Boire & manger

Alerte canicule: allons boire un whisky sur Skye

Il faut attendre l’arrière-saison pour visiter Skye, l’une des plus belles îles d’Ecosse. Allez, on part en balade? En marchant, parce que bien sûr, il est beaucoup question de whisky.

Trotternish / <a href="https://www.flickr.com/photos/jono566/13764274004/in/photolist-mYiv83-93dfzj-JKgHYg-avv1tk-4BaUyy-3WLmqa-7jyTF4-8uqQGr-p5DaCd-afVbPN-cY2iG5-dh1JnR-mH2ch-7jyTzB-8rGiLQ-37BS5B-47S2Ep-oh1P2W-6nAR9e-82EXEJ-c6m4sj-37BUF8-rwCNy-c5WafW-Ff5H8j-8rDcwa-nHMcHi-pD8ngu-3WN3fo-eq4tU2-eqZJcU-eq4u6t-jdrhPu-eq4tFi-8rCQvv-8rD75R-jdtnDs-7SL4Xo-jdqyyB-jdri97-da79D-7jCMZ3-8rGfiL-e8pRCD-arwbMn-2iDNq-9RAykE-dAvXh6-eiABox-F1jy">Jonathan Combe</a> via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by.</a>
Trotternish / Jonathan Combe via Flickr CC License by.

Temps de lecture: 5 minutes

Et puis ils ont inauguré le pont. C’était en 1995, Skye a cessé d’être tout à fait une île, ses habitants n’ont plus voulu bouger, les touristes ne sont plus venus et les moutons ont découvert les discothèques d’Inverness (patience, j’explique). La faute au péage, installé pour combler les colossaux dépassements de coûts de construction de l’ouvrage: une douzaine de livres sterling la traversée, y compris pour les résidents. Des pounds d’avant Brexit, une sacrée somme à jeter par la portière, de quoi soulever vent debout la population[1]. Mais l’une des rares exemptions prévues concernait le transport de bétail, autorisé à traverser franco de pont.

«Alors, les moutons se sont mis à voir du pays, se gondole Andy Plews, guide touristique qui connaît l’Ecosse comme le fond de son sporran[2], un gars d’Aberdeen ayant vécu un brin d’années sur Skye. La première fois que des collègues m’ont invité à les accompagner en boîte à Inverness –oui, on est capable de faire 2h30 de route pour guincher–, si tu avais vu ma tête quand ils ont fait un dernier stop à la ferme voisine pour charger un bestiau à l’arrière. Tout ça pour franchir le pont gratos! L’animal est resté dans le pick-up toute la nuit, on l’a ramené à l’aube.» Mêêêê… Pas de mais!

Put***, c’est froid!

Skye. Toute la poésie, toute la folie, toute la beauté d’Ecosse concentrée en une île du nord des Hébrides. Là où les vagues en furie déchiquètent les côtes, où les rochers encornent les couchers de soleil, où les pics crèvent les nuages de brume, où la lumière caresse les fées. Oui, les fées. Elles barbotent dans les Fairy Pools (les piscines des fées), ces bassins naturels creusés en cascade dans la rivière, au milieu de nulle part au pied des monts Cuillin, eaux cristallines dont la température varie selon la saison de «froid» à «putain de fucking glacial». Elles jouent à cache-cache dans le Fairy Glen (la vallée des fées), au nord de l’île, une comtée de petites collines moquettées d’herbe, trouée de minuscule lochs, plantée d’arbrisseaux, tout à échelle de Hobbit. Tu ne crois pas aux fées[3]?

Fairy Glen (Christine Lambert)

Alors il y a le whisky. Mais, là, tu devras croire aux anges. Eux aussi ont installé un péage et prélèvent leur écot sur les rares fûts qui dorment sur l’île. Talisker, l’unique distillerie de Skye pour encore quelques mois (une petite nouvelle, Torabhaig, ouvrira au printemps 2017), envoie 99,99% de sa production vieillir sur le Mainland écossais. La visite dure cinquante minutes, à peine suffisant pour faire le tour de la vieille dame (1830) de Carbost. En été, les départs se succèdent tous les quarts d’heure, mais il faut souvent souffrir trois heures de queue avant de pouvoir se faufiler à l’intérieur. De toute façon, les amoureux de Skye évitent juillet et août sur l’île: trop de monde, trop de voitures, on se marche dessus et les midges, ces minuscules insectes qui piquent en escadrons pour semer les démangeaisons frénétiques sur les épidermes humains, pullulent. Autorisation de digresser? La première fois qu’on m’a parlé de midges, j’ai compris midgets, et me suis demandé pourquoi les Ecossais semblaient à ce point terrifiés à l’idée de se faire attaquer par des nains… Fermons la parenthèse

Whisky en bouche, les Who dans les oreilles

Talisker rue dans l’écurie des whiskies qu’un amateur de malt ne peut pas ignorer. Sa tourbe poivrée, moins fougueuse que chez la plupart des frangines d’Islay, laisse une signature inimitable, notamment sur le 10 ans, un pur joyau que les NAS[4] sortis en pagaille ces trois dernières année ne peuvent faire oublier –Storm, Dark Storm, Port Ruighe, Skye… (à défaut, on piochera plutôt l’un des deux premiers). Pour l’apprécier à son sommet, il faut le laisser glisser en gorge, velours fumé à peine camphré, en déchaînant la sono à fond les ballons sur un morceau des Who –le conseil me vient de belles éminences du whisky mondial, mais j’ai quand même vérifié pour validation. La tourbe n’est plus coupée sur l’île, on la prélève dans le Caithness, au nord de l’Ecosse, où ses propriétés sont similaires à celle de Skye, et non sur Islay, où elle se leste de notes trop médicinales.

Talisker (Christine Lambert)

Surtout ne pas se laisser abuser par la modestie de Talisker («falaise en pente» en ancien dialecte scandinave): la distillerie tourne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 depuis 2008, et ne lâche plus une goutte aux embouteilleurs indépendants depuis que son single malt s’est logé dans le Top 10 des plus vendus au monde. Elle a gardé ses condenseurs en serpentin, vestiges des temps anciens, mais a dû installer un système pour pomper et refroidir l’eau de mer en période de sécheresse. Oui, sécheresse, le mot amuse toujours en Ecosse quand on ignore à quel point la production du whisky est vorace en flotte.

Single malt ou eau de source dans la gourde, peu importe ce qu’on siffle quand on entame la grimpée vers le Old Man of Storr et ses trois pythons rocheux, de celle qui vous scie les jarrets, pas tant en raison de la pente, plutôt clémente, mais à cause du vent qui vous cueille sur la crête. Un zef à décorner tous les cocus de Skye, vaches des Highlands par-dessus. Mais la vue depuis les hauteurs… Bon sang, la vue! Un nuancier Pantone où les lames se chamaillent sans obéir à la logique ciel, mer, terre. Plus au nord se déplie le Quiraing, un spectaculaire et très photogénique glissement de terrain qui m’a rendue presque supportable la version de Macbeth avec Michael Fassbender –ça et le fait que Marion Cotillard meure hors champ–, qui lui servit en partie de décor.

Encore des histoires de fées…

Le romantisme du château de Dunvegan, le fief du puissant clan MacLeod qui donna à Skye ses seigneurs, en partie creusé dans la roche, aimante les visiteurs par  grappes, mais ce n’est pas une raison pour le snober. D’autant que les fées (il y en a un peu plus, je le mets quand même?) y ont laissé le Fairy Flag, une bannière plusieurs fois centenaire et aujourd’hui en lambeaux, dont les pouvoirs magiques peuvent, pêle-mêle, décupler des troupes à la bataille, soigner le bétail pestiféré, ressusciter les vaches mortes en cas de famine, et tout un tas d’autres promesses qui restent, convenons-en, moins exagérées que le programme de Sarkozy.

Et en parlant de nous faire marcher… Rendez-vous à Sligachan, au pied de la chaîne des Cuillins, Mecque des randonneurs. Au XIXe siècle, les Highlanders se défiaient, pas toujours à jeun, dans l’ascension du mont Glamaig tout proche, deux heures pour toucher le sommet et redévaler jusqu’à l’auberge s’en jeter un derrière le gosier. En 1899, lassé des vantardises locales, le major Charles Bruce, officier en poste au Népal, pris les paris en jurant que le Gurkha qui l’accompagnait, Harkabir Thapa, exploserait les records. Fou rire général en observant le petit bonhomme se déchausser devant le laird MacLeod et filer pieds nus à l’assaut des hauteurs. Avant d’en redescendre cinquante-cinq minutes plus tard.

Il fallut attendre près de cent ans pour voir tomber ce record, en 1997 (en 44’27’’ et avec des pompes de sport aux pieds), bien que depuis les années 1980 on le remette en jeu tous les mois de juillet lors de la Glamaig Hill Race. En contrebas de l’auberge d’où part la course, la rivière Sligachan lèche les piliers en pierre du vieux pont: quiconque plonge le visage dans ses eaux «putain de fucking glaciales» gagne beauté et jeunesse éternelles, dit-on. Entre nous, le whisky donne les mêmes résultats à température ambiante, mais gardons ce secret.

1 — En décembre 2004, après neuf ans de controverse violente, l’Etat racheta la concession du pont et mit fin au péage. Retourner à l'article

2 — Le sporran est la petite besace qui complète le costume traditionnel des Highlanders, puisque personne n’a songé à coudre des poches au kilt. Retourner à l'article

3 — A lire: Skye, The Island and its Legends, par Otta F. Swire. Retourner à l'article

4 — NAS (No Age Statement): whisky qui n'indique pas son âge. Retourner à l'article

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