France

Le burkini, le débat d'une France malade de son rapport à la religion

Une polémique mineure, voire dérisoire, sur les plages de cette fin d’été? Ce n‘est pas si sûr...

L'arrêté prohibant le burkini sur la plage des Ponchettes, à Nice. JEAN CHRISTOPHE MAGNENET / AFP.
L'arrêté prohibant le burkini sur la plage des Ponchettes, à Nice. JEAN CHRISTOPHE MAGNENET / AFP.

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Que la France s’enflamme pour un accessoire vestimentaire porté sur des plages ou dans des piscines par quelques dizaines de femmes musulmanes en dit long sur son rapport à l’islam, à la religion en général, à la laïcité. Ce qui, pour la plupart de nos voisins, serait traité comme le libre droit pour la femme de nager comme elle l’entend, se vêtir d’un vêtement –un «burkini»– couvrant son corps à l’exception de la tête, des pieds et des mains, plutôt qu’un maillot une ou deux pièces, devient, dans l’Hexagone, une affaire d’Etat!

Des élus municipaux du sud de la France (Cannes, Nice, Mandelieu, etc) viennent d’interdire le burkini au motif d’un risque de trouble à l’ordre public. Ce trouble, jusqu’à aujourd’hui, n’a pourtant jamais été avéré. Les tenors politiques s’emparent de l’affaire et en parlent comme d’un «sujet de société», voire de «civilisation», comme l’a fait Henri Guaino! Marine Le Pen, qui ne craint pas le ridicule, fait appel à «la France des plages de Bardot et de Vadim». Pour elle, c’est «l’âme de la France» qui est en jeu dans cette affaire. Ni plus, ni moins.

Sans doute le climat de la France depuis deux ans, plombé par le cortège des attentats djihadistes et ses dizaines de morts, peut-il justifier pareil émoi et une particulière vigilance. Aucune forme de provocation, y compris vestimentaire, ne doit être traitée à la légère. C’est le succès, si l’on ose dire, de l’entreprise djihadiste: ériger sur notre sol un climat de tension, de suspicion, de peur et de guerre civile permanente.

Sans doute aussi ne faut-il pas faire preuve de naïveté et ignorer les arrière-pensées de celles qui portent un tel vêtement de plage, la vision de la femme que le burkini sous-tend –pas agressive, mais pas neutre non plus–, l’affirmation militante de la religion, la conception communautariste de la société qu’il suppose, ni toute forme de «séparatisme», culturel et identitaire qui est à la fois la cause et le fruit de tous les extrémismes.

Sans doute enfin faut-il s’interroger sur la progression de cet islam «salafiste», même dans sa variable «piétiste» ou non-violente, qui entend s’ériger en «contre-société» moderne, contester les valeurs et les mœurs du monde occidental et démocratique. Un islam radical qui déteste les principes d’une liberté confondue systématiquement avec la licence et qui fait mine d’ignorer, ou de ne pas comprendre, les aspirations et les campagnes en faveur de l’émancipation et de l’égalité des femmes.

Ce courant salafiste est la gangrène de l’islam. Faut-il le laisser prospérer sans réagir? Les appels à la «discrétion» de la communauté musulmane lancés par un Manuel Valls –et bien des responsables musulmans eux-mêmes, y compris des femmes– sont sans doute gênants, difficiles à comprendre et admettre. On peut y voir la marque d’un climat de ségrégation. Mais ils ne sont pas inutiles dans le climat actuel de crispation de la société française dans lequel tout le monde a à perdre.

Faux précédent de la burka

Cela étant dit, la question de la laïcité et de l’expression de la religion dans l’espace public est bien posée dans cette affaire, en apparence mineure et dérisoire. Libre à Manuel Valls de «comprendre» et même de «soutenir» les maires qui ont pris des arrêtés pour interdire le port du burkini. Le 17 août, dans un entretien à La Provence, le Premier minstre affirmait, de manière martiale, que cette tenue «n’est pas compatible avec les valeurs de la France et de la République». Pour lui, il n’est –heureusement– pas question de légiférer, mais il veut «protéger la société» de risques de trouble à l’ordre public et, ce faisant, «encourager le vivre ensemble sans arrière-pensée politique».

Quelques mises au point s’imposent. Aucun rapprochement ne doit être raisonnablement fait entre l’affaire du burkini et celle de la burka (voile intégral), dont le port a été interdit, on s’en souvient, par une loi de 2010. La burka a pour effet principal de dissimuler le visage dans l’espace public, de faire ainsi obstacle à l’interaction entre les individus qui est la base même de toute vie sociale.

Saisie par des plaignantes, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg avait admis que la loi française sur le voile intégral n’était pas fondée sur la «connotation religieuse de l’habit visé» mais sur le fait qu’il «dissimule entièrement le visage» et rend par conséquent évidents tous les risques relatifs à la sécurité et à l’«asservissement» de la femme. L’argumentaire justifiant en France l’interdit de la burka ne peut donc être retenu pour le burkini, qui ne dissimule pas du tout le visage.

Sans doute peut-on légitimement considérer que le burkini est un signe religieux ostentatoire. Mais faut-il faire de tout signe religieux, même ostentatoire, une menace potentielle pour la sécurité des citoyens? Faut-il faire de toute manifestation visible d’une conviction musulmane une forme de soutien à la radicalisation?

La pente est ici dangereuse. Tous les risques d’amalgame et d’atteinte aux libertés fondamentales sont permis. Interdire le burkini renforce le sentiment d’ostracisme qui règne dans la communauté musulmane. «On veut nous rendre invisibles», se plaignent des femmes musulmanes. Pourquoi interdire ce vêtement de bain et pas les tatouages, les piercings ou les monokinis qui abondent sur les plages?

Querelle sur le périmètre de la laïcité

La laïcité bien comprise n’interdit pas formellement les signes religieux ou à connotation religieuse dans les rues, les piscines et sur les plages. Depuis la loi de 2004, le voile islamique est interdit à l’école, c’est-à-dire dans l’espace public restreint fréquenté par des enfants et de jeunes élèves. Pour souligner la neutralité de l’Etat, tout signe religieux est aussi prohibé dans les administrations publiques.

Mais en dehors de ces périmètres bien définis, les lois de laïcité ne contreviennent pas à l’exercice de la liberté de penser et de croire. Sauf à interdire, demain, les processions religieuses dans les rues, le port de la kippa ou d’une soutane dans le métro, le voile à l‘université pour des étudiantes majeures, les menus de substitution dans les cantines scolaires et toute forme d’expression religieuse dans une entreprise privée.

C’est en arrière-plan l’enjeu du débat actuel, aussi folklorique soit-il, sur le port du burkini. A la faveur des événements tragiques que connaît la France depuis deux ans, une conception exclusive de la laïcité voudrait faire disparaitre tout signe religieux de l’espace public, ainsi confondu avec une simple régulation étatique, et le cantonner uniquement à la sphère privée.

De plus en plus de revendications visent aujourd’hui à étendre le champ historique de la laïcité à l’espace semi-public ou à l’espace privé. Certains veulent réviser la détermination de l’aire légitime et légale de l’exigence laïque, élargir son périmètre juridique. Avant de se raviser, Manuel Valls lui-même avait proposé de légiférer une nouvelle fois sur le foulard islamique pour l’interdire à l’université. Ou pour bannir toutes les demandes de caractère religieux en augmentation au sein des entreprises privées.

Une telle conception «exclusiviste» de la laïcité tourne le dos à l’héritage français. Comment oublier que les «pères» fondateurs de la loi de 1905, notre monument national, ont posé comme principe absolu la liberté de religion, chacune s’organisant selon son droit propre: «La République assure la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes», stipule l’article 1 de la loi de séparation de l'Église et de l'État. Enfonçant le clou, dans le débat qui précéda le vote du 9 décembre 1905, Aristide Briand, rapporteur du texte, clamait à la Chambre des députés que «le nouveau régime des cultes ne saurait opprimer ou gêner dans ses formes multiples l’expression extérieure des sentiments religieux».

Au djihadisme qui menace aujourd’hui la France répond donc, depuis près de deux ans, une sorte de surenchère laïque ou «laïciste». Une surenchère dangereuse qui, au Front national, dans certains courants de droite, dans les milieux catholiques intégristes et dans des franges de plus en plus larges de l’opinion, désigne l’islam comme le nouvel ennemi public. Une surenchère qui dénonce une soi-disant «idéologie» multiculturaliste et multireligieuse qui menacerait la France, idéologie pour laquelle un crucifix vaudrait un voile, un burkini, une burqa, un niqab, une kippa ou un turban. Une surenchère qui réduit toute forme de pratique religieuse à une expression communautariste et la laïcité à sa conception la plus intransigeante.

Il faut revenir à plus de mesure et apaiser ce climat perpétuel de polémique devenue le symptôme d’une société française malade de l’islam, et si peu sûre d’elle-même qu’elle est tentée d’adopter à l’égard de sa population musulmane des réglementations spécifiques, voire discriminatoires, qui rappeleraient les pires périodes de son histoire.

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