Monde / Société

2016 est-elle la pire année de l’histoire du monde?

Les candidats au titre de pire année de l’histoire de l’humanité sont plus nombreux qu’on ne le pense. Tout est question de perspective.

«Le Triomphe de la Mort», Pieter Bruegel l'Ancien (1526/1530–1569) <a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:The_Triumph_of_Death_by_Peter_Bruegel?uselang=fr"> via Wikipedia, License CC. </a>
«Le Triomphe de la Mort», Pieter Bruegel l'Ancien (1526/1530–1569) via Wikipedia, License CC.

Temps de lecture: 13 minutes

Donald Trump est élu 45e président des États-Unis, battant ainsi la candidate démocrate Hillary Clinton. A cette occasion, nous republions cet article. 

Quand la nouvelle des meurtres de Nice nous est parvenue à la mi-juillet, j’ai commencé à voir apparaître des variations du même thème sur Twitter et Facebook: sommes-nous en train de vivre la pire année de toutes? («Cher 2016,» demande un mème. «Y U No End Soon?» : T’as pas bientôt fini?)

Attentats terroristes, Zika, Brexit, fusillades de policiers, Syrie, Trump, record de chaleur, mort de Prince et de David Bowie—le calendrier n’a pas arrêté une minute. Est-ce que les atrocités se sont vraiment accumulées en 2016 comme jamais dans l’histoire humaine? Ou est-il impossible de juger du degré de pourriture d’une année tant qu’elle n’est pas totalement terminée? Est-ce que nous remarquons davantage les événements négatifs aujourd’hui parce que nous sommes extrêmement connectés? Et que veut dire «la pire année»—pire pour qui? Pour les Américains, les Français, l’humanité, la planète?

Curieuse de savoir quels critères permettent de déterminer la «pire année» de l’histoire du monde, j’ai décidé de demander à un groupe d’historiens de nommer chacun la sienne et de réfléchir sur ce qui constitue une «très mauvaise année.» Dix braves ont accepté de se livrer à ce petit jeu. Voici le produit de leur réflexion.

Vers 72.000 avant J.-C.

Les «mauvaises années» ne manquent pas dans l’histoire de l’univers, mais la pire pour l’humanité est probablement celle où les humains sont passés au plus près de l’extinction (jusqu’à présent). Une année, vers 72.000 avant notre ère, une super-éruption volcanique eut lieu sur l’île de Sumatra, dans l'Indonésie d’aujourd’hui. L’explosion fut gigantesque. Là où se dressait autrefois une montagne, aujourd’hui il y a un lac. La puissance de l’explosion fut équivalente à 1,5 million de bombes comme celle d’Hiroshima. Des roches et du magma furent projetés à des distances de la taille d’un continent. Une couche de cendres volcaniques d’une quinzaine de centimètres d’épaisseur se déposa sur l’Asie, laissant des traces jusqu’à notre terre natale d’Afrique de l’Est. Les cieux s’obscurcirent et la température baissa partout sur la Terre.

Une «longue nuit» tomba alors, suivie de ce que l’on pourrait comparer à un hiver nucléaire qui allait durer de nombreuses années. Les sources de nourriture se tarirent et les tests ADN laissent penser que la population humaine fut réduite à un chiffre compris entre 3.000 et 10.000 individus. C’est de ce minuscule groupe de survivants, de la taille de la population d’une petite ville, que descendent les 7 milliards d’habitants de la Terre, ce qui fait de nous une des espèces les plus nombreuses mais aussi les plus proches génétiquement.

David Baker est l’auteur de Crash Course Big History

1348

On entend beaucoup dire que 2016 est une année particulièrement catastrophique mais pour un historien, les gens qui se battent pour le pouvoir ou des dirigeants nuls pleins d’idées pourries qui obtiennent un large soutien populaire, ce n’est pas nouveau. Tous les bouleversements politiques actuels ne sont rien comparés à ce qui s’est passé en l’an 1348, lorsque la Grande Peste est arrivée.

La maladie s’est rapidement répandue le long des routes de la soie puis des itinéraires commerciaux qui traversaient la Méditerranée dans les deux sens. En l’espace de 18 mois, elle a tué au moins un tiers de la population européenne. «Nos espoirs pour l’avenir ont été ensevelis avec nos amis» écrivit le grand Pétrarque. Il semblait que la fin du monde n’était pas loin. Certains préconisaient d’éviter «toute luxure de chair avec les femmes», d’autres pensaient que marcher pieds nus en se flagellant pouvait être une solution. Un auteur de Damas écrivit que la peste «était assise tel un roi sur un trône et exerçait le pouvoir», tuant des milliers de personnes chaque jour. Les chiens déchiquetaient les corps des morts qui gisaient sans sépulture dans les rues.

C’est à cela, je pense, que ressemble l’enfer sur terre—et je préfère vivre en 2016 qu’en 1348.

Accessoirement, on peut y trouver une consolation: la Peste noire a déclenché un âge d’or parmi les plus fructueux de toute l’histoire. La peste a conduit à la réduction des inégalités, à une explosion des dépenses et à l’épanouissement des arts. Parfois, la tempête cède la place au soleil.

Peter Frankopan est l’auteur de The Silk Roads: A New History of the World

1492

La pire des années est sans doute celle qui changea l’histoire du monde sans quasiment la moindre possibilité de retour en arrière: 1492

Peter Shulman

Devons-nous mesurer «la pire année de l’histoire de l’humanité» par un quelconque calcul des souffrances humaines? Seulement par le nombre de morts? L’étendue géographique du malheur? Toutes ces mesures fournissent leur lot de candidats. D’après moi, la pire des années est sans doute celle qui amorça un processus qui, une fois lancé, changea l’histoire du monde sans quasiment la moindre possibilité de retour en arrière: je propose 1492.

Cette année-là, les monarques catholiques espagnols Ferdinand et Isabelle achevèrent la reconquête de Grenade, jusque-là aux mains des Maures. En quelques années, le demi-million de musulmans qui habitaient le territoire allaient être tués, convertis, réduits en esclavage ou expulsés. Le royaume expulsa également sa population juive, installée depuis l’époque romaine, fournissant un précédent aux persécutions et aux expulsions du même genre qui auraient lieu les années suivantes. Les actes des Espagnols participèrent à la création du concept d’une «Europe chrétienne» géographiquement distincte, qui remplaçait plus de deux mille ans d’identités politiques et religieuses reliant les différentes rives de la Méditerranée.

L’événement le plus significatif de cette année-là, cependant, fut le premier voyage en Amérique de Christophe Colomb. Colomb n’était pas le premier Européen à atteindre les continents occidentaux, mais ses voyages furent les premiers à être largement connus. En conséquence, l’Espagne et ses rivales accélérèrent leur compétition commerciale et territoriale outre-mer. Au début du XVIe siècle, les maladies du Vieux Continent dérivèrent inexorablement vers les Amériques et amorcèrent la série de fléaux qui finiraient par provoquer l’effondrement démographique de quelque 90% de la population indigène au milieu du XIXe siècle, et pour de nombreux groupes, seraient synonyme d’annihilation pure et simple de leur société. Pire encore, tandis que la main d’œuvre indigène se désintégrait, les Européens se tournèrent vers l’Afrique pour alimenter par de nouvelles sources l’esclavage au Nouveau Monde.

Peu d’années de l’histoire humaine sont à ce point chargées de conséquences catastrophiques.

Peter Shulman est l’auteur de Coal and Empire: The Birth of Energy Security in Industrial America.

1836

La guerre sur deux fronts; en Floride contre les Séminoles et en Alabama contre les Creeks. Un volontaire de Géorgie fut honoré le 4 juillet de cette année-là pour avoir pris «un scalp indien.» Vers la fin de l’année, les États-Unis commencèrent leurs préparatifs d’invasion de la Nation cherokee et d’expulsion forcée de ses habitants. Après les déportations de masse sponsorisées par l’État—les premières de l’époque moderne—qui allait cultiver la terre? Les années 1830, si ce n’est 1836 exactement, ont marqué un pic dans le trafic d’esclaves entre les États, avec un quart de million de personnes réduites en esclavage forcées de marcher vers l’ouest ou transportées en bateau pour travailler dans des champs qui, à peine quelques années auparavant, appartenaient encore aux Amérindiens. Au Congrès, des politiciens pro-esclavage refusèrent d’entendre des pétitions anti-esclavagistes et votèrent la première gag rule en mai 1836 [loi permettant de ne pas discuter d’un sujet soumis à pétition au Congrès]. Comme le dit un Sudiste blanc de l’époque, c’était une «époque d’abondance», riche en spéculation autour des terres des Amérindiens et des esclaves noirs.

Cette année marque l’apogée de la confluence des héritages les plus sombres de la nation: le racisme et le capitalisme sans frein. La bulle spéculative allait éclater l’année suivante, en laissant derrière elle des centaines de banque ruinées et des millions de dollars de dettes sans valeur. Le système financier s’en remettrait, mais les dépossédés, eux, n’auraient pas de deuxième chance.

Claudio Saunt est l’auteur de West of the Revolution: An Uncommon History of 1776 (Norton, 2014) et travaille actuellement sur Aboriginia: Mass Deportation and the Road to Indian Territory.

1837

Dans la catégorie «pire année de toutes», je vote pour 1837, principalement parce qu’elle fut épouvantable pour quasiment tout le monde aux États-Unis. Andrew Jackson quitta la présidence et même si Martin Van Buren fut élu après lui sans grande difficulté, en quelques mois le pays fut plongé dans la pire dépression économique qu’il ait jamais connue. Van Buren fut surnommé «Martin Van Ruin», et l’impact de la Panique de 1837 fut dévastateur. Les perspectives financières de millions de citoyens blancs furent réduites à néant et la panique aggrava encore davantage la dislocation de la vie des noirs que les blancs se mirent à vendre à la pelle, souvent à prix cassés, dans une tentative désespérée de payer leurs dettes. Les blancs traînèrent aussi les esclaves jusqu’au Texas, où l’afflux d’Américains ne fit qu’accentuer la pression sur les Amérindiens de la région.

Naturellement, cela faisait déjà des années que les Amérindiens souffraient des incursions des blancs, mais leur dépossession se poursuivit en 1837 suite à la guerre séminole qui faisait rage (elle-même impopulaire parmi les blancs) et au début du déplacement forcé des Chickasaws du sud-est vers l’Oklahoma. La «Piste des larmes» des Cherokees adviendrait l’année suivante. Pendant ce temps, dans le Midwest, des émeutiers blancs de l’Illinois lynchaient le journaliste et pasteur abolitionniste Elijah Lovejoy, faisant passer le niveau de harcèlement et de mauvais traitements dirigés contre les activistes abolitionnistes de la violence quotidienne au meurtre, et alimentant la furie de la politique esclavagiste. Presque personne n’est sorti indemne de 1837. Certes, les candidats valables au titre de pire année de toutes ne manquent pas, mais celle-ci fut particulièrement atroce.

Joshua Rothman est l’auteur de Flush Times and Fever Dreams: A Story of Capitalism and Slavery in the Age of Jackson.

1876

L’échec à défendre l’égalité raciale dans le Sud du pays après le sacrifice de tant de vies semble bien plus tragique

Jon T. Coleman

1876 fut la pire année de tous les temps. Les élections présidentielles américaines, au résultat contesté, donnèrent lieu à l’accord qui mit fin à la Reconstruction. Je suis tenté de nommer l’année qui vit le plus de victimes durant la guerre de Sécession comme la pire de toutes, mais l’échec à défendre l’égalité raciale dans le Sud du pays après le sacrifice de tant de vies semble bien plus tragique. Et puis en 1876, on a aussi la bataille de Little Bighorn et la destruction causée par la grande expérience humaine de la chasse au bison à cheval dans les Grandes Plaines. L’interruption de la Reconstruction et l’apparition de réserves dans les Plaines suffisent à en faire une année vraiment épouvantable, à laquelle on peut ajouter les émeutes en Caroline du Sud. Si en plus on prend en compte la formation de l’Intercollegiate Football Association par Princeton, Harvard et Columbia, on obtient une véritable vacherie qui aura un écho pendant des décennies en termes de mauvaises relations entre les ethnies et de traumatismes crâniens.

Jon T. Coleman est l’auteur de Here Lies Hugh Glass: A Mountain Man, a Bear, and the Rise of the American Nation.

1877

En tant qu’historien, je me méfie du hashtag #lapireannée, qui bien entendu peut varier en fonction des malheurs personnels de chacun ou des événements catastrophiques historiques dans le monde. Un rapide sondage Twitter conduit par @evankindley décrète que 2016, qui n’est pas encore terminée, est la pire des années 2000. Je soupçonne que ce titre a beaucoup à voir avec l’incessante vague des attentats terroristes dans le monde et avec l’état actuel de la politique présidentielle, avec les fusillades par la police et les meurtres de policiers en représailles aux États-Unis. Si Donald Trump est élu président, 2016 pourrait bien devenir la gagnante incontestée jusqu’à la fin du siècle.

Mais avant ce cataclysme qui, espérons-le, restera du domaine de l’hypothèse, nous pourrions considérer la pire année de toutes sur la longue durée historique: peut-être l’année de la Peste noire en Europe, des famines en Asie et en Afrique, le début de l’extermination des populations indigènes dans les Amériques ou du commerce transatlantique d’esclaves africains, l’émergence de l’impérialisme européen et Hitler?

Un historien américain du XIXe siècle pourrait même proposer 1877, l’année où la Reconstruction radicale a été renversée et a repoussé de plus de cent ans la création d’une démocratie interraciale. Nos malheurs actuels ont beaucoup à voir avec cette année fatidique.

Manisha Sinha est l’auteur de The Slave’s Cause: A History of Abolition.

1919

Le notoire «été sanglant de 1919» vit des émeutes raciales dans des villes de tout le pays. Et pendant ce temps, le nombre de lynchages continuait d’augmenter

Kevin Kruse

En 1919, les États-Unis avaient gagné la Première Guerre mondiale mais, dans les faits, perdu la paix. Le Sénat isolationniste refusa de ratifier le traité de la Société des Nations tandis que le président Wilson subissait une attaque cérébrale qui l’affaiblit considérablement. Pendant ce temps, alors que le gouvernement mettait un terme aux dépenses et aux régulations du temps de guerre, l’inflation flambait et le taux de chômage atteignait 20%. Une des pires épidémies de grippe de l’histoire tua un demi-million d’Américains. Le 18e amendement introduisit la Prohibition et ouvrit la voie à une décennie d’illégalité. Le notoire «été sanglant de 1919» vit des émeutes raciales dans des villes de tout le pays: Chicago fut enflammé pendant cinq jours par des violences qui firent 500 blessés et 38 morts. Et pendant ce temps, le nombre de lynchages continuait d’augmenter, tuant 76 noirs américains dont 10 vétérans.

L’automne 1919 fut le cadre de vastes grèves: 350.000 sidérurgistes dans l’Indiana, 425.000 mineurs dans les régions houillères, une majorité des policiers de Boston, etc. Pour beaucoup, ce genre de grèves signifiait que l’Amérique était au bord d’une révolution comme celle que les Bolcheviques venaient juste de réussir en Russie. La peur se transforma en panique lorsque des courriers piégés furent envoyés à d’éminents Américains comme le juge de la Cour suprême Oliver Wendell Holmes et John D. Rockefeller. En novembre, le ministre de la Justice A. Mitchell Palmer, lui-même la cible d’une bombe, lança le premier Red Scare, une série de raids d’arrestations massives dirigés contre des présumés radicaux, anarchistes et communistes, qui se transforma en la plus immense violation des libertés civiques en un demi-siècle.

Bref, 1919 fut une année de chaos politique, de troubles sociaux, de catastrophes économiques, d’épidémies sanitaires, d’émeutes raciales sanglantes, de grèves géantes et de brutal abus de pouvoir par le gouvernement. Sans conteste un bon candidat.

Kevin Kruse est l’auteur de One Nation Under God: How Corporate America Invented Christian America.

1943

Au beau milieu d’un monde en guerre, 1943 se distingue comme une année particulièrement atroce. Le nombre de victimes de la Shoah ne cessait d’augmenter et les nazis avaient systématiquement déporté et tué plus de 1,3 million de Juifs au printemps 1943. Des informations sur ces atrocités circulaient dans le monde entier mais les Alliés n’avaient ni la volonté politique, ni la capacité militaire nécessaires pour sauver les Juifs européens. Szmul Zygielbojm, homme politique juif polonais qui s’est suicidé après que sa femme et son fils eurent été tués lors du soulèvement du ghetto de Varsovie, écrivit dans sa lettre d’adieu:

«Par ma mort je souhaite protester une dernière fois contre la passivité avec laquelle le monde regarde et permet l’annihilation du peuple juif.»

La Seconde Guerre mondiale suscita également une augmentation des exportations depuis les Indes britanniques de nourriture destinée à nourrir les soldats et les citoyens de Grande-Bretagne, engendrant une famine massive dans la province du Bengale qui tua environ 3 millions de personnes.

Aux États-Unis, les violences raciales faisaient rage dans tout le pays. À l’été 1943, on reporta plus de 240 bagarres interraciales dans des villes et des bases militaires, dont les Zoot Suit Riots à Los Angeles et les émeutes de Harlem et de Detroit. Thurgood Marshall, avocat en chef de la NAACP qui deviendrait le premier juge noir de la Cour suprême des États-Unis, rédigea un rapport intitulé: «La Gestapo à Detroit» qui fustigeait les fonctionnaires municipaux pour n’avoir rien fait face à des décennies de violences dirigée contre les noirs. «Une grande partie du sang versé souille les mains de la police de Detroit» écrivit Marshall.Je n’ai pas choisi 1943 uniquement parce qu’il s’y est passé des choses horribles, mais aussi parce que ces histoires constituent un récit déprimant de l’inaptitude des humains à arrêter ou à empêcher que des actes cruels soient commis. 1943 montre que la prise de conscience publique des atrocités n’empêche pas forcément qu’elles se perpétuent et qu’il n’y a jamais eu d’âge d’or des relations interraciales aux États-Unis.

Matt Delmont est l’auteur de Why Busing Failed: Race, Media, and the National Resistance to School Desegregation

1968

En 1968, nous avions dû affronter les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy, des insurrections urbaines, l’échec de la révolution estudiantine à Paris. Et l’élection de Richard Nixon

Susan Strasser

Je ne sais pas quelle est la pire année de toutes, et c’est la vieille dame en moi qui répond, pas l’historienne, mais pour moi c’est 1968 qui sort du lot. Le 31 décembre de cette année-là, j’étais littéralement trop pessimiste pour souhaiter une bonne année à quiconque. Nous avions dû affronter les assassinats de Martin Luther King et de Robert Kennedy, des insurrections urbaines dans de nombreuses villes américaines, l’occupation de la Tchécoslovaquie après le Printemps de Prague, l’échec de la révolution estudiantine à Paris, la convention démocrate nationale à Chicago et les nombreux morts et blessés que chacune de ces phrases implique. Oh, et l’élection de Richard Nixon. Et tout ça dans le contexte d’informations qui tombaient chaque jour sur les horreurs perpétrées au Vietnam. Avec le recul, j’y ajouterai le massacre de My Lai, bien que nous ne l’ayons appris que l’année d’après. Et si les réseaux sociaux ont leur manière à eux de donner l’impression que tout est immédiat, c’était aussi le cas des informations télévisées à l’époque où il n’y avait que trois chaînes et que tout le monde assistait à la mort et à la destruction en avalant son dîner.

Susan Strasser est l’auteure de Satisfaction Guaranteed: The Making of the American Mass Market

2003

Je vote pour 2003, lorsqu’on l’évalue en fonction des conséquences à long terme pour la démocratie.

En février cette année-là, alors que l’administration Bush et ses alliés se préparaient à la guerre, des manifestants qui voulaient dénoncer les mobilisations ont sillonné les villes du monde entier dans ce qui fut la plus grande manifestation pour la paix de l’histoire du monde. À Manhattan, plus de 100.000 manifestants de tous milieux ont envahi la ville, arrêtant la circulation en pleine rue, et se sont rassemblés en masse près de l’immeuble des Nations Unies. Les villes européennes ont été le cadre de manifestations encore plus vastes.

Les médias américains, encore dominés par les principales chaînes, ont à peine couvert l’événement. À New York, les informations du soir ont choisi à la place de montrer des images d’une manifestation de sympathisants à Bagdad—accablante substitution. L’échec des médias captifs à couvrir les manifestations—et, plus largement, à remettre directement en question l’administration Bush au sujet des mensonges et des demi-vérités utilisés pour rationaliser la guerre—fut une catastrophe. Et la passivité des deux partis politiques confrontés au lien, déjà très douteux à l’époque, entre le 11 Septembre et la guerre en Irak révèle comment le patriotisme machiste est capable de balayer les différences d’opinion et la réflexion intelligente et d’intimider les sources d’informations pour les soumettre, un pouvoir qui s’est montré durable et dangereux.

La guerre a continué comme prévu, et le terrible monde dans lequel nous vivons désormais—cocardier, marqué par les bombes, embrouillé par les drones et blindé jusqu’aux dents—en est la conséquence directe.

Matthew Pratt Guterl est l’auteur de Seeing Race in Modern America.

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