Économie

Les thèses de Piketty invalidées par un économiste du FMI? Pas si sûr

Une étude de l'organisation semble mettre à mal l'exactitude d'une des thèses les plus importantes sur l'origine des inégalités formulées par l'économiste français dans «Le capital au XXIe siècle». Mais quand on y regarde de plus près, ce n'est pas aussi simple que cela.

Thomas Piketty, le 13 mai 2016, au Festival de Cannes. LOIC VENANCE / AFP.
Thomas Piketty, le 13 mai 2016, au Festival de Cannes. LOIC VENANCE / AFP.

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Tous les économistes et les journalistes économiques regardent (ou devraient regarder) chaque jour les working papers qui sortent sur le site en anglais du Fond monétaire international. De quoi s'agit-il? D'études qui expriment le point de vue d'un ou de plusieurs économistes sur des sujets d'actualité tels que l'efficacité des politiques monétaires ou budgétaires, l'impact des variations des taux de change, etc. Il s'agit pour ces économistes d'apporter leur contribution à la mise au point de politiques économiques de plus en plus efficaces et –cela arrive aussi– d'inciter les gouvernements à renoncer à utiliser des instruments qui ne marchent pas ou ne marchent plus parce que le contexte a changé. Les working papers permettent de suivre au jour le jour l'évolution de la doctrine économique. Un seul problème: ils sont toujours très techniques; ils n'ont pas vocation à être accessibles au grand public.

Un de ces workings papers, publié le 3 août dernier, a particulièrement retenu l'attention en France. Son auteur, l'économiste brésilien Carlos Goes, y vérifie l'exactitude d'une des principales thèses défendues par Thomas Piketty dans Le capital au XXIe siècle et conclut sans ambages: ce n'est pas vrai, ça ne marche pas comme ça. Evidemment, dans le petit monde des économistes qui ne sont pas en vacances, cela crée un certain émoi. Certes, ce n'est pas la première fois que les affirmations de l'économiste français sont contestées. Mais ce nouveau pavé jeté dans la mare Piketty fait doucement rigoler tous ceux qui n'aiment pas ses idées et ceux, au moins aussi nombreux, qui jalousent le succès international de son livre. Et, plus sérieusement, pour tous ceux qui s'inquiètent de la montée des inégalités et cherchent des moyens de la combattre, c'est une pièce importante versée au dossier.

La «contradiction centrale» du capitalisme remise en cause

Pour bien comprendre de quoi il s'agit, il faut d'abord revenir au livre de Piketty. Dès l'introduction, l'auteur explique que si le taux de rendement du capital s'établit fortement et durablement au-delà du taux de croissance du revenu national, «il existe un risque très fort de divergence caractérisée de la répartition des richesses». Pourquoi? Parce que, dans ce cas, il suffit «aux héritiers d'épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s'accroisse plus vite que l'économie dans son ensemble». Thomas Piketty voit dans r>g  (r désigne le taux de rendement du capital, g le taux de croissance) «la contradiction centrale du capitalisme».

Dans son chapitre 10 consacré à l'étude de l'inégalité de la propriété du capital en Europe et aux Etats-Unis au fil des siècles, il place des graphiques montrent que «le taux de rendement pur du capital –généralement 4%-5%– a toujours été nettement supérieur au taux de croissance mondial au cours de l'histoire». Il constate aussi que l'écart s'est fortement resserré au cours du XXe siècle, notamment dans la période où la croissance mondiale a atteint 3,5%-4%, mais il croit que «selon toute vraisemblance, l'écart devrait s'élargir de nouveau au cours du XXIe siècle, au fur et à mesure du ralentissement de la croissance (notamment démographique)». Donc, le capital risque de se trouver de plus en plus concentré entre les mains de ceux qui en possèdent déjà un, et les revenus du capital croissant plus vite que les revenus du travail, les inégalités sont appelées à s'accroître fortement.

Carlos Goes démolit complètement cette thèse: «En m'appuyant sur l'exemple de dix-neuf économies avancées sur une période de trente ans, je ne trouve aucune preuve empirique d'une dynamique allant dans le sens suggéré par Piketty.» Au contraire, dans plus de 75% des cas qu'il a étudiés, le résultat a été négatif, il n'y a pas eu de progression du capital plus rapide que celle des revenus, pas de concentration des patrimoines. Et l'économiste brésilien conclut:

«Puisque la dynamique calculée ne confirme pas la théorie de Piketty, les inégalités de revenus observées dans beaucoup d'économies avancées au cours des dernières décennies doivent être expliquées par d'autres facteurs que l'écart entre r et g.»

Une condamnation un peu rapide

Mais est-il bien sûr que ces obervations condamnent réellement un des points clés de la théorie de Piketty? Il semble que ce soit aller un peu vite en besogne. Thomas Piketty ne fournit pas de chiffres précis dans son ouvrage sur la période 1980-2012 étudiée par Carlos Goes. Il raisonne sur des périodes beaucoup plus longues. D'ailleurs, l'économiste du FMI le reconnaît avec une grande honnêteté intellectuelle: l'inégalité est un phénomène complexe et «il est certainement possible que les relations de long terme que Piketty propose existent, mais ne se retrouvent pas  dans les données des trente dernières années pour les 19 pays avancés étudiés». Bref, Piketty a tort en apparence, mais il se pourrait qu'il ait raison...

Thomas Piketty lui-même l'avait admis: si la relation entre r et g suffisait à elle seule à expliquer les inégalités, cinquante pages auraient suffi; il n'aurait pas eu besoin d'en écrire 950. Mais si les données des trois dernières décennies ne confirment pas sa thèse, il faut bien, comme le suggère Carlos Goes, chercher d'autres explications que la concentration du capital. Car la hausse des inégalités  a été réelle au cours de ces décennies; elle est un phénomène qu'aucun économiste sérieux ne nie plus. Les grandes organisations économiques comme le FMI ou l'OCDE s'en inquiètent.

Tout le problème est de trouver la bonne explication, sachant qu'il n'y a probablement pas une explication unique. Certains économistes suggèrent de ne pas regarder le capital, le patrimoine, comme le fait Piketty, mais plutôt les revenus: ceux qui peuvent faire valoir leurs compétences sur un marché mondial creusent l'écart avec les autres salariés. Un autre économiste français, Philippe Aghion, qui se réclame aussi de la gauche, mais pas de la même gauche que Thomes Piketty, estime qu'il peut y avoir de «bonnes» inégalités, qui sont la reconnaissance de l'innovation.

Donner la bonne explication est impératif si l'on veut trouver les bons moyens de lutter contre la montée des inégalités, dangereuse socialement, politiquement et même économiquement, puisqu'on estime maintenant qu'elle peut être un frein à la croissance.

Le débat économique réorienté

De ce point de vue, on ne peut que se féliciter de l'écho rencontré par le livre de Thomas Piketty et de la façon dont il stimule la recherche. Un des objectifs que l'économiste poursuivait était de «remetttre la question de la répartition au coeur de l'analyse économique», alors que depuis quelque temps, il était de bon ton de se concentrer d'abord sur la croissance et la production, la répartition n'étant dans cette optique qu'un problème de second rang. L'objectif a été atteint: pour critiquer les thèses de Piketty, il faut bien venir sur son terrain. Plus les inégalités seront étudiées, plus elles auront de chances d'être combattues efficacement. Après tout, il se peut fort bien que «l'impôt mondial et progressif sur le capital» que préconise Thomas Piketty (et qui a peu de chances de voir le jour dans un avenir proche) ne soit pas la meilleure solution.

En attendant qu'on trouve cette solution, d'autres économistes doivent se réjouir de l'importance prise par ce débat. On pense en particulier à Pierre-Noël Giraud, qui écrivait dans L'homme inutile: «Suivant en cela Ricardo, je considère que l'objet central de l'économie est l'inégalité des revenus et plus généralement d'accès aux biens de ce monde, et non pas la croissance, dont la mesure est par ailleurs difficile et à juste titre controversée.» Si l'on fait partie du fan club de Thomas Piketty, on peut être tenté de trouver que l'inégalité face au capital est encore plus importante que celle des revenus, mais, dans tous les cas, le débat est positif.

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