Culture

Trevanian, c'est James Bond à la Sorbonne

Partons à la découverte d'un écrivain mystérieux qui, en pastichant des genres populaires, en a tiré la quintessence.

Détail de la couverture de Shibumi (Gallmeister)
Détail de la couverture de Shibumi (Gallmeister)

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L’été, on a la lecture paresseuse plus qu’ambitieuse. La découverte des romans de Trevanian a réconcilié en moi ces deux attentes. J’ai dévoré Shibumi, son chef d’œuvre, et La Sanction, premier coup d’éclat, puis me suis régalé avec les autres, bien que de moindre facture. Polars, espionnage, western…: l’auteur écrit des romans de genre, qu’il pastiche habilement, sans nuire au suspense. C’est du James Bond, mais un James Bond qui est passé par l’École du Louvre.

En 1972, Trevanian publie La Sanction, pastiche ironique et intello de James Bond. Le livre devient rapidement un best-seller; il sera porté à l’écran par Clint Eastwood trois ans après. C’est le début du mythe Trevanian. D’autres romans suivent, de styles différents, brillants. Vendus à plus de 5 millions d’exemplaires, traduits en quinze langues. Trevanian reste un mystère. Il refuse les mondanités que lui autoriserait son succès: «Je préfère la dignité à la richesse», écrira-t-il. Pirouette ultime: il recourt à un imposteur (coucou Romain Gary) qui se fait passer pour lui lors de cocktails littéraires!

Qui se cache derrière ce pseudonyme? Les hypothèses pleuvent: Robert Ludlum, Henry Kissinger, Tom Clancy, Ian Fleming… Et même plusieurs écrivains à la fois!

C’est en 1979 que son identité est dévoilée: Rodney William Whitaker est un universitaire, spécialisé dans le cinéma. Mais la légende n’est pas tarie. On l'a cru né au Japon en 1925, il serait finalement venu au monde en 1931, à Granville, dans l’État de New York. Il est mort trois fois. En 1987, à la toute fin des années 1990, et enfin en 2005 –cette dernière date est la bonne. On découvrira qu’il a publié sous d’autres noms, dont certains étaient des personnages de ses propres romans.

Des romans dont les personnages deviennent les écrivains d’autres romans

Ce jeu avec les identités n’est pas une simple coquetterie, expliquera-t-il à Newsweek et Publishers Weekly en 1998, dans des interviews accordées par fax. Il a d’abord envisagé d’écrire chaque livre avec un pseudonyme différent, en créant un personnage doté d’une personnalité propre qui déterminerait ainsi l’écriture du roman. «Je crée le meilleur écrivain pour faire le job […]. Je lui donne une voix, un style, un ensemble de pensées et de préjugés»; rien n'est négligé de l'éducation, des motivations, de l'âge… Mieux, ces écrivains sont les personnages de ses propres romans: Beñat Le Cagot, personnage de Shibumi, a publié plusieurs nouvelles… Ce jeu de poupées russes, ou de contrainte oulipienne, lui prend «plusieurs mois.»

Evidemment, les éditeurs refusent: le pseudonyme Trevanian fait vendre! Pour faire vivre cet écrivain autre, il recourt à un procédé littéraire connu, celui de l’auteur rendant hommage à un inspirateur fictif. A l'issue d'Incident à Twenty-Mile, il s'efforce d'ancrer son récit dans des faits historiques, évoquant des recherches dans les archives, retrouvant un témoin, lisant des articles d'époque, sans oublier d'aller se recueillir sur les tombes de ses personnages... On songe à Borges.

La référence fait sourire? Trevanian il est vrai, s’attaque au roman policier, d’espionnage, au western, au fantastique, à l’horreur… En quelque sorte des romans de gare, pas de la littérature. Mais il abolit cette frontière. En pastichant des genres populaires, il parvient à en donner une forme de quintessence. Lui demande-t-on des références? Il indique n’avoir guère lu qu’un seul auteur du XXe siècle: Marcel Proust. Comment ne pas songer aux Pastiches et mélanges? Trevanian parodie Ian Fleming comme l'aurait fait Proust, avec la même ironie et le même sérieux.

007 au musée d’Orsay

Trevanian.

Ainsi de son premier personnage. Jonathan Hemlock (La Sanction, L’Expert) est un James Bond parfait, à cela près qu'il méprise les voitures de luxe, celles qu’arbore 007 en prolongement de son pénis pour faire tomber des bombasses. Il vit en ermite dans une église restaurée par ses soins. C’est un tueur malgré lui, qui cachetonne pour la CII, une CIA grotesque, bureaucratique et inefficace, afin d’arrondir ses fins de mois –il est professeur d’histoire de l’art à l’université (évidemment). «Contrairement à Fleming, il ne connaît pas l’espionnage de l’intérieur», explique Philippe Beyvin, directeur de collection chez Gallmeister, qui publie Trevanian en France. Mais l’université, oui.

Hemlock se distingue de Bond par sa vie ascétique, son refus du bling-bling. Tandis que l’espion d’Ian Fleming s’adonne à la volupté dans les palaces, le héros de Trevanian n'a qu’une seule passion, les tableaux de maîtres –impressionnistes. Chaque meurtre lui permet d’enrichir sa collection.

Valeurs occidentales et ascétisme oriental

Autant Bond est flambeur et vulgaire, autant Hemlock s’avère misanthrope et raffiné –et Nicholaï Hel, dans Shibumi, le sera encore davantage. Le tueur de la CII est doté d’un super pouvoir  Ce sera «l’œil absolu» qui lui permet d’authentifier un tableau à première vue –on mesure l’importance d’un tel don face à des tueurs patentés. Même distinction –au sens bourdieusien du terme– dans le goût des sports solitaires extrêmes que sont l’escalade (rien moins que l’Eiger) et la spéléologie pour Nicholaï Hel (Shibumi). Bruit, fumée et vulgarité d’un côté, silence, pureté, isolement et ascétisme de l’autre. Par ce contraste, Trevanian fait de Sean Connery un Aldo Maccione qui aurait réussi.

C’est que Trevanian a fait son service militaire au Japon et en Corée, et en garde une affection particulière pour l’Extrême-Orient. Ses personnages ignorent le flegme britannique; ils ont la force d’un jeune samouraï et la sagesse impassible de son maître. Tel est Nicholaï Hel, le héros de Shibumi, récit de rônin modernisé: tueur à la retraite, adepte du jeu de go, libertin rompu aux fantaisies sexuelles les plus raffinées.

Il en garde aussi un antiaméricanisme virulent, qui se traduit par des références fréquentes à Hiroshima, mais surtout l’inanité des services secrets américains et britanniques. La CIA est un «organisme asinien et incompétent» et l'élégance de Bond est moquée: «Ça m’est égal si la nacre de la crosse ne va pas avec mon foulard de soie blanche. Je ne suis pas du MI-6.» Ces organismes combinent les travers d’une administration inefficace et l’absence de toute conscience morale. Le meurtre est à la fois résolu et vain, Trevanian se gardant bien de les expliquer ou justifier. Les tueurs de la CII «sanctionnent» (tuent) d’autres tueurs sans raison apparente, sinon celle d’un engrenage absurde, qui n’est même pas celui de la vengeance.

Pastiches ou romans ultimes?

Trevanian n’ignore évidemment rien des codes des romans qu’il pastiche. À tel point que deux lectures se juxtaposent: celle, haletante, qui consiste à tourner la page frénétiquement pour connaître la suite, celle, jouissive, qui ralentit la première pour savourer un bon mot d’helléniste (les hémorroïdes deviennent un «anus d’Achille»), une fantaisie à la Boulez («La pluie crépitait sur la vitre et le vent faisait des exercices de musique atonale») ou une considération morale, qui serait très bien adaptée à la France d’aujourd’hui :

«Les Américains confondaient niveau de vie et qualité de vie, égalité des chances et médiocrité institutionnalisée, bravade et courage, machisme et virilité, libertinage et liberté, verbosité et clarté du langage, amusement et plaisir.»

Sans oublier une forme de prémonition remarquable. Il quitte les Etats-Unis, en déplorant la montée d’un fondamentalisme qu’il «pensait disparu depuis le Procès du singe» et, dans The Main, il «anticipe à travers quelques réflexions la tendance à la gentrification [de Montréal], maudissant l’arrivée de ces habitants qui “n’habitent pas le quartier mais jouent à y habiter”». Trevanian n'épargne pas la finance et la gauche radicale se retrouvera dans ses propos.

«L’homme qui vole du pain pour ses gosses finit au bagne, à transformer des gros cailloux en petits cailloux. Mais si tu voles gros, vraiment gros, alors on t’admire et on t’imite, comme les Rockefeller et les Morgan et les Carnegie de ce monde. Bien sûr, ces hommes-là n’enfreignent pas la loi. Ils font les lois, alors leur vol s’appelle l’entreprise ou la haute finance 

Un succès inattendu et malentendu

La Sanction (1975) de Clint Eastwood.
 

Élitisme de l'entre-soi? Le succès public reposerait donc sur un malentendu. Trevanian déplore ou feint de déplorer que ses romans soient perçus comme d’excellents romans d’espionnage. De fait, l’adaptation de La Sanction par Clint Eastwood ignore résolument le second degré du roman. C’est un film d’action parfait, au premier degré. «En écrivant des parodies, il ne s’attendait pas à un tel succès, souligne Philippe Beyvin. Il a lu Ian Fleming, Robert Ludlum… et joue avec les codes; les personnages sont assez caricaturaux.» En introduisant dans des romans d’espionnage une critique sociale et politique des Etats-Unis, très ancrée dans les années 70, il prend le contrepied du message politique que ces textes portent alors.

Enfin, les personnages de Trevanian se caractérisent par leur cosmopolitisme, leur dénonciation du racisme et des préjugés. Dans La Sanction, Hemlock tombe amoureux d'une femme noire, ironiquement baptisée Gemina, en référence à Aunt Jemina, l'équivalent de notre «Y'a bon Banania». L’inspecteur Lapointe (The Main) a du sang indien dans les veines. Né à Shanghai, fils d'une aristocrate russe et d’un Allemand (qu’il n’a jamais connu), Nicholaï Hel grandira dans la culture japonaise. Dans Incident à Twenty-Mile, le romancier met en scène les personnages classiques du western, prospecteurs, prostituées au cœur d’or, tueur sans scrupules, mais aussi un couple de vieux homosexuels: l'un est métis («moitié Noir, moitié Cherokee»), l'autre juif –et cite… Horace.

Telle est la force du pastiche, qui autorise les écarts de conduite, dans le respect apparent du code.

Un peu plus que des romans d’espionnage

Suspense, érudition, ironie, politique, action, violence, exotisme…: les livres de Trevanian sont de vrais romans de gare pour tous ceux qui affectent de mépriser les romans de gare. J’aime à penser que d’érudits professeurs de lettres les lisent en cachette ou, mieux, les arborent avec une fierté embarrassée, comme ils le font des aventures de Corto Maltese, cette BD qui n’en est pas vraiment une. Se réfugiant derrière la parodie, cet alibi délicieux[1]. Ou bien cherchant les descendances possibles, de Tarantino à Yeruldelgger.

Vous hésitez encore? Cette anecdote pourrait vous convaincre. Cultivant son image d’Alceste, Trevanian demandait à ses éditeurs de ne pas lui adresser de courrier des lecteurs. L’un d’entre eux lui parvient néanmoins: un lecteur n’a pas goûté L’Eté de Katya, n’y ayant pas retrouvé l’action trépidante de La Sanction. Le romancier lui fait parvenir l’argent correspondant au prix du livre, le priant de «ne plus acheter un seul livre de Trevanian avant d’avoir grandi».

Satisfait ou remboursé: le risque est faible, heureux lecteur qui va découvrir Shibumi. Si par extraordinaire tu es déçu, fais-le savoir à Trevanian. Qui sait? Il n’est peut-être pas mort en 2005…

1 — Après La Sanction, son premier pastiche, Trevanian tentera de rompre le malentendu avec une suite, définie comme la parodie d’une parodie («a spoof of a spoof»). Hélas, L'Expert sera lui aussi reçu comme un «exemple brillant du roman d’espionnage super cool». Retourner à l'article

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