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Non Hillary, ne fais pas la bourde d'aller chercher le soutien d'Henry

La candidate démocrate a raison de se rapprocher des Républicains rebutés par Trump. Sauf quand il s'agit de Kissinger.

Kissinger en mai 2016 I Brendan Smialowski / AFP
Kissinger en mai 2016 I Brendan Smialowski / AFP

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Depuis plusieurs semaines, Hillary Clinton tente d'ouvrir les bras à quasiment tous les Républicains légitimement dégoûtés par la perspective d'un Donald Trump président. Mais en ce qui concerne un Républicain très célèbre, le rapprochement est bien plus ancien. Depuis des années, Clinton ne cache pas son amitié et son admiration envers Henry Kissinger, un homme dont les faits d'armes relèvent d'un mépris manifeste pour les droits humains, l’État de droit et la plus élémentaire des décences.

Lundi 8 août, un article de Politico détaillait la volonté de l'équipe Clinton de courtiser des «anciens» de la politique étrangère républicaine, et notamment Condoleezza Rice, James Baker et Kissinger. Le même jour, le New York Times dévoilait la lettre ouverte de cinquante anciens dirigeants républicains qui, en résumé, remettait gravement en question les capacités de Donald Trump à devenir commandant en chef. Kissinger, Baker, Colin Powell et d'autres ne faisaient pas partie des signataires, d'où l'idée qu'une répudiation encore plus prestigieuse de Trump pourrait être dans les tuyaux.

Enthousiasme manifeste

Que la campagne de Clinton veuille amadouer des Républicains circonspects face au candidat de leur parti n'a rien de grave, et les multiples défections au sein de l'establishment républicain portent un sérieux coup à Trump. Sauf qu'en ce qui concerne Kissinger, on aurait pu s'attendre à davantage de discernement de la part de Clinton. Mais au lieu de marquer ses distances avec lui, Clinton n'économise pas son enthousiasme pour lui tresser des lauriers. Elle a souvent loué sa sagesse et la valeur de son «expertise» et de sa «perspicacité». A parlé d'un de ses livres, parmi le flot quasi inépuisable de sa production littéraire, comme d'un chef d’œuvre (Morceau choisi: «Kissinger est un ami et j'ai écouté ses conseils lors j'étais Secrétaire d’État. Il s'est toujours tenu au courant de mes activités, en me faisant part de ses brillantes observations sur des dirigeants étrangers et en m'envoyant des rapports écrits sur ses voyages»).

Lors d'un débat avec Bernie Sanders qui attaquait Kissinger sur son passif en matière de politique étrangère, Clinton l'a défendu. Et elle a même choisi de passer des vacances en sa compagnie. L'équipe Clinton aime mettre en avant le lien particulier qui unirait les hommes et les femmes ayant eu la charge de la diplomatie américaine.

T-La négation de la démocratie et le goût pour la force armée ont été les marques de fabrique de la politique étrangère à la Nixon-Kissinger

Reste que les faits d'armes diplomatiques de Kissinger rendent toute association avec lui moralement suspecte. Oui, Donald Trump menace la démocratie américaine, mais il est loin d'être le seul à mépriser les normes démocratiques. Et peu de dignitaires américains ont été aussi lestes dans la violation de ces principes que Kissinger.

Entreprises de destabilisation

Les bombardements illégaux du Cambodge décidés par l'administration Nixon demeurent l'un des choix les plus implacables jamais pris par un gouvernement américain. Ils permettront la prévisible déstabilisation de ce pays, qui sera ensuite meurtri par un génocide. La négation de la démocratie et le goût pour la force armée ont été les marques de fabrique de la politique étrangère à la Nixon-Kissinger, que ce soit au Chili (où Kissinger ne fit aucun secret de son appétence pour le joug dictatorial d'Augusto Pinochet) ou en Grèce (où une junte militaire fut aussi considérée comme préférable à la démocratie).

En Asie du Sud, Nixon et Kissinger (alors conseiller à la sécurité nationale) n'ont pas dévié de leur ligne en manifestant un soutien farouche à la dictature militaire pakistanaise, responsable de dizaines (voire de centaines) de milliers de morts dans ce qui est aujourd'hui le Bangladesh. (Connaître le bilan réel des politiques Nixon-Kissinger a tout d'une gageure).

La pommade passée par Donald Trump à Vladimir Poutine fait petit bras par rapport au respect continu assuré par Kissinger aux grands autocrates de ce monde, que ce soit en Argentine, en Iran ou au Zaïre. Sans oublier le rôle tenu par Kissinger en 1968 lors de la présidentielle. En faisant fuiter des informations sur les négociations de paix, Kissinger, alors universitaire, allait favoriser la stratégie de Nixon: faire croire aux Vietnamiens du Sud qu'ils allaient obtenir un accord plus avantageux si jamais il était élu. Une fois l'information passée, le gouvernement vietnamien du Sud refusa d'envoyer ses négociateurs à Paris, et ce malgré la suspension des bombardements décidée par l'administration Johnson –un événement qui allait la mettre dans l'embarras.

Froid tacticien

Face à Nixon, le vice-président de Johnson, Hubert Humphrey, perdra quelques jours plus tard une élection annoncée comme serrée. (Naturellement, avec Nixon et Kissinger au pouvoir, la guerre ne s'arrêtera pas avant plusieurs inutiles et sanglantes années).

La carrière post-gouvernementale de Kissinger est difficilement plus respectable. Sa bienveillance pour les régimes répressifs ne s'est jamais tarie. Du massacre de la Place Tian'anmen, il a pu dire

«Ce n'est pas l'endroit pour analyser les événements qui ont pu conduire à la tragédie de la Place Tian'anmen; chaque camp a une perception différente en fonction des origines diverses et souvent contradictoires de sa participation à la crise (…) L'occupation de la place principale d'une capitale, même en étant parfaitement pacifique, relève aussi d'une tactique visant à démontrer l'impuissance d'un gouvernement, à l'affaiblir, et à le provoquer à réagir de manière inconsidérée, ce qui le désavantage.»

Une position assez similaire à celle de Donald Trump concernant la «tragédie», telle que le milliardaire l'exposait dans Playboy en 1990: «Quand les étudiants ont déferlé sur la Place Tian'anmen, le gouvernement chinois est quasiment parti en sucette. Ensuite, il a été affreux, horrible, mais la force lui a permis de mettre fin au mouvement. Ce qui vous montre le pouvoir de la force.»

Il est peu probable qu'elle abjure ce soutien, une perspective aussi décevante que peu surprenante

Malgré ces vilains faits d'armes, d'aucuns estiment que la campagne Clinton doit faire feu de tout bois vu la menace effroyable que Donald Trump fait peser sur l'ordre démocratique. Globalement, je suis d'accord avec ce point de vue: dans la liste des 50 signataires de la lettre ouverte du New York Times, par exemple, il y a des personnages peu ragoûtants au passé contestable. Mais ce n'est pas parce que vaincre Trump relève d'une nécessité impérieuse qu'il faut pour autant dresser énorme une tente et y accueillir à bras ouverts absolument tous ceux qui critiquent Trump et veulent le voir défait.

Convaincre les sceptiques

Non, tout le monde n'est pas le bienvenu. En tant que plausible future présidente, il faut que Clinton fasse preuve de discernement. Son rôle de possible sauveuse de la démocratie libérale, elle ne le doit pas à une majorité d'Américains qui lui font confiance –on en est loin. Mais parce qu'elle représente tout simplement la seule figure non-autoritaire dans une campagne présidentielle qu'elle a de bonnes chances de remporter.

Une manière pour Clinton de réellement s'attirer les faveurs de sceptiques qui, à l'heure actuelle, envisagent de voter pour elle en se pinçant le nez, serait de garantir son intransigeance: oui, elle peut accepter l'aide de ceux avec qui elle n'est pas totalement sur la même longueur d'onde, mais non, elle n'a pas besoin ni envie de mains aussi ensanglantées que celles de Kissinger. Pour autant, il est peu probable qu'elle abjure ce soutien, une perspective aussi décevante que peu surprenante. Et l'idée que Henry Kissinger puisse avoir une quelconque influence sur la Maison Blanche occupée par Hillary Clinton est tout bonnement effrayante.

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