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Kavalan, le single malt taïwanais qui veut faire oublier les whiskies japonais

La distillerie taïwanaise, née il y a tout juste dix ans, lance une grande offensive en Europe. Vous n’avez aucune chance d’y échapper, mais c’est plutôt une bonne nouvelle.

Photos: Christine Lambert
Photos: Christine Lambert

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Et hop, 17 médailles de plus. C’est fou cette manie de rafler les podiums sous les hourras des amateurs, alors que la dégustation de whisky n’est même pas discipline olympique (un oubli du CIO, je ne vois que ça). La semaine dernière, Kavalan a donc décroché 6 breloques en or (le reste en argent) à l’International Wine and Spirits Competition, dont une «gold outstanding» pour le Solist Port Single Cask, qui viennent s’ajouter aux centaines de récompenses (oui, c’est beaucoup) déjà accumulées par la distillerie taïwanaise en l’espace de cinq ans (oui, c’est peu).

Vous ne connaissez pas Kavalan? Vous vivez donc reclus dans une grotte creusée à 500 km du premier caviste, dans une no-go dépourvue de wifi ou de Pokémon, et pour tout dire je vous envie, ami anachorète. Arrivé en France fin 2012, ce whisky taïwanais profite du vide laissé par les Japonais à court de stocks ambrés pour s’imposer comme le nouvel appeau à buzz malté. Faites-vous une raison: vous n’y échapperez pas. D’abord, parce que la distillerie va vous pilonner d’embouteillages, et considérablement augmenter sa production. Ensuite, parce que la marque s’apprête à lancer en octobre une campagne de pub en France –et on n’a encore rien trouvé de mieux pour que les journaux s’intéressent à un sujet.

«La montée en puissance a été ultra-rapide, concède Thierry Benitah, le patron de La Maison du Whisky, importateur et distributeur de Kavalan en Europe. Et depuis deux ans les ventes culbutent, du double au quintuple selon les embouteillages (1). Tout le monde veut du Kavalan, on sent l’engouement. Mais de là à dire qu’ils peuvent concurrencer le whisky japonais… Hum! Il leur manque encore un produit accessible pour exploser les compteurs. Là, on ne trouve rien à moins de 65 € et, parmi les nouveautés qui arrivent, plusieurs dépassent les 200€. En outre, ils ne produisent pas de blends, uniquement des single malts, et beaucoup de single casks, des bruts de fût, selon le goût taïwanais, alors que c’est l’expertise japonaise sur les assemblages qui a fait décoller le whisky nippon. »

Alambics

Maturations en fûts de sherry

«Des whiskies avec une dominante sherry de cette qualité, on n’en trouve pas beaucoup, reprend Thierry Benitah. Kavalan veut devenir le nouveau Macallan, et ne s’en cache pas. Son succès tient beaucoup à cette typicité, à cette personnalité marquée.»L’amateur, versatile, se contenterait de remplacer une île asiatique par une autre dans son placard à gnôle? Pas si vite. Après des débuts erratiques, la distillerie taïwanaise a opéré un saut qualitatif remarquable ces deux dernières années. Et son whisky avance avec un parti-pris qui tranche agréablement sur l’émolliente production ambiante, du moins si l’on s’en tient à la gamme des Solist, des single casks quasi bruts de fût (de ceux qui vous arrivent miraculeusement avec le même degré quel que soit le tonneau), où les maturations en ex-fûts de sherry se taillent la part du diable.

Depuis Taipei, des autoroutes suspendues s’accrochent aux montagnes qui couvrent 65% de l’île, veines de bitumes qui s’enfoncent dans d’interminables tunnels percés dans les flans volcaniques et resurgissent dans des écumes de verdure. À une heure de route vers le sud-est, le géant de l’agro-alimentaire King Car a planté en 2005 sa distillerie de whisky à Yilan, ville connue dans les temps anciens sous le nom de Kavalan.

Les alambics hybrides

Une pointe d'hybride

Soleil de plomb en fusion, humidité à doucher les anges sans leur froisser une plume. Sur des hectares d’herbe vert fluo comme seuls les tropiques savent l’arroser, des bâtiments gris au charme de pénitencier –n’étaient les toits en pagode décoratifs– surgissent au pied des collines. Les alambics de la distillerie ont commencé à siffloter en 2006, mais à vrai dire rien n’est déjà plus comme avant. À commencer par lesdits alambics! Deux rangées d’hybrides surmontés de petites colonnes de distillation, le premier choix technologique de Kavalan, ont été remisés, et s’activent désormais à produire le futur gin maison. «Le whisky n’était pas bon», me lâche-t-on sommairement. C’est ballot.

Deux paires de pot stills écossais Forsyths les ont vite remplacés. Depuis, six autres sont venus se serrer dans une pièce voisine, et dix de plus se pointeront en décembre prochain, portant la production à 10 millions de bouteilles par an (l’équivalent, voire plus, d’une grosse distillerie écossaise comme Dalmore ou Glenfarclas). Depuis cette année, un second mashtun a rejoint le premier. Et 8 cuves thermo-régulées (6 de plus à la fin de l’année) vous donnent envie de vous transformer en levures tant on transpire à gros bouillons dans cette pièce où la fermentation s’active en 72 heures.

Pour fabriquer un «whisky tropical», on réfrigère certes les fermenteurs, on adapte un peu les coupes de distillation (moins de queues, qui mettent davantage de temps à se calmer en fûts). Mais c’est surtout dans les chais que la partie se joue. Deux chais, en l’occurrence, de 5 étages, goinfrés de 50.000 et 80.000 fûts, où planent des escadrons d’anges ronds comme des queues de pelle : 12% d’évaporation annuelle (contre 2% en Ecosse), jusqu’à 18% les années chaudes. Autant dire que les arômes se concentrent très vite dans les barriques. Et que les whiskies vieillissent rarement plus de 5 à 7 ans, sous peine de récolter la gnôle à la petite cuillère en grattant les douelles.

Fûts de vinho

Premier sur l'efficacité

Jim Swan, le consultant qui aide à accoucher les whiskies Kavalan (le même qui a revampé Armorik), a insisté sur un point: s’il faut claquer du blé pour transmuter l’orge, c’est dans la fûtaille. La distillerie dépense des sommes folles pour n’utiliser que des fûts de premier remplissage, à 99,9% en chêne blanc américain, moins tannique que son cousin européen –par grandes chaleurs, il concentrera moins de notes astringentes.

Ces fûts suractifs sont tous toastés dans la tonnellerie, sur site, et subissent parfois des outrages rarement observés ailleurs. Les fûts de vins rouges (dont le fameux Vinho portugais qui a aspiré tant de médailles) sont ainsi grattés, toastés et enfin carbonisés au lance-flamme aussi violemment qu’une attaque au napalm.

Et tout ceci nous donne des single malts gorgés d’arômes puissamment concentrés, des jus sombres, riches, très sweet, anabolisés, plutôt monolithiques mais hyper bien foutus, surtout quand ils sont embouteillés bruts de fonderie, comme dans la gamme Solist, le haut du panier. Le whisky athlète olympique passé à travers les contrôles antidopage. Le truc qui vous coince dans les cordes, vous cueille à la glotte et vous fait dire: tiens, c’est un Kavalan. À son meilleur en fûts de sherry, amontillado, porto ou vinho, plus sucré en versions moscatel, PX ou manzanilla. Un summum d’efficacité, pas un whisky de poète.

Cela tombe bien, Lee Yu-ting, le PDG de King Car, n’a pas l’âme d’un poète. «Non, je n’avais pas en tête un single malt type en me lançant. Le marché du whisky décollait, nous avons donc décidé de fabriquer le premier whisky taïwanais. Comme nous n’y connaissions rien, nous avons fait appel à des consultants, et nous avons suivi leurs conseils. J’espère bien suivre la voie ouverte par les Japonais et conquérir à présent les marchés américain et européen.» Et, dit comme ça, ça a l’air vachement simple.

1 — De 10.000 bouteilles vendues en Europe en 2015, le Kavalan Single Malt devrait atteindre 30.000 à 40.000 flacons fin 2016. De 3.000 bouteilles, King Car devrait passer à 18.000, tandis que les très sélects Solist Sherry, vendus à plus de 150€, doubleront sans doute la mise, de 3.000 à 6.000 quilles. On reste encore loin des 2 millions de bouteilles écoulées par Nikka en Europe, mais en raison de prix élevé, Kavalan progresse plus vite en valeur qu’en volume. Retourner à l'article

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