Santé / France

IVG: le jour où Simone Veil a partagé sa «conviction de femme»

En novembre 1974, la ministre de la Santé, disparue ce vendredi 30 juin 2017 à l'âge de 89 ans, défendait la légalisation de l'avortement devant des députés à 95% masculins.

Simone Veil à l'Assemblée nationale, le 26 novembre 1974. AFP.
Simone Veil à l'Assemblée nationale, le 26 novembre 1974. AFP.

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Disparue ce 30 juin, à l'âge de 89 ans, Simone Veil a eu une riche carrière qui l'a notamment conduite à occuper les postes de première présidente du Parlement européen, de 1979 à 1982, ou de membre du Conseil constitutionnel, de 1998 à 2007. Mais c'est évidemment en temps que ministre de la Santé, portefeuille qu'elle a détenu à deux reprises, de 1974 à 1979 et de 1993 à 1995, qu'elle restera avant tout dans la mémoire collective. Et notamment pour un discours: celui introduisant devant l'Assemblée nationale le débat sur la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse, le 26 novembre 1974.

«Monsieur le président, mesdames, messieurs, si j'interviens aujourd'hui à cette tribune, ministre de la Santé, femme et non-parlementaire, pour proposer aux élus de la nation une profonde modification de la législation sur l'avortement, croyez bien que c'est avec un profond sentiment d'humilité devant la difficulté du problème, comme devant l'ampleur des résonances qu'il suscite au plus intime de chacun des Français et des Françaises, et en pleine conscience de la gravité des responsabilités que nous allons assumer ensemble», lance ce jour-là cette magistrate qui, six mois plus tôt, était encore secrétaire générale du Conseil supérieur de la magistrature.

 

 

 

Le 28 mai 1974, elle a été nommée ministre de la Santé du gouvernement dirigé par Jacques Chirac, une semaine après la victoire à la présidentielle d'un Valéry Giscard d'Estaing qui a affirmé son souhait de voir le Parlement réformer l'avortement «dans le sens libéral et non répressif». Une répression qui s'est fortement atténuée les années précédentes: passible de mort sous Vichy, l'avortement illégal donne alors lieu à quelques dizaines de condamnations par an. En octobre et novembre 1972, lors de deux procès retentissants à Bobigny, l'avocate Gisèle Halimi a obtenu la relaxe d'une jeune fille de 17 ans qui a avorté illégalement, et la condamnation à des peines symboliques de sa mère et de plusieurs femmes qui l'ont aidée. Si elle pointe que «l'avortement doit rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue», Simone Veil note dans son discours que la loi n'est plus réellement appliquée, mais crée des situations extrêmement pénibles:

«Parce que si des médecins, si des personnels sociaux, si même un certain nombre de citoyens participent à ces actions illégales, c'est bien qu'ils s'y sentent contraints; en opposition parfois avec leurs convictions personnelles, ils se trouvent confrontés à des situations de fait qu'ils ne peuvent méconnaître. Parce qu'en face d'une femme décidée à interrompre sa grossesse, ils savent qu'en refusant leur conseil et leur soutien, ils la rejettent dans la solitude et l'angoisse d'un acte perpétré dans les pires conditions, qui risque de la laisser mutilée à jamais. Ils savent que la même femme, si elle a de l'argent, si elle sait s'informer, se rendra dans un pays voisin ou même France dans certaines cliniques et pourra, sans encourir aucun risque ni aucune pénalité, mettre fin à sa grossesse. Et ces femmes, ce ne sont pas nécessairement les plus immorales ou les plus inconscientes. Elles sont 300.000 chaque année. Ce sont celles que nous côtoyons chaque jour et dont nous ignorons la plupart du temps la détresse et les drames.»

«Je voudrais tout d'abord vous faire partager une conviction de femme»

Trois ans plus tôt, un événement médiatique avait d'ailleurs marqué de manière éclatante à quel point la question de l'avortement concernait toutes les Françaises: le «manifeste des 343» (rebaptisé de manière satirique «les 343 salopes» par Charlie Hebdo), rédigé par Simone Beauvoir et cosigné par de nombreuses personnalités dans le Nouvel Observateur, dont des romancières (Marguerite Duras, Violette Leduc, Françoise Sagan...), des penseuses et activistes féministes (Christine Delphy, Monique Wittig...), des actrices (Catherine Deneuve, Bernadette Lafont, Marie-France Pisier...). Mais pas vraiment de politiques, même si une des signataires, la socialiste Yvette Roudy, deviendra en 1981 ministre des droits des femmes. Parmi les quelques cinq cents députés qui se dressent face à Simone Veil, ce 26 novembre 1974, on compte à peine une dizaine de femmes:

«Je voudrais tout d'abord vous faire partager une conviction de femme –je m'excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d'hommes: aucune femme ne recourt de gaieté de coeur à l'avortement. Il suffit d'écouter les femmes. [...] Parmi ceux qui combattent aujourd'hui une éventuelle modification de la loi répressive, combien sont-ils ceux qui se sont préoccupés d'aider ces femmes dans leur détresse? Combien sont-ils ceux qui, au-delà de ce qu'ils jugent comme une faute, ont su manifester aux jeunes mères célibataires la compréhension et l'appui moral dont elles avaient grand besoin?»

Le texte examiné ce jour-là prévoit que la décision d'avoir recours à un avortement incombe exclusivement à la femme enceinte lors des dix premières semaines de grossesse (douze depuis 2001), après consultation obligatoire d'un médecin et d'un organisme social et avec un délai de réflexion obligatoire de huit jours. L'IVG n'est alors pas remboursée par la Sécurité sociale, mais le sera à partir de 1982. Finissant de présenter ce texte prudent, Simone Veil estime qu'il fera l'objet dans les années à venir d'un soutien de plus en plus large –l'histoire lui a donné raison puisque, dans les sondages, on est passé de moins de la moitié des Français en faveur de l'IVG aux trois quarts:

«L'Histoire nous montre que les grands débats qui ont divisé un moment les Français apparaissent avec le recul du temps comme une étape nécessaire à la formation d'un nouveau consensus social, qui s'inscrit dans la tradition de tolérance et de mesure de notre pays. Je ne suis pas de ceux et de celles qui redoutent l'avenir. Les jeunes générations nous surprennent parfois en ce qu'elles diffèrent de nous; nous les avons nous-mêmes élevées de façon différente de celle dont nous l'avons été. Mais cette jeunesse est courageuse, capable d'enthousiasme et de sacrifices comme les autres. Sachons lui faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême.»

Les débats se poursuivent ensuite pendant trois jours, dans une atmosphère extrêmement houleuse: «Je n'imaginais pas la haine que j'allais susciter, la monstruosité des propos de certains parlementaires ni leur grossièreté à mon égard. Une grossièreté inimaginable. Un langage de soudards», expliquait l'ancienne ministre en 2005 dans un long entretien, édité en livre, avec la journaliste du Monde Annick Cojean, ajoutant, elle qui avait été déportée à Auschwitz à l'âge de seize ans, qu'elle avait reçu un courrier abondant contenant «des dessins ignobles, des croix gammées et des propos antisémites».

Le 29 novembre 1974, au petit matin, le texte est adopté par 284 voix contre 189, avec une majorité à front renversé: seulement un tiers des députés de la majorité présidentielle (gaullistes, giscardiens, réformateurs) votent pour, et le plus gros des troupes vient des rangs des socialistes et des communistes. Simone Veil rentre chez elle, où elle trouve un gros bouquet de fleurs envoyé par Jacques Chirac, sans se douter peut-être que quarante ans après on parlerait encore de la «loi Veil», cette loi dont elle estimait pourtant qu'elle avait été moins essentielle que la loi Neuwirth qui avait légalisé la pilule en 1967: «Au restaurant, dans la rue, certains viennent vers moi: “Merci pour ce que vous avez fait pour les femmes.” La constance de cette reconnaissance m'étonne toujours.»

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