Culture

Les «séries d'auteurs» sont payantes

Devoir s'abonner à Canal Plus ou à Orange Cinéma Séries pour voir les séries de qualité: un déni de démocratie?

Temps de lecture: 3 minutes

Les Experts et Esprits Criminels font des malheurs sur TF1. NCIS casse la baraque sur M6. FBI : Portés disparus enchaîne les records sur France 2. Les séries font de l'audience, ça n'étonne plus personne. En revanche, qualitativement parlant, ces derniers temps, ça ne va pas fort. Les meilleures séries du hertzien, Lost, Californication ou Sons of Anarchy ne comblent que les couche-tard et, passées cette dernière, aucune n'est de première fraicheur.

Non, les meilleures nouveautés de la télé américaine — celles qui enthousiasment la critique et qui raflent les récompenses— sont sur les chaînes payantes: Mad Men, United States of Tara, Nurse Jackie, les très attendues The Pacific et The Prisoner sont ou seront sur Canal Plus. True Blood, Breaking Bad, Party Down, Hung et le forcément anticipé Boardwalk Empire de Martin Scorcese sont ou seront sur Orange Cinéma Séries. C'est bien simple, 90% des séries du câble américain (HBO, Showtime, FX et AMC principalement) sont chez Canal Plus et Orange. M6 ramasse les miettes avec Californication (Showtime) et Sons of Anarchy (FX). Pour le reste, circulez, y'a rien à voir de bien frais.

Séduire les ménagères

Comment expliquer ce quasi monopole des chaînes payantes sur ces séries «d'auteurs»? Pourquoi ne verra-t-on jamais Mad Men sur TF1 et Breaking Bad sur France 2? «Chacun son fond de commerce, explique Aline Marrache-Tesseraud, directrice des acquisitions étrangères chez Canal Plus. Les chaînes hertziennes ne visent pas le même public que nous.» «Ça fait longtemps que le hertzien a laissé tomber les séries du câble américain pour celle de Jerry Bruckheimer (Les Experts, Cold Case, FBI : Portés disparus, etc. ndlr)», renchérit Boris Duchesnay, directeur des programmes sur Orange Cinéma Séries.

Autrement dit: si vous ne voyez pas ces séries sur les chaînes gratuites, c'est qu'elles n'en veulent tout simplement pas. Trop complexes, trop abstraites, trop intellectuelles, elles feraient fuir le public «mainstream», a priori riche en ménagères, de TF1 ou de France 2. Chéries des critiques, celles qui décrochent souvent le titre de «media darlings» enchaînent Emmy Awards, Golden Globes et autres statuettes honorifiques mais, comme Sur Ecoute (Orange), collectionnent aussi d'ironiques sobriquets comme «la meilleure série de tous les temps que personne ne regarde.» Pour vendre des espaces publicitaires, on fait mieux.

«Richesse créative»

Chez Canal Plus et Orange Cinéma Séries, les audiences sont un moindre problème. «Ce qu'on cherche, c'est de la richesse créative, s'enthousiasme Guillaume Jouhet, directeur général délégué d'Orange Cinéma Séries. L'audience n'est pas notre premier indicateur. Ce qui compte, c'est la satisfaction des abonnés.» Même son de cloche chez Canal, où il faut «satisfaire et recruter des abonnés.» Faire passer la qualité avant la quantité en achetant des séries «d'auteurs» n'est pas nécessairement une manœuvre financière moins risquée. « La bonne série se fait rare, du coup tous les prix grimpent, aussi bien celui des séries grand public que celui des œuvres indépendantes », explique Aline Marrache-Tesseraud. « Les séries d'auteurs sont aussi un luxe », confirme Boris Duchesnay.

Les deux mastodontes payants n'ont plus qu'à se faire la guerre pour dominer cette «niche de passionnés», dixit Duchesnay. Orange Cinéma Séries a arraché l'an passé à Canal Plus les séries d'HBO (Les Soprano, Six Feet Under, etc.)? Qu'à cela ne tienne, Canal se console avec celles de sa concurrente américaine Showtime (Dexter, Weeds, United States of Tara, Nurse Jackie, etc.), un brin plus grand public. «Ce qui arrivait chez HBO était trop élitiste, trop "niche" pour nous», explique Aline Marrache-Tesseraud. «Nous voulions nous positionner différemment, plus "niche", plus sophistiqué», poursuit Guillaume Jouhet. Bref, tout le monde est content. Et le téléspectateur dans tout ça ?

Les fans, prêts à payer

«La qualité, ça se paye, et les fans de séries sont prêts à payer», coupe court Boris Duchesnay. De fait, les séries de HBO ou de Showtime n'ont jamais été gratuites aux Etats-Unis, et il n'y a pas de raison qu'elles le soient en France. Pire, poursuit-il, «si ces séries étaient diffusées gratuitement, sur le hertzien, ici ou chez les Américains, elles finiraient pas disparaître.» C'est en effet tout un système économique propre aux séries «d'auteurs» qui est en jeu. Trop exigeantes pour faire de grosses audiences, celles-ci prospèrent sur des chaînes sans ou avec moins de pubs, où les budgets viennent des abonnements. Les diffuser sur une chaîne payante, ce serait risquer de mauvaises audiences, la fuite des annonceurs et, in fine, la disparition de ces séries. Un raisonnement qui vaut aussi de notre côté de l'Atlantique, où l'on n'a jamais vu Les Soprano ou Six Feet Under casser la baraque sur le service public.

Quitte à jouer sur la qualité, Canal Plus et Orange Cinéma Séries cherchent aussi à se différencier de la concurrence en donnant le beau rôle à ces œuvres. Autorisées à diffuser en prime time des programmes violents comme Dexter ou Breaking Bad, elle proposent aussi de les voir en version multilingue (VM), de les rattraper en vidéo à la demande (VOD), etc. «Qui d'autre que nous pouvait aussi se payer le luxe de passer un épisode par jour de In treatment?», renchérit Guillaume Jouhet. La série, suite de rendez-vous dans le cabinet d'un psy, n'aurait, il est vrai, guère convenu à TF1...

Les meilleures séries - disons les plus innovantes - resteraient donc inaccessibles pour les petits budgets? Pas tout à fait. Après leur vie sur les chaînes payantes, certaines d'entre-elles voyagent sur les grandes chaînes. «Les secondes diffusions sont la preuve que notre impact peut influer sur la programmation du hertzien», explique Aline Marrache-Tesseraud. « Notre but, c'est aussi de créer le buzz, de jouer un rôle de défricheur», poursuit Guillaume Jouhet. Ainsi, Les Tudor ont finis par atterrir sur Arte, Damages sur M6 et on devrait voir prochainement Dexter sur TF1 et Breaking Bad sur Arte. Une séance de rattrapage tardive, souvent en VF. La gratuité elle aussi se paye.

Pierre Langlais

Image de une: Mad Men

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