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Il arrive qu’en se servant un whisky, on siffle en fait de la vodka. Ou du rhum. Voire un mélange deux‐temps à faire tousser une mobylette. Et, pour lever toute ambigüité, je ne parle pas de ces (très rares) cas où, cerné par un troupeau d’éléphants roses dansant sur les pointes en tutu, vous vous trompez bêtement de bouteille au énième service (1). Non, non. Simplement, on l’ignore trop souvent, le mot «whisky» frappé sur l’étiquette d’un flacon recouvre parfois des réalités très exotiques sous certaines latitudes extra‐ européennes.
L’Inde offre sans doute les plus beaux exemples de ce relativisme spiritueux. Vous avez sans doute déjà lu dans la presse que le best‐seller mondial du scotch Johnnie Walker (250 millions de bouteilles éclusées en 2015) s’est fait déboîter au galop par deux marques de whisky indien: Officer’s Choice, 400 millions de bouteilles vendues, et McDowell’s No1 (qui appartient à la même écurie que ce vieux Johnnie, Diageo), 300 millions. Vous ne les connaissez pas? Croisez les doigts bien fort pour rester dans l’ignorance.
Car il est difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir avec exactitude ce qui entre dans la composition des whiskies du sous‐continent, à 99,99% des blends, le plus souvent élaborés à base de mélasse (en Europe, on appellerait cela du rhum) et/ou d’alcool neutre (ce qui entrerait dans la catégorie vodka), le tout aromatisé aux essences artificielles et/ou mélangé à du scotch importé en vrac, pas toujours vieilli en fûts –pas toujours vieilli du tout, d’ailleurs. Je vous fais goûter?
À 85%, le whisky indien est du rhum
«En Inde, la distillation est arrivée avec les compagnies sucrières, vers 1850-70, explique Neelakanta Rao Jagdale, le big boss d’Amrut, l’un des rares à fabriquer des single malts (excellents au demeurant). On buvait du vin, des bières de coco en fermentation spontanée, mais il n’y avait pas de tradition de distillation. L’arak, le rhum indien, est né avec l’importation des premiers alambics Coffey vers la fin du XIXe. Le grain servait à peine à nourrir la population, il n’était pas question de le distiller: jusqu’à la Green Revolution des années 1970, le pays connaissait régulièrement des famines...
En revanche, l’Inde est l’un des premiers producteurs de canne à sucre. Avec la distillation continue, nous avons pu produire des IMFL, Indian Made Foreign Liquors, des succédanés locaux de spiritueux étrangers : brandies, rhums, whiskies... On distille de l’alcool neutre de mélasse, on réduit, on ajoute des arômes (vanillé et fruité pour les brandies, boisé pour les whiskies, vanillé pour le rhum...), et voilà, le tour est joué ! Aujourd’hui encore, 85% des whiskies indiens sont faits avec de la mélasse. Mais à partir des années 80, pour satisfaire des consommateurs plus exigeants, certains ont arrêté l’aromatisation et se sont mis à assembler l’alcool neutre avec du single malt, et à laisser vieillir un an, un an et demi en fûts.»
Nous pouvons vendre notre Amrut Fusion à 46% en Europe, aux USA, au Penjab à l’autre bout du pays, mais pas dans le Maharashtra voisin qui nous refuse la dérogation
La législation indienne définit à peine le whisky sur le plan national: les single malts, catégorie très récente, ne font l’objet d’aucun cahier des charges, et les blends doivent simplement vieillir six mois minimum si le mot «malt» figure quelque part sur l’étiquette –ce qui garantit au passage 2% au moins de malt dans le flacon! Même pas malt? Pas d’âge minimum, et vous pouvez le plus légalement du monde embouteiller de l’alcool de mélasse enrichi arômes artificiels sous un joli label «whisky» pour peu qu’il soit réduit à 42,8%. À la vôtre!
Les photos de bars sont prises dans des bars populaires très bon marché qui servent les blends bas de gamme dans des gobelets en plastique
Pas d’amalgame! (Tu parles...)
«En Inde, tous les whiskies sont embouteillés à 42,8%, le taux d’alcool minimum et maximum légalement, soupire Pramod Kashyap, ambassadeur de marque chez Amrut. Il faut demander une autorisation spéciale pour commercialiser à un autre degré. Pour les single malts, la loi diffère dans chacun des 28 États. Je vous laisse imaginer la paperasse... Ainsi, nous pouvons vendre notre Amrut Fusion à 46% en Europe, aux USA, au Penjab à l’autre bout du pays, mais pas dans le Maharashtra voisin qui nous refuse la dérogation!»
Pas d’amalgame, comme on vous le répète en ne cessant de pratiquer l’exercice: seuls les candidats à l’assimilation totale peuvent franchir les frontières occidentales. Autrement dit, les single malts satisfaisant en tout point à la législation européenne (2): ceux d’Amrut et Paul John, qui réservent l’essentiel de leur production à l’export, de Khoday parfois. Mais de nouveaux projets de distilleries entendent suivre leurs traces, et la Food Safety Standards Authority of India a promis de fournir sous peu quelques lignes directrices poussant au mieux‐disant spiritueux.
Des États-Unis au Canada…
Il serait pourtant illusoire de vanter le modèle occidental en pointant du doigt les pratiques indiennes. Aux États‐Unis, sachez que vous prenez des risques quand vous commandez un «whiskey» sans plus de précisions. Car les blends les plus courants peuvent parfaitement ne contenir que 20% de «vrai» («straight») whiskey, soit le minimum légal. Le reste sera le plus souvent de l’alcool neutre, pas nécessairement distillé à partir de grain d’ailleurs. Mieux (pire?): si l’on vous sert un «spirit whiskey», ce minimum tombe à 5% –pas obligatoirement «straight» qui plus est– mélangé dans l’alcool neutre. Oups, vous êtes en train de boire... une vodka.
Un peu plus au nord, au Canada, il est tout à fait légal d’incorporer jusqu’à 9,09% de «substance aromatique» (spiritueux ou vin, y compris importé) dans la bouteille de whisky. Il s’agit en général de bourbon américain, mais le Dark Horse d’Alberta Distillers, par exemple, y ajoute du xérès oloroso pour faire bonne mesure.
Profitez de vos séjours à l’étranger pour goûter ces baroques petites choses car, je le répète, vous ne les trouverez pas en France. Sauf si le produit ou l’étiquetage est modifié dans ses versions réservées à l’export, afin de se conformer à la législation européenne. Le Baby Bourbon d’Hudson, vieilli quatre à six mois, a ainsi dû laisser tomber le mot
«whiskey» pour traverser l’Atlantique. Bon, ben... vodka pour tout le monde? C’est ma tournée.
1 — Jetez l’éponge avant que la mention «à consommer avec modération» ne s’affiche en flou. Retourner à l'article
2 — Pour résumer à gros traits le Règlement CE 110/2008, mérite le nom de whisky en Europe la «boisson spiritueuse élaborée à base de céréales, distillée à moins de 94,8% vol., vieillie au moins trois ans en fûts de bois de moins de 700 l, sans adjonction autre que de l’eau et du caramel, et embouteillée à 40% minimum». Retourner à l'article