Monde

Les purges turques concernent tout le monde et le cas de Nazli Iliçak l'illustre bien

Après les ​​militaires, les magistrats, les fonctionnaires, les enseignants et les diplomates, ​un mandat d'arrêt a été lancé contre 42 journalistes ​dont la très médiatique Nazli Iliçak, qui a longtemps soutenu le Président Erdogan avant d’en devenir l’une de ses plus vives critiques.

Nazli Ilicak à Mugla le 26 juillet 2016 après sa détention par la police turque | AFP PHOTO / IHLAS NEWS AGENCY
Nazli Ilicak à Mugla le 26 juillet 2016 après sa détention par la police turque | AFP PHOTO / IHLAS NEWS AGENCY

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Détonant, surprenant, paradoxal, voilà l’effet que m’avait fait Nazli Iliçak la première fois que je l’ai rencontrée, il y a 17 ans.

Figure médiatique, musulmane non pratiquante, plutôt agnostique, elle a longtemps soutenu Recep Tayyip Erdogan et le parti islamo-conservateur de la Justice et du développement (AKP) avant d’en dénoncer haut et fort les dérives.

Nazli Iliçak  est visée ​dans le cadre de l’enquête sur les auteurs de la tentative de coup d’Etat, imputée par le gouvernement islamo-conservateur aux partisans de l’Imam Fetullah Gülen exilé aux Etats-Unis. On estime à 13 000 le nombre d'arrestations qui ont déjà eu lieu et qui touchent tous les secteurs de la société bien au-delà des cercles supposés gülénistes​, ​tels que​ l​es milieux de gauche et kurde, voire certaines sensibilités islamiques opposés au pouvoir en place.

Et alors que je regarde l’arrestation de Nazli Iliçak retransmise à la télévision ce mardi matin 26 juillet, un souvenir me revient.  

 

Une intellectuelle anti-laïcards

Nous sommes en 1999, en pleine campagne électorale. A première vue, cette petite femme élégante, maquillée et francophone, bourgeoise bon chic-bon genre, un brin mondaine,  n’a rien à faire dans la grande banlieue populaire, pauvre, pieuse et poussiéreuse d’Istanbul où je la retrouve.   

Or cette année-là, Nazli Iliçak, alors âgée de 55 ans, est candidate du Parti Fazilet, le parti islamiste de Necmettin Erbakan, mentor de Recep Tayyip Erdogan l’actuel président turc.

Blonde et menue, la voilà qui monte sur scène. Devant elle, dans l’immense hangar, un océan de silhouettes noires constitué par des milliers de femmes en hijab. Habillée légèrement, de blanc et de rouge, Nazli Ilicak prend la parole. Le contraste est saisissant.

Excellente oratrice, elle critique ces «kémalistes laïcards», dénonce les universités qui interdisent l’entrée des filles voilées. Nazli Iliçak redit à ces femmes qu’elles ont bien raison de revendiquer le droit de porter le voile partout, tout le temps: à l’école, dans leur travail qu’elles soient avocate, médecin ou fonctionnaire.

Enfin, une intellectuelle «moderne» qui comprend ce qu’elles vivent, se disent ces femmes de tous âges que l’autre moitiée «occidentalisée» de la société regarde de haut.

Fidélité

Drôle d’itinéraire pour cette journaliste

Elue députée, Nazli Iliçak est rejetée par les élites laïques du pays, auxquelles elle appartient. Elle poursuit cependant et non sans provocation, son combat en faveur des islamistes.

Lors de la séance d’ouverture du Parlement, avec son brushing impeccable, elle prend ses fonctions aux côtés d’une autre députée du Parti de la vertu qui, elle, est voilée. C’est le tollé dans l’hémicycle, le saint des saints, où cela ne s’était jamais vu puisque le voile y est alors interdit.  

La députée en question, Merve Kavakci, est empêchée de prêter serment. Elle perd son siège en mars 2001, accusée d’avoir caché sa nationalité américaine. Mais en 2007 la Cour européenne des Droits de l’Homme (CEDH) lui donne raison contre la Turquie. Pour autant, Merve Kamakçi ne revient pas en Turquie qu’elle a délaissée: elle  fait une brillante carrière aux Etats-Unis.   

Pas Nazli Iliçak, fidèle à son pays.

Drôle d’itinéraire pour cette journaliste, mariée au moins deux fois, mère de deux enfants, chroniqueuse influente, passée de journaux en journaux, dont elle fut même parfois propriétaire.

Fille d’un ancien ministre des années 50, elle fut de gauche puis de droite et enfin élue du parti de la Vertu. Mais son chef, l'islamiste Necmettin Erbakan, est destitué de son poste de premier ministre en 1997 lors de ce qu’on a appelé un «coup post-moderne» avant que le parti ne soit interdit en 2001.

Passeuse

Il lui arrivait d’organiser des rencontres discrètes dans sa maison luxueuse sur la rive asiatique d’Istanbul

Il arrivait alors à Nazli Iliçak d’organiser pour cette figure de l’islam politique turc, proche du Tunisien Rached Ghannouchi, des rencontres discrètes dans la maison luxueuse, qu’elle possède sur la rive asiatique d’Istanbul.

Ainsi mettait-elle en contact le chef du camp islamiste avec des interlocuteurs européens. Les Turcs étaient particulièrement intéressés par les conseils que ceux-ci pouvaient leur donner dans le domaine des droits de l’Homme tout en buvant un thé au bord de la piscine avec vue sur le Bosphore.  

Ancienne élève du lycée francophone Notre Dame de Sion, à Istanbul, puis de la faculté de Lausanne, Nazli Iliçak savait parfaitement traduire les propos d’Erbakan en terme compréhensibles pour ces Occidentaux peu habitués à la rhétorique des islamistes.

Connue mais incontrôlable, rebelle mais nationaliste

Et lorsqu’elle perd son siège de député en 2001 lorsque le Parti de la Vertu est interdit, elle se tourne vers la Cour européenne des droits de l’Homme qui jugera en sa faveur.

Puis dans la bataille qui opposa le «père» Necmettin Erbakan au «fils» Recep Tayyip Erdogan, elle finit par soutenir ce dernier qui crée le parti de la Justice et du développement (AKP).

Elle s’en éloignera progressivement en dénonçant ses dérives autoritaires puis définitivement en décembre 2013 lorsque l’entourage de RT Erdogan sera accusé de corruption.

Figure connue mais incontrôlable, rebelle mais nationaliste, Nazli Iliçak, est finalement renvoyée du journal pro-gouvernemental, Sabah, dans lequel elle écrit.

Nazli Iliçak s’y connait en coups d’Etat. Elles les a tous vécus

Descendante de pachas ottomans dont le commandant de la Mecque, Nazli Iliçak s’y connait en coups d’Etat. Elles les a tous vécus.

Le premier, c’était le 27 mai 1960 , elle avait 16 ans: le premier ministre Menderes fut​ pendu sur ordre de la junte au pouvoir et le père de la jeune fille, membre du gouvernement démocrate,  fut emprisonné deux ans et demi.   

Cinquante-six ans plus tard, c’est à son tour d'être embarquée par la police.  Durant sa garde à vue, laquelle peut durer 30 jours en vertu de l’état d’urgence, elle aura tout le temps de méditer sur l’ingratitude du pouvoir islamo-conservateur dont elle a assuré les relations publiques  et conforté l’emprise avec conviction et sincérité ; puis dont elle a dénoncé la dérive autoritaire du numéro 1, RT Erdogan, avec un courage dont ses confrères masculins n’ont pas toujours fait preuve.     

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