Boire & manger / Parents & enfants

Faut-il laisser les enfants boire dans nos verres de vin?

L'Angleterre s'inquiète de la consommation d'alcool des enfants à la table parentale, mais certains experts estiment à l'inverse qu'une initiation «en douceur» permet de combattre les risques d'alcoolisme.

Extrait <a href="http://www.ina.fr/video/AFE85007072">d'un reportage de la télévision française de 1956</a> sur l'interdiction de l'alcool aux écoliers de moins de... 14 ans.
Extrait d'un reportage de la télévision française de 1956 sur l'interdiction de l'alcool aux écoliers de moins de... 14 ans.

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Des chérubins français à qui on a collé de la gnôle dans le biberon dès six mois, et qui éclusent, plus en moins en douce, les fonds de verres abandonnés après les déjeuners en famille dominicaux sans que ça n'émeuve personne autour de la table... Cela a, en apparence en tout cas, tout du cliché. Les Français ont en effet la réputation d'avoir un rapport extrêmement détendu à l'alcool et à la façon dont il peut être, ou non, proposé aux plus jeunes.

Une réputation qui n'a pas toujours été usurpée, car elle repose sur quelques fondements concrets et ancestraux. Il a en effet fallu attendre 1956 pour que les pouvoirs publics interdisent l'alcool dans les cantines... pour les moins de 14 ans. Les plus âgés avaient droit à un peu de vin dans leur eau. Une décision qui s'était alors heurtée à la résistance de nombreux parents, dont certains n'ont alors pas hésité à mettre «dans le panier de l'enfant la boisson de leur choix et qui est souvent 1/2 litre de vin, ou de cidre, ou de bière suivant la région», voire à proposer le vin à leur enfant, dès le matin, avant l'école. Ce n'est aussi qu'en septembre 1981 que les boissons alcoolisées ont été définitivement bannies des lycées et l'eau définie «comme seule boisson hygiénique recommandable à table». Quant à «la goutte à pépé» distillée dans le biberon, si elle semble relever de la légende urbaine, nombreux sont ceux qui rapportent en avoir été les témoins ou les «victimes». Mais la pratique est désormais révolue et reléguée au rang des trucs pas géniaux d'un point de vue sanitaire que nos parents et grands-parents faisaient avant (comme fumer des Gitanes sans filtre dans la voiture, toutes vitres fermées avec les gosses à l'arrière même pas sanglés dans leur ceintures de sécurité).

Si la consommation excessive et surtout précoce d'alcool n'a été considérée comme un problème de santé publique que tardivement, l'alcool n'a pour autant pas été subitement diabolisé auprès des plus jeunes ni bouté hors des maisons françaises.

Dans le foyer français lambda, hors interdit religieux et si ce dernier n'est pas soumis à l'alcoolisme de l'un ou l'autre parent, l'alcool ne parait pas tabou et une bouteille de vin peut trôner au centre de la table familiale sans charrier son lot de spectres (alcoolisme, parents dysfonctionnels, comportements addictifs, violence, etc). Bref, aujourd'hui, en France, au sein des familles, la consommation d'alcool ne semble pas plus encouragée qu'elle n'est désignée comme un fléau. Il existe même des ateliers d'initiation à la dégustation de vin pour les enfants (en crachant) (pour ce qu'on en sait).

Contre-productif

Ce qui n'est pas le cas d'autres pays européens. Et ce, de manière parfaitement contre-productive.

Ainsi, en Grande-Bretagne, une étude menée par une compagnie d'assurance vient de révéler que la moitié des parents d'enfants de moins de 14 ans les autorisent à boire à la maison, et un tiers d'entre eux proposent de l'alcool à leur enfant pour les féliciter d'une bonne action ou d'un bon résultat scolaire. Si en Grande-Bretagne, il est interdit de vendre de l'alcool à un mineur, les enfants âgés de 5 à 16 ans ont en effet légalement le droit d'en consommer à la maison ou dans n'importe quel lieu privé.

Il n'est évidemment pas difficile d'imaginer les effets néfastes de telles pratiques. Selon les autorités médicales britanniques, plus un enfant consommera de l'alcool tôt, plus il risquera de développer des problèmes d'addictions, des lésions du cerveau et du foie, des comportements violents.

Mais plus que ces pratiques, ce sont les motivations de ces parents et la manière dont l'alcool est présenté aux enfants qui semble poser problème. C'est l'avis de l'éditiorialiste française et anglophone Anne-Elisabeth Moutet, auteure d'une tribune dans le Telegraph. Pour la journaliste, le problème des enfants et adolescents britanniques, c'est qu'ils sont soumis à un double discours. D'un côté, à la maison, l'alcool leur est présenté comme une rétribution, un cadeau. De l'autre côté, à travers son interdiction dans les publicités et les messages de santé publics, l'alcool est désigné comme un poison qui ne peut être absorbé que de façon déraisonnée. L'alcool est tout à la fois un ennemi et une récompense, un fruit défendu qui ne peut que susciter la concupiscence des plus jeunes et entraîner des modes de consommation problématiques. Anne-Elisabeth Moutet recommande aux Britanniques de «se détendre» sur le sujet de l'alcool à la façon des Français.

Elle se souvient des vacances qu'elle passait enfant, dans la maison de son grand-père à Montélimar, où son frère et elle (respectivement agés de 10 et 8 ans) avaient occasionnellement droit à un peu de vin rouge dans le fond de leur verre d'eau:

«On adorait boire du vin, comme si on faisait un truc de grand, personne ne nous disait que c'était une substance dangereuse ou mauvaise. Et nous savions qu'il ne fallait jamais en boire trop. [...]. La consommation de vin n'était ni vantée ni stigmatisée.»

«Donner le bon exemple»

Bien sûr, on pourra opposer à l'idée de faire de l'alcool un «non sujet» auprès des enfants les nombreuses études qui ont conclut que les enfants exposés à l'alcool auront nécessairement un problème avec celui-ci. D'autres ont néanmoins battu ce raisonnement en brèche. Dans The Natural History of Alcoholism (1983), le Dr. George Vaillant a découvert que les personnes ayant vécu dans des foyers ou l'alcool était inexistant avaient sept fois plus de risques de devenir alcoolo-dépendants que ceux qui venaient de familles où l’on pouvait boire. Il en avait conclu que le fait d’autoriser les adolescents à consommer modérément de l’alcool à table les aiderait à s'autoréguler plus tard.

C'est la théorie de «l'initiation précode comme rempart à l'addiction», qui avait été interrogée par Mike Steinberger, journaliste spécialiste du vin, dans cet article de Slate. Il se demandait si, en n'interdisant pas le vin à ses enfants, cela les encouragerait à avoir un rapport sain avec l'alcool. Et plus concrètement encore s'il faut les laisser boire (un peu) de vin de temps en temps. S'il est compliqué de fournir une réponse catégorique à la question, il semble néanmoins clair que plus que le fait d'interdire ou pas l'alcool, c'est bien l'exemple donné aux enfants qui sera déterminant. «Tout en gardant à l’esprit les autres arguments des chercheurs, j’ai donc décidé de rester, pour l’heure, fidèle à ma méthode: ne pas faire du vin un tabou, et donner le bon exemple à James et Ava en ne buvant qu’à table, et toujours avec modération», concluait-il.

Sand, caviste et auteure du blog La Pinardothèque, semble elle aussi convaincue que «si l'alcool représente un danger», le vin «n’est pas que de l’alcool, un machin dangereux et engluant qui tuerait chacun de ses consommateurs sans discernement» et l'a intégré dans l'éducation donnée à son fils. «Parce qu’on ne prémunit jamais à 100% quelqu’un de l’alcoolisme, qui est une maladie grave et parfois mortelle. Mais qu’en dé-diabolisant le vin, en montrant exactement de quoi il est fait et qui sont les gens derrière, ça peut sans doute amener à le respecter».

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