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Le djihadisme ne peut se comprendre qu'au niveau local

En étudiant les données fournies par les «Daech Leaks», un rapport dresse une typologie régionale des combattants étrangers de l'EI, avec des résultats surprenants selon les pays.

Des djihadistes de l'organisation État islamique, près de Ain al-Arab, en octobre 2014. ARIS MESSINIS / AFP.
Des djihadistes de l'organisation État islamique, près de Ain al-Arab, en octobre 2014. ARIS MESSINIS / AFP.

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Début 2016, un déserteur de l’organisation État islamique a fait fuiter des milliers de documents de l'organisation. Ces formulaires administratifs étaient remplis par les combattants étrangers lors de leur arrivée en Syrie, entre 2013 et 2014. Le think tank New America et l'analyste Nate Rosenblatt en ont extrait les données pour dresser, fin juillet, une typologie de 3.500 djihadistes.

Il n'y a pas de djihadiste-type, mais il est possible de faire des moyennes. Selon ces documents, le «combattant lambda» de l'EI est né en 1987. Son niveau d'études est proche du bac (32%). Sa connaissance de la religion est basique (55%). Il n'a pas d'expérience antérieure du combat (82%). Enfin, il est célibataire (59%). Cet idéal-type dissimule des réalités variées. En revanche, les combattants issus d'une même région ont généralement un profil similaire.

New America/Nate Rosenblatt – DR

Premier échantillon: Libye, Tunisie, Arabie Saoudite

Dans un premier temps, l'étude se focalise sur les régions ayant fourni le plus de combattants proportionnellement à leur population. Trois sont étudiées en détail. Ces chiffres ne portent que sur les arrivées comptabilisées sur les «Daech leaks» entre 2013 et 2014.

La région de Derna, en Libye, enregistre 34 départs vers l'EI pour 160.000 habitants. Les combattants sont pour la plupart nés entre 1991 et 1992. Ils sont peu éduqués, sur le plan scolaire comme religieux, et rarement mariés. Contrairement à la plupart des recrues, 53% d'entre eux affirment avoir déjà combattu au sein de groupes djihadistes, en Libye, en Afghanistan ou en Irak. Leur niveau d'éducation est faible.

Le contexte est particulier. L'idéologie islamiste possède une forte influence dans la région depuis les années 1980. En 2011, les djihadistes ont proclamé un émirat à Derna. En novembre 2014, la région, une place forte de l'EI, a été officiellement reconnue par le «calife» Baghdadi. En avril 2016, l'EI a été chassé par des militants proches d'al-Qaida. Selon le rapport, la jeunesse de ces combattants et leur expérience traduit l'importance des idéologies islamiste et djihadiste dans la région. On peut supposer qu'ils ont été éduqués à cette idéologie au sein de leur famille. Celle-ci a donc été transmise d'une génération à une autre.

Dans la région de Kebili, en Tunisie, on compte 27 départs pour environ 157.000 habitants. Les combattants y sont légèrement plus éduqués (niveau bac) mais semblent avoir eu peu d'opportunités professionnelles. Ils ont travaillé dans des emplois peu qualifiés et ont peu voyagé. 85% déclarent une connaissance de la religion «basique». Ces chiffres reflètent l'essor récent du djihadisme en Tunisie après la «révolution de jasmin» de 2011. Sous la présidence de Ben Ali, la religion était strictement encadrée. Lors de la révolution, des prêcheurs extrémistes ont été libérés des prisons. Leur discours a trouvé un écho chez des milliers de jeunes Tunisiens en quête de spiritualité et d'éducation religieuse.

Dans la région d'al-Qassim, en Arabie Saoudite, on dénombre 135 départs pour 1,2 million d'habitants. Les candidats au djihad y sont plus éduqués et qualifiés. Un combattant sur trois a arrêté ses études universitaires pour rejoindre l’État Islamique. Un quart d'entre eux ont quitté des emplois qualifiés (fonctionnaire, ingénieur, comptable...) pour rejoindre l'EI. Néanmoins, 60% d'entre eux étaient au chômage ou exerçaient des emplois peu qualifiés. La combinaison de trois phénomènes régionaux peut favoriser l'engagement dans l’État islamique. Premièrement, une idéologie wahhabite plus radicale que celle du royaume y est influente. Deuxièmement, ses habitants sont de plus en plus hostiles au régime saoudien. Troisièmement, la région traverse des difficultés économiques.

Deuxième échantillon: Chine, Liban, Bahreïn

L'étude se focalise ensuite sur des régions ayant fourni la majorité des combattants de l'EI de leur propre pays. Encore une fois, elle ne concerne que les arrivées enregistrées par les «Daech leaks» entre 2013 et 2014.

Le profil le plus atypique concerne les Ouïghours du Xinjiang, en Chine. Cette région enregistre 97% des départs pour l'EI depuis la Chine, soit 114 personnes sur 118. Ce sont principalement des travailleurs agricoles, avec des familles nombreuses et un niveau scolaire peu élevé, n'ayant jamais voyagé. En moyenne, ils sont nés en 1987, mais ce chiffre cache de grands écarts. Le combattant le plus âgé a rejoint l'organisation à 80 ans après la mort de son fils en Syrie.

En revanche, aucun d'entre eux n'a combattu au sein de l'insurrection djihadiste du Mouvement islamique du Turkestan oriental, liée à al-Qaida. Les Ouïghours subissent depuis les années 1990 une politique qui restreint leurs droits culturels et religieux sous couvert d'antiterrorisme. La Chine légifère sur la taille des barbes, décourage le port du voile et limite l'accès des jeunes aux mosquées. L’État islamique a ciblé les Ouïghours au travers de sa propagande en dénonçant cette situation. Ceux qui sont partis semblent avoir attendu la proclamation du «califat» en 2014 pour réaliser ce projet d'émigration définitif, partant souvent avec toute leur famille. Cette spécificité explique la présence de très jeunes enfants dans les documents officiels.

Le gouvernorat du Nord représente 79% des départs pour l'EI depuis le Liban, soit 22 personnes sur 28. Ses combattants sont peu éduqués et souvent liés à des réseaux criminels. Selon le rapport, leurs motivations sont liées à une hostilité envers les chiites et à un sentiment de marginalisation. En 1982, en Syrie, une insurrection islamiste a été écrasée à Hama. De nombreux militants islamistes libanais ont été tués et les djihadistes libanais se sont repliés dans les camps de réfugiés palestiniens. En 2007, le mouvement Fatah Aal-Islam a lancé une insurrection depuis le camp de Nahr Al-Bared mais a été vaincu par l'armée libanaise, épisode qui a davantage marginalisé le nord par rapport au reste du pays. En revanche, ceux qui rejoignent l’État islamique en Syrie ont peu de liens avec les djihadistes libanais «historiques», qui combattent plutôt sous la bannière d'al-Qaida.

L'île de Muharraq comptabilise 70% des départs du Bahreïn vers l'EI, soit 19 combattants sur 27. Dans ce bastion sunnite d'un pays à majorité chiite, les combattants de l'EI sont plus jeunes (nés en moyenne en 1994), rarement mariés et ont voyagé dans plusieurs pays. Leur niveau d'études et de qualification est faible. Ces données suggèrent un profil plus «aventurier» que chez les Ouïghours, par exemple. Depuis 2011, le pouvoir réprime les opposants chiites et pro-démocratie. Selon le rapport, cela a favorisé la montée de l'extrémisme religieux, y compris au sein de l'appareil d’État. Deux motivations principales sont identifiées chez ceux qui rejoignent l'EI: la première est la volonté de combattre les chiites et les alaouites en Syrie; la deuxième est la défiance croissante des tribus sunnites envers la famille au pouvoir dans un contexte de crise économique.

Selon ce rapport, il est donc important d'adapter la lutte contre le djihadisme aux contextes locaux. En Tunisie, un tiers des jeunes qui ont rejoint l’État Islamique n'ont ni le bac ni éducation religieuse. Il ne sert donc à rien de leur prêcher un islam modéré sur les réseaux sociaux. Dans des régions où l'idéologie islamiste et djihadiste est ancrée depuis longtemps, ce travail sera plus difficile.

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