhen et Deng Liqun. La main de Zhao sur le pouvoir suprême n’avait jamais été ferme après avoir assumé la succession en tant que secrétaire général du parti communiste d’Hu Yaobang, déposé en 1987. 

Le leader ultime Deng Xiaoping lui-même se montra peu assuré dans son soutien à Zhao et ses propositions de réforme durant et après le treizième congrès du parti tenu cette année-là. Sans le soutien clair de Deng en coulisses et en public, la vulnérabilité politique de Zhao fut mise à nu. Pendant cette période de deux ans (1987-1989), les conservateurs sentirent le goût du sang et firent tout ce qu’ils purent pour bloquer les réformes de Zhao et saper ses positions.

Dans ce contexte, Zhao aurait bien pu ne pas survivre politiquement même si les événements de Tiananmen n’étaient pas arrivés. Zhao et les conservateurs étaient alors en désaccord sur la nature des réformes économiques (souvenez-vous de la surchauffe de l’économie en 1988), et encore plus en matière de réforme politique. Au mieux, Zhao aurait été bloqué dans des luttes intestines intenses, ce qui aurait sûrement compromis sa capacité à mettre en place son audacieuse série de réformes économiques et politiques.

Comme le note justement Julian Gewirtz dans son commentaire, l’ensemble complet des quatre volumes de discours et documents de Zhao publié par les presses de l’université chinoise de HongKong précisent très en détail là où Zhao voulait emmener la Chine (particulièrement si on les lit conjointement avec Prisoner of the State: The Secret Journal of Premier Zhao Ziyang et les Tiananmen Papers). La vision de Zhao pour la Chine était par essence réformatrice simultanément sur le plan économique et sur le plan politique.

Il rejetait explicitement l’idée selon laquelle la réforme économique devait précéder la réforme politique

Il rejetait explicitement l’idée selon laquelle la réforme économique devait précéder la réforme politique ou que la réforme politique n’était pas nécessaire. À cet égard, il partageait la vision de Mikhaïl Gorbatchev, ce qui fut évident lors de leur rencontre du 16 mai 1989 au grand palais du peuple.

Si Zhao était resté au pouvoir et avait été capable de poursuivre cette stratégie de double réforme, lui et la Chine auraient-ils connu le même destin que Gorbatchev et l’Union soviétique, ou cette stratégique aurait-elle marché en Chine là où elle avait échoué en URSS? Les raisons principales pour de telles conjectures tiennent à ce que l’économie de la Chine était bien plus réformée et intégrée à l’économique mondiale que l’Union soviétique (et donc dotée d’une assise bien plus solide) et au fait que le modèle de réforme politique de Zhao pour la Chine était celui d’un «néo-autoritarisme» façon Singapour associé à un fédéralisme de facto (une invention du conseiller de Zhao Yan Jiaqi) qui aurait donné un pouvoir fiscal aux provinces au lieu de maintenir le gouvernement central dans une position d’organe de contrôle et percepteur de rente.

Le modèle politique de Zhao aurait aussi sûrement permis le développement plus ouvert de la société civile et des médias, toléré une force de dissidence, affranchi les huit prétendus «partis démocratiques» et donné plus de pouvoir au congrès populaire national et aux congrès populaires provinciaux, établi une administration professionnelle sur le modèle de celle de HongKong (Zhao étudiait cela attentivement et avait initié cette réforme au moment où il a été renversé), séparé le parti du gouvernement (dang-zheng fenkai), rendu l’armée responsable devant l’État et la Constitution plutôt que de la laisser rester un outil au service du parti communiste, contrôlé plus strictement les possibilités de corruption, renforcé les mécanismes de contrôle extérieurs au parti, encouragé de plus importants mécanismes de retour d’expérience «intra-parti», et continué le développement d’élections législatives graduelles jusqu’au niveau des responsables politiques de niveau intermédiaire.

C’est mon idée de ce à quoi Zhao aspirait. Cela aurait pu marcher, et si cela avait marché, la Chine se porterait bien mieux.

Lire la réponse intégrale de David Shambaugh, «Zhao Ziyang’s Legacy».

 

3.D'après Tom Brokaw Correspondent spécial de NBC News

Ce qui suit et une transcription modifiée des souvenirs de Tom Brokaw sur son entretien de 1987 avec Zhao Ziyang, tels que rapportés à ChinaFile.

Nous étions en train de faire un reportage visant à soulever le rideau qui voilait alors la Chine, un pays qui était sorti de la révolution culturelle il y a encore peu de temps, et la curiosité à son sujet était immense aux États-Unis.

Tout était improvisé. D’un jour à l’autre, on ne savait pas ce qui arriverait, et soudain, on nous a dit que Zhao viendrait s’asseoir face à nous pour «Meet the Press», ce qui semble presque impossible à croire quand on y pense. C’est le seul chef d’État chinois à l’avoir jamais fait. Il était tellement à l’aise. Il parlait en chinois, et nous avions une traduction simultanée, mais il avait une petit bouteille de bière Tsingtao à côté de lui. Il en a bu deux pendant l’entretien. Dès qu’il n’était plus face à la caméra, il se penchait, en buvait une bonne gorgée, continuait, et cela n’avait aucune incidence sur sa performance.

Ce gars pourrait tout autant être candidat à la mairie de Chicago

Je pense qu’on s’était tous dit, quand on y repense, «c’est ça la nouvelle Chine». On était convaincus de l’idée qu’il y avait une «nouvelle Chine». Zhao était le visage de la Chine qui changeait, on trouvait des gens dans les rues, les universités, partout où on allait, qui venaient nous voir et nous dire combien ils étaient contents et excités par ce qu’il se passait.

À la fin de l’entretien, je me suis dit: «Ce gars pourrait tout autant être candidat à la mairie de Chicago.» C‘était un politicien très habile, très à l’aise. Ce qu’il avait à l’esprit pour emmener la Chine vers l’avant était très encourageant. Zhao ne parlait pas avec des éléments de langage rigides. Il réagissait à ce que j’avais à dire. On n’aurait pas pu lire ça dans Le Petit Livre Rouge, par exemple. L’idée même que Zhao passe dans «Meet the Press» était remarquable, mais je ne romantisais pas la situation. Je restais sceptique parce que d’immenses problèmes subsistaient. On avait tendance à voir les choses à travers Pékin, mais nous ne savions pas ce qui se passait au-delà des limites de la ville.     

Quand je suis revenu à Pékin en 1989, Zhao avait subi la purge. J’étais là au début, quand le leader soviétique Mikhaïl Gorbatchev était là et les étudiants de Pékin demandaient à leur gouvernement d’effectuer des changements similaires à ceux que Gorbatchev avait fait pour changer la Russie. C’était un moment pivot dans l’histoire du XXe siècle. Le leader de l’Union soviétique qui était en train de s’écrouler allait en Chine et nous ne savions pas vraiment sur quoi les conversations portaient.

Je suis parti juste après la rencontre avec Gorbatchev et Tiananmen a explosé, j’ai repris l’avion dans l’autre sens et la ville dans laquelle je marchais n’était plus la même. Il y avait une censure et beaucoup de confusion sur ce qui était arrivé exactement cette nuit-là. La place Tiananmen avait été rempli de plein de gens qui avaient été conduits là à la hâte depuis les provinces. Il y avait une immense différence entre ces jeunes hommes en armes qui avaient l’allure de paysans et les étudiants très sophistiqués qui, à ce moment-là, se cachaient.

Ce que j’avais vu quand j’avais interviewé Zhao, c’est qu’il semblait que les Chinois soient sur le point de faire «un grand bond en avant», pour utiliser leurs mots, sur la base de sa vision de ce qu’ils devaient faire. Je me souviens avoir été un peu sceptique parce qu’il était si urbain, si progressiste et il ne me semblait pas beaucoup voir ça ailleurs, pas seulement dans les cercles du pouvoir, mais dans le reste de la Chine en général.

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