Parents & enfants

Faut-il vraiment élever ses enfants sans crier?

Les défenseurs de l'éducation positive prônent une éducation pauvre en décibels, arguant qu'il serait possible d'élever ses enfants sans jamais crier. Mais si certaines études vont dans ce sens, elles se heurtent parfois au mur de la réalité.

«Louie» sur HBO
«Louie» sur HBO

Temps de lecture: 6 minutes

Peut-on gifler ou fesser un enfant qui a commis la pire des bêtises? Un schéma proposé par Slate le rappelait en toute simplicité: la réponse est non. Ce n’est pas un hasard si, à ce jour, une cinquantaine de pays ont mis en place une interdiction complète des châtiments corporels infligés aux enfants dans le cadre de leur législation nationale: les spécialistes de l’enfance ont unanimement reconnu que frapper un enfant ne constituait ni une punition acceptable, ni une façon d’éduquer, mais juste de la maltraitance.

Plus ou moins ancrés dans le concret, les ouvrages consacrés à une éducation bienveillante (centrée autour du dialogue et non de la castagne) fleurissent en librairie depuis des dizaines d’années. Ils sont de plus en plus nombreux à prôner les vertus de l’éducation positive, qui consiste à utiliser chaque bêtise ou erreur de l’enfant comme une façon de l’aider à se construire, à comprendre les conséquences de ses actes sur lui-même et sur son entourage, et à tenter de ne plus les reproduire.

Le parent positif est à la fois un prodigieux improvisateur et un metteur en scène hors normes, qui parvient à délivrer le monologue parfait pour expliquer son ressenti et à trouver une façon valorisante et constructive de permettre à son enfant de réparer son écart de conduite. Cette parentalité-là, nous sommes des millions à tenter de la pratiquer chaque jour, avec ou sans bouquin pour nous y aider. Nous voudrions être à la fois Mary Poppins, Super Nanny et Pascal le Grand Frère, pour que chaque seconde de la vie de nos marmots soit un enseignement de plus.


Parfois, sauf chez les parents parfaits (que l’on rencontre beaucoup dans les commentaires des articles éducation mais assez peu dans la vie réelle), l’éducation positive n’est juste plus concevable. Quand un enfant de 6 ans vous pose la même question pour la dixième fois de la journée et que vous lui avez répondu calmement les neuf premières fois, ou quand c’est la vingtième fois que vous mettez en pause le DVD du soir parce qu’un empêcheur de tourner en rond préfère courir dans sa chambre plutôt que d’essayer de s’endormir, difficile de trouver une énième parade ou une façon différente de lui expliquer les choses.

Là, selon la personnalité de chacun, on peut crier quelques secondes ou très longtemps, à pleins poumons ou de façon modérée, des insanités ou des menaces mesurées (rappel: on ne promet pas une fessée, mais l’annulation de la prochaine activité prévue ensemble, par exemple).

Chanter, pour oublier ses peines

Au cours d’une première phase de recherche sur internet, et notamment dans la blogosphère parentale, je n’ai trouvé que des conseils visant à cesser de crier lorsque les enfants désobéissent à répétition ou renversent leur troisième verre d’eau de la matinée. On nous conseille de chanter au lieu de crier, ou de «faire le miroir». D’autres nous expliquent de belle manière ce que ça a réellement changé dans leur relation avec leurs enfants. Sans aucune ironie, je trouve admirables les efforts déployés par chacune de ces personnes, d’autant que cela semble réellement fonctionner pour elles. Dans un billet datant de 2013, une blogueuse qui avait fait le pari de ne pas crier sur ses enfants pendant un an se félicitait d’avoir atteint les 399 jours (un score qu’elle a sans doute amélioré depuis, les 400 premiers jours étant sans doute les plus difficiles). Respect.

Quel que soit le type d’éducation envisagé, on ne doit pas réagir de la même façon pour un grain de riz tombé à côté de l’assiette ou pour la destruction volontaire de l’ordinateur parental

J’ai moi aussi tenté de comptabiliser les jours passés sans hausser le ton. Une petite croix dans mon agenda pour chaque journée de succès. Mon record, c’est 17. Deux semaines et demie à jouer matin, midi et soir la carte de la douceur, de la compassion, de l’échange… Un véritable bonheur. Comment le contester: bien sûr que c’est apaisant, de pouvoir mener sa petite troupe à voix basse. Ça repose les cordes vocales, les oreilles et les nerfs. On a l’impression d’avoir trouvé un équilibre. Mais le dix-huitième jour, la série s’achève.

C’est merveilleux, de pouvoir élever ses enfants sans heurts. Mais ni les parents ni les enfants ne sont des robots. Et lorsqu’une assiette est renversée volontairement ou qu’un geste violent est constaté, il semble important de marquer le coup. Il n’est pas nécessaire de hurler assez fort pour être entendu à l’autre bout de la rue (cela m’est déjà arrivé et c’est sans doute aussi inefficace qu’une fessée), mais crier semble inévitable voire nécessaire, à moins d’être un moine bouddhiste ou d’avoir la patience inscrite dans ses gênes.

Le bon crieur et le mauvais crieur

Quand j’ai commencé à enseigner, une prof du collège où j’exerçais m’a rapidement pris sous son aile. Elle m’a inculqué plusieurs préceptes, dont celui-ci: «Crie peu, mais crie bien». Et bien qu’une classe de 35 ados ne fonctionne pas comme une troupe de petits enfants, j’ai l’impression que ce conseil-ci correspond aux deux types de publics. Mais, au fait, ça veut dire quoi, «crie bien»? Les réponses sont multiples:

  • Le faire à bon escient, c’est-à-dire pour un fait qui semble suffisamment grave. Quel que soit le type d’éducation envisagé, on ne doit pas réagir de la même façon pour un grain de riz tombé à côté de l’assiette ou pour la destruction volontaire de l’ordinateur parental (ça ne m’est jamais arrivé, mais j’en cauchemarde parfois la nuit). Cela semble évident sur le papier, mais ça l’est moins face à un groupe d’élèves qui tente de tester vos limites ou devant des enfants trop petits pour compatir avec votre manque de sommeil.

  • Le faire de façon contrôlée, parce que se mettre à hurler n’importe quoi en butant sur la moitié des mots, c’est se décrédibiliser à coup sûr. Selon la situation, il est souvent possible de prendre 15 secondes ou 15 minutes de réflexion, le temps de trouver quoi dire et de placer sa voix. Autre précepte enseigné par cette fameuse prof: «Être prof, c’est jouer la comédie». Être parent aussi. La colère, ça peut se jouer. La faire sortir de façon brute, c’est risquer d’employer des mots qu’on regrettera ensuite, de proférer des menaces inapplicables ou déplacées, ou de ne pas être clair dans son propos.

  • Le faire avec parcimonie, car crier pendant un quart d’heure non stop, ça use tout le monde et ça ne fonctionne pas. Et parce que plus le cri est rare, plus il est efficace. Le cri rare surprend. Il peut glacer le sang de l’enfant et lui permettre de se rendre compte que cette fois, il est allé trop loin, ou que son énième bêtise est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Il y a plein d’idées bonnes à prendre. L’éducation positive et la communication non violente reposent entre autres sur le fait que le cri constitue forcément une agression. Il est vrai que des études ont montré que les cris appelaient les cris, pouvaient favoriser les cas de dépression chez les enfants, et avaient un effet négatif y compris chez les enfants élevés dans un foyer «chaleureux et aimant». Un article du site Today’s Parent s’interrogeait sur les conséquences négatives du cri en se demandant s’il était aussi néfaste que la fessée. La réponse est non, à condition de ne pas hausser le ton trop souvent. La fréquence acceptable semble difficilement quantifiable…

Ce même article rappelait que crier sur ses enfants ne doit en tout cas pas être vu comme une méthode d’éducation, mais bien comme une façon de réagir à l’un de leurs actes ou propos. Cela montre que l’on a été heurté par la façon dont ils se sont comportés, mais il convient ensuite d’aller plus loin, en demandant à l’enfant de s’excuser et de réparer sa faute lorsque c’est possible, puis en établissant un dialogue plus posé afin d’expliquer pourquoi il ne faudra pas recommencer.

Manipulations

Ce qui me dérange dans l’éducation positive à tout prix, c’est que ses parangons nous mettent vigoureusement en garde contre toute forme de manipulation (chantage, promesses ne pouvant être tenues…) tout en pratiquant d’autres formes de mensonge. J’ai déjà essayé de dire très calmement «Papa est triste parce que c’est la dixième fois que tu te mets debout sur le canapé». Ce qui est tout à fait faux, étant donné que ça ne m’attriste pas du tout. Au pire, ça abime le canapé, mais je m’en fiche un peu (en tout cas si c’est le mien). C’est juste que ça ne se fait pas, c’est tout. Et que je pensais avoir été clair les neuf fois précédentes.

Papa est en colère parce que c’est la dixième fois que tu te mets debout sur le canapé

J’ai aussi essayé de dire tout aussi calmement «Papa est en colère parce que c’est la dixième fois que tu te mets debout sur le canapé». Mais quelle est la valeur du mot «colère» si l’enfant ne l’associe pas à l’image de mes sourcils froncés et du rouge qui me monte aux joues (je deviens tout rouge quand je me mets en colère, moquez-vous!)? Il ne s’agit pas de lui faire peur, mais de lui indiquer que les bornes sont dépassées, qu’il a créé de la contrariété chez moi. Cela peut parfois nécessiter d’illustrer son propos en ayant vraiment l’air en rogne.

Sous certains angles, le débat sur la nécessité ou non de crier devant ses enfants me rappelle cette discussion récurrente dans beaucoup de cercles d’amis: pour durer, un couple doit-il s’engueuler de temps à autres? La réponse, c’est qu’il n’y a évidemment pas de réponse. Parce que certains couples peuvent tout à fait fonctionner sans jamais hausser le ton, parce qu’on peut se disputer de façon constructive ou totalement toxique, parce que certaines personnes peuvent vivre extrêmement mal le fait que l’on s’époumonne la voix face à elles. C’est un peu pareil en ce qui concerne les relations parents-enfants: certaines peuvent s’établir dans une sérénite quasi permanente, quand d’autres tournent au rapport de force même si on s’en serait bien passé. Dans cette dernière situation, à chacun de réagir de façon responsable, sans se culpabiliser parce que le ton est monté de quelques décibels, mais sans imaginer non plus que crier sans arrêt puisse assainir l’atmosphère.

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