France

Ce que les deux autopsies nous disent de la mort d'Adama Traoré

Deux autopsies médico-légales apparemment contradictoires et les déclarations chaotiques d’un procureur de la République alimentent violences et rumeurs. Décryptage.

Manifestation ce samedi 30 juillet I DOMINIQUE FAGET / AFP
Manifestation ce samedi 30 juillet I DOMINIQUE FAGET / AFP

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Treize jours plus tard, toujours aucune réponse officielle. De quoi est mort Adama Traoré, 24 ans, le 19 juillet après une interpellation mouvementée par les gendarmes à Beaumont-sur-Oise? Deux autopsies médico-légales ont successivement été pratiquées. La famille du défunt en réclamait une troisième que la justice vient de lui refuser. Yves Jannier, procureur de la République de Pontoise, a indiqué que de nouveaux éléments seraient communiqués au cours du mois d’août. De quels éléments médicolégaux dispose-t-on, à ce stade, dans ce dossier?

La première autopsie. Elle a été pratiquée par un légiste à l'Institut médico-légal de Garches. Ses premiers résultats ont été commentés par Yves Jannier. Ce dernier a indiqué que cette autopsie montrait que le jeune homme souffrait d’«une grave infection touchant les poumons, le foie et la trachée». Selon lui, le médecin légiste n’avait pas relevé de «traces de violence» sur le corps d’Adama Traoré, seulement des «égratignures». Toujours selon le procureur, la cause de la mort «semble être médicale chez un sujet manifestement en hyperthermie au moment où il a été examiné par les services de secours». Il a ajouté que «manifestement cette personne n’aurait pas subi des violences, comme certains membres de sa famille ont pu le dire».

Un «rapport intermédiaire» de l'expertise anatomopathologique devait ensuite, selon le procureur, «mettre en évidence un ensemble de lésions compatibles avec une cardiomyopathie hypertrophique, qui est potentiellement la cause directe de la mort. Une pathologie cardiaque pour laquelle il peut n'y avoir aucun signe avant-coureur». Il a enfin précisé que des examens complémentaires, notamment bactériologiques, toxicologiques et anatomopathologiques, seraient ordonnés pour avoir un «panel d’examens absolument complet». Résultats attendus «dans le courant du mois d’août».

La seconde autopsie. À la demande de la famille une contre-expertise a ensuite été pratiquée par deux légistes à l’Institut médico-légal de Paris. Elle aurait conclu à une absence de pathologie cardiaque, une absence d’infection, une absence de traces de violence susceptibles d’expliquer la mort et «un état de santé normal», selon Me Yassine Bouzrou, l’un des avocats de la famille de la victime. Ce dernier évoque «un garçon sportif, avec un corps entretenu» et indique que contre-expertise a conclu à une mort par syndrome asphyxique.

«Les résultats de la première et seconde autopsie sont totalement différents. Celles-ci ne constatent pas les mêmes choses. Le rapport de la seconde évoque une mort par asphyxie, précise Me Frédéric Zajac, un autre conseil de la famille. Si c’est le cas, qu’est ce qui a provoqué l’asphyxie? On a besoin de comprendre.» 

Faute de réponse du procureur, Me Zajac avait alors demandé une nouvelle contre-expertise. Celle-ci a été refusée. «Manifestement, les actes demandés n’étaient pas de nature à apporter des éléments de réponse» supplémentaires sur les raisons de la mort a expliqué le procureur de la République.

Hypothèses diagnostiques

Plusieurs médecins légistes nous avaient, dès le 24 juillet, suggéré l’hypothèse d’une mort par «asphyxie positionnelle». Les spécialistes désignent ainsi une «entité fatale consistant en une entrave mécanique des mouvements respiratoires, due à la position du corps» (1). Conséquences: une hypoventilation alvéolaire importante et, le cas échéant, une hyperexcitabilité cardiaque. Ce syndrome mortel peut se produire lors de diverses circonstances, mais il est surtout observé lors de contraintes physiques et en association avec un «excited delirium». Le diagnostic se base essentiellement sur trois critères: une position corporelle entravant l’échange normal de gaz, l’impossibilité de se libérer de cette position et l’exclusion d’autres causes possibles de décès.

Le fait de ne trouver aucune traces de violence sur le corps ne permet pas d'exclure ce diagnostic d'asphyxie positionnelle

Un médecin légiste

Or, ces éléments concordent avec les témoignages depuis peu disponibles des gendarmes qui ont interpellé Adama Traoré. Ils auraient assuré aux enquêteurs: «Nous avons employé la force strictement nécessaire pour le maîtriser. (…) Il a pris le poids de nos corps à tous les trois au moment de son interpellation.» Et Me Yassine Bouzrou de poser la question de savoir si le jeune homme ne serait pas mort après «une compression thoracique, méthode habituellement utilisée au cours de certaines interpellations, dont on sait qu’elle peut être mortelle». Où l’on retrouve comme souvent dans ce cas de figure, la question de la causalité de la mort et celle, à venir de la responsabilité des gendarmes, qui pourrait être engagée. Interrogé par Slate.fr, un médecin légiste souhaitant conserver l’anonymat fait le commentaire suivant:

«Au vu des éléments dont je dispose, l'hypothèse de l'arythmie cardiaque aiguë sur syndrome asphyxique positionnelle me semble de plus en plus évidente. En faveur de cette hypothèse: l'état d'agitation vraisemblable de la victime, la compression exercée par le poids des gendarmes sur le corps de l'intéressé pour le neutraliser en position de decubitus ventral avec les poignets menottés dans le dos (une pratique dangereuse et à éviter). Comme facteurs possiblement favorisants: un état potentiellement infectieux (notamment respiratoire), une hyperthermie (d'origine infectieuse ou liée à l'état d'agitation voire à la prise de substances stimulantes de type cocaïne, amphétamines et assimilés –à contrôler par l'analyse toxicologique).

Il ajoute: 

«Je ne pense pas que l'on soit en face d'un épisode caractérisé d'exited delirium décrit dans la littérature anglo-saxonne mais on en est peut-être pas très loin. En toute hypothèse, l'asphyxie positionnelle ne s'accompagne d'aucun signe spécifique tant à l'autopsie qu'à l'histologie. Le fait de ne trouver aucune traces de violence sur le corps à l'exception d'égratignures probablement provoquées par une chute ou le contact avec le sol au moment de la neutralisation par les gendarmes, ne permet pas d'exclure ce diagnostic d'asphyxie positionnelle.»

Une mauvaise communication

Au-delà des incertitudes des légistes et avant même les résultats des analyses en cours la question soulevée est celle de la communication des premiers résultats des autopsies par le procureur de la République de Pontoise, ancien doyen des juges d’instruction anti-terroristes au Tribunal de Grande instance de Paris. Chaotique, mal maîtrisée et en apparence contradictoire, cette communication est apparue aux antipodes de celle développée ces derniers mois par François Molins, procureur de la République de Paris.

L'autopsie médico-légale est un acte ordonné par le procureur ou le juge d'instruction dans le cadre d'une enquête menée sous leur autorité conformément au code de procédure pénal. Ils sont donc les seuls habilités à en rendre public les résultats. Toute communication du contenu du rapport de l'autopsie par le médecin légiste y compris à la famille de l'intéressé est soumise à l'autorisation du donneur d'ordre, le procureur ou le juge d'instruction. On peut donc en déduire que le rapport d'autopsie médico-légale appartient à celui qui l'a ordonnée. Plutôt qu'une troisième autopsie, pourquoi le propriétaire ne communiquerait-il pas l’intégralité de ce document dès lors que sa méconnaissance est un facteur de trouble à l’ordre public?

Qualifiée de «bavure» par sa famille, la mort d'Adama Traoré avait été à l’origine de  plusieurs nuits de violences à Beaumont-Sur-Oise, où il avait été interpellé, et dans les communes voisines. L’affaire vient d’être évoquée par le New York Times qui, dans un éditorial intitulé «Black Lives Matter in France, Too», dénonce le comportement des forces de l'ordre françaises.

Le quotidien américain établit ici un parallèle avec les émeutes d'octobre 2005 déclenchées après la mort de Zyed et Bouna dans un transformateur EDF à Clichy-sous-Bois –dossier dans lequel les deux policiers poursuivis avaient été relaxés.

1 — Asphyxie positionnelle: une cause de décès insuffisamment connue par Bettina Schrag, Sébastien de Froidmont, Maria-del-Mar Lesta. Rev Med Suisse 2011;1511-1514. Retourner à l'article

 

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