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Un troisième genre? L'Indonésie, plus grand pays musulman, en reconnaît 5

L'anecdote de la «nounou» d'Obama a eu le mérite de mettre en lumière le cas complexe de ces millions de «marginaux» du genre.

Travestis indonésiens I CHAIDEER MAHYUDDIN / AFP
Travestis indonésiens I CHAIDEER MAHYUDDIN / AFP

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L'Oregon Revised Statute 33.460 aurait presque pu passer inaperçu. Cependant, comme le confiait Kris Hayashi, directeur exécutif du Transgender Law Center d'Oakland en Californie au journaliste du New York Times Christopher Mele, il s'agit d'une «étape historique» pour la communauté LGBT dans la marche vers la reconnaissance officielle et à l'échelle nationale d'un genre «neutre».

Décision de justice sans précédent aux États-Unis, Jamie Shupe s'est vu accorder le droit de ne pas s’identifier administrativement au genre féminin ou masculin. Jamie, né de genre masculin, ancien sergent de l'armée américaine, appartient désormais légalement au genre neutre ou non-binaire.

L'Oregon Revised Statute 33.460 permet même de demander un changement simultané de nom et de sexe, une fois acquittés les frais de dossiers s'élevant à 111 dollars. Aucun certificat médical n'est exigé.

L'État d'Oregon n'est pas le seul à admettre légalement ce troisième genre: l'Australie, l'Allemagne ou l'Inde ont déjà sauté le pas. Quant à l'Indonésie, qui regroupe 12,7% de la population musulmane mondiale avec ses 250 millions d’habitants, elle en reconnaît cinq –ou plus précisément, comme l'explique la chercheuse australienne Sharyn Graham Davies, trois sexes (femme, homme et hermaphrodite), quatre genres (femme, homme, calabai et calalai) ainsi qu'un méta-genre, appelé «bissu».

Ce genre transcendant, selon les croyances des Bugis du Sulawesi du Sud en Indonésie, désigne hermaphrodites ou travestis. Les bissu sont considérés comme intermédiaires entre les deux mondes divin et humain, donc chargés de réunir les deux sexes opposés. Calabai et calalai sont respectivement des hommes travestis en femmes, et des femmes travesties en hommes.

Une forte communauté

Si cette tradition des cinq genres Bugis semble ancrée dans un lointain passé (le récit d'un explorateur portugais daté de 1545 figure à ce jour le plus ancien témoignage), l'ethnographe Gilbert Hamonic met en garde contre un préjugé répandu qui tendrait à les classer dans la catégorie «curiosité exotique»:

«Avec certaines difficultés, la présence des bissu s'est maintenue jusqu'à nos jours. Si les autorités musulmanes ont toujours cherché à les mettre à l'écart, et si les rapports bissu-Islam furent souvent très tendues, ce dernier n'est pourtant jamais parvenu à briser totalement leur influence, bien antérieure à son arrivée

Je savais au fond de moi-même que j'étais une femme, mais je ne voulais pas mourir pour ça

Evie

Le nombre de transgenres en Indonésie s'élèverait actuellement à 7 millions; une communauté désignée par le terme-ombrelle de «waria». Certains sont parfaitement «intégrés», tel la présentatrice de Trans TV, Dorce Gamalama, qui apparaît régulièrement lors d'événements publics aux côtés du président Joko Widodo. 

Transgenre et fervent musulman

Toutefois, une réalité plus dure a été mise en lumière après que l'Associated Press a révélé que le président Obama avait eu une nounou transgenre. Remariée à Lolo Soetoro, un Indonésien, la mère du futur président avait rencontré Turdi/Evie à Jakarta. Il/elle cuisinait à merveille et Ann Dunham, impressionnée, l'avait embauché(e) en 1969, lui confiant son «petit Barry». Au départ de la famille en 1971, Evie a connu un parcours sombre. Pourchassée, humiliée, c'est la mort brutale d'une amie transsexuelle au milieu des années 1980, sous la dictature du général Soeharto, qui la décide à vivre dans sa peau d'homme pour tenter de la sauver, tout simplement. Il confie alors, en 2012, se rendre à la mosquée cinq fois par jour et trouver refuge dans la religion.

«Je savais au fond de moi-même que j'étais une femme, mais je ne voulais pas mourir pour ça. Alors, j'ai décidé, finalement, de vivre comme un homme.»

Si l'Indonésie est réputée pour être une «terre d'un islam traditionnellement modéré», les poussées de fièvre islamiste et la réislamisation de la société compliquent (voire menacent) la vie de millions de waria. Le journal Le Monde rapportait la même année les propos d'un prédicateur musulman, Icwan Syam:

«Si (les transsexuels) ne veulent pas se faire soigner par des médicaments et l'étude des textes religieux, ils doivent accepter de se faire insulter et harceler.»

Un pays de contradictions?

Soeharto a été forcé de démissionner en 1998. La république d'Indonésie se développe et cultive de nombreuses ambivalences. Tandis se multiplient les attaques terroristes à Bali ou à Jakarta, la capitale, 3.000 fonctionnaires indonésiens des îles Sulawesi acceptent de faire virer leur salaire sur le compte en banque de leur femme (raison invoquée par l'administration locale: confier aux épouses le contrôle des finances empêcherait leurs maris d'aller dépenser leur argent avec leurs maîtresses).

Au même moment, le speaker du Parlement indonésien tente de faire interdire le port de la minijupe, qui «donne de mauvaises idées aux mâles». En 2013, les manifestations «anti-miss Monde» à Jakarta, concours «allant à l'encontre des lois islamiques», s'accompagnent de menaces d'attentat. Le concours s'organise dans l'urgence à Bali, sous haute surveillance.

Le problème, c'est quand ils sont trop romantiquement explicites, qu'ils s'embrassent ou font l'amour en public

Déjà, quelques mois auparavant, Lady Gaga avait dû renoncer à sa tournée indonésienne face à la pression d'intégristes religieux. En 2015, le monde entier s'étonnait devant la découverte d'une mosquée transgenre, fondée en 2008 par Shinta Ratri. «Il n'y a là aucune contradiction», s'insurge un des transgenres venu y étudier les textes sacrés. Car, en réalité, comme le souligne Sharyn Graham Davies, waria, hommes ou femmes, calalai et calabai sont parmi les plus fervents musulmans qui soient.

«Nous ne sommes pas contre les LGBT mais contre leur activité»

D'ailleurs, détaille en janvier 2016 Muhammad Nasir, ministre indonésien des Technologies, de la Recherche et de l'Éducation, s'il refuse aux universités le droit de laisser se créer des groupes activistes LGBT (libres d'aller s'exprimer ailleurs, mais pas au sein de l'université), c'est uniquement par souci du respect de «valeurs et de la morale».

«Nous ne sommes pas contre les LGBT mais contre leur activité. Le problème, c'est quand ils sont trop romantiquement explicites, qu'ils s'embrassent ou font l'amour en public.»

Porte-parole de l'Assemblée consultative du peuple, Zulkifli Hasan ajoutait:

«Nous devons nous opposer au mouvement LGBT, en tant que mouvement. Nous devons limiter son champ d'action. Toutefois, en tant qu'individus, ils doivent être protégés au même titre que n'importe quel autre citoyen.»

La journaliste Jennifer Sidharta, dans un article qui rappelle que 11,6% de femmes siègent aux conseils d'administration dans les entreprises indonésiennes, résumait la situation dans les pages de Global Indonesia:

«L'idée derrière le respect des droits LGBT n'est pas de changer l'Indonésie, de faire en sorte que le pays promeuve cette notion, soit considéré comme plus “ouvert d'esprit” –ce qui serait pour certains une dégradation des valeurs morales. Non, il s'agit d'accepter la perspective de l'expression, sans violence, d'une minorité. Et éviter ainsi le développement d'un environnement dans lequel la majorité aurait toujours raison, et la minorité devrait se taire

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