France

Uber ou le douloureux paradoxe du capitalisme banlieusard

Décrié par certains, le statut de chauffeur uber fait rêver de nombreux jeunes banlieusards. Toutefois, derrière le géant du secteur du VTC se cache une économie à deux vitesses génératrice de désillusions.

Geoffroy Van der Hasselt / AFP
Geoffroy Van der Hasselt / AFP

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Ethnologue, Fanny Parise a conduit de janvier à avril 2016 une étude auprès de chauffeurs Uber à Paris et dans la région parisienne. Il s’agit d’une enquête qualitative réalisée auprès de 20 chauffeurs par le biais d’entretiens semi-directifs, portant sur le lien entre trajectoires de vie et perceptions du métier de «chauffeur Uber». Elle nous livre les principaux résultats de l'étude.

Uber propose à ses chauffeurs une alternative à la fatigue des banlieues françaises: être son propre patron, réussir socialement et avoir tous les signes extérieurs de richesse qui ne semblaient pas accessibles aux classes populaires. Dans le cadre d'une étude anthropologique réalisée au premier trimestre 2016, je me suis intéressée aux trajectoires de vie des jeunes de banlieues qui ont décidé de changer de vie dans l’espoir d’un avenir plus radieux.

Uber n’est plus seulement une société de services, c’est un phénomène de société: le terme d’«ubérisation» dépasse les frontières du transport pour devenir un mode de consommer la société. Médias et institutions mettent en avant l’impact social d’une telle entreprise pour l’économie locale et notamment pour les quartiers et villes populaires: au-revoir «Ma cité va craquer» et bonjour l’ascension professionnelle des jeunes de banlieue accompagnée d’une mixité sociale d’un nouveau genre.

Loin des discours en vogue depuis plusieurs années qui dénoncent l’éviction des classes populaires à l’extérieur de Paris en créant un entre-soi où la figure sociale du «bobo» est érigée au rang de bouc émissaire, l’impact d’Uber véhicule un discours positif et à contre-courant. À l’inverse, la figure sociale du «chauffeur Uber» cristallise un imaginaire tantôt positif, tantôt négatif.

Aujourd’hui, être «chauffeur Uber», c’est un peu comme être «bobo» parisien: on aime vous détester, on parle de vous tout le temps et partout, mais personne ne sait réellement qui compose cette nouvelle génération de chauffeurs! Pour le particulier, l’expérience d’usage est fluidifiée au maximum. Une application mobile ergonomique, une géo localisation performante, un suivi en temps réel de la position des chauffeurs, des prix attractifs ou encore la dématérialisation de la transaction financière, participent à la construction d’une nouvelle image des transporteurs privés. Pour le chauffeur, l’autonomie professionnelle, la moindre pénibilité de l’activité face à un travail manuel, l’absence de discrimination à l’embauche, un outil de travail statutaire et un dress-code socialement valorisant, contribuent à séduire de plus en plus de personnes.

Double standard de qualité

En réalité, loin d’être idylliques, les parcours des chauffeurs Uber témoignent d’une double réalité: il y a les gagnants et les perdants de ce «capitalisme banlieusard». Il y a les chauffeurs VTC (vignette verte), les capacitaires (vignette violette) et les autres. Les chauffeurs VTC travaillent pour eux et à leur compte. Ils ont investi une somme «importante» afin de débuter leur activité et désirent se stabiliser socialement et professionnellement. Ils ne comptent pas leurs heures, soignent le service pendant les courses et prennent soin de leurs véhicules.

Les capacitaires ont eux aussi suivi une formation, mais moins poussée et sont en majorité moins attentifs à la qualité de la prestation qu’ils proposent aux clients. Dans une logique de rentabilité, ils embauchent des chauffeurs non professionnels. Ces derniers n’ont suivi aucune formation à l’instar des VTC ou des capacitaires et veulent gagner de l’argent: beaucoup et rapidement! C’est parfois aussi pour eux, la seule possibilité d’avoir un emploi. Ils n’ont pas de diplôme, pas ou peu d’expériences professionnelles. Pour certains, ils sortent de prison et ont un bracelet électronique. Ils travaillent jusqu’à 80 heures par semaine et au final, ne dégagent pas tant de bénéfices une fois déduits la location de la voiture, l’essence ainsi que le reversement d’une partie de leurs recettes à la personne qui les emploie.

Ils gagnent une misère et travaillent 80 heures par semaine. Mais ils sont contents, ils roulent dans des belles voitures et sont bien habillés

Les chauffeurs VTC et certains capacitaires qui travaillent seuls et qui n’embauchent pas de chauffeurs n’apprécient guère ces derniers, et les accusent de décrédibiliser le métier:

«Il y a les gens comme moi qui sont artisans, raconte l’un deux. On travaille pour nous. On a investi presque 5.000 euros avant de commencer. On fait notre boulot du mieux qu’on peut. Et puis, il y a les autres. Ils se font employer par d’autres. Ils sont exploités. Ils gagnent une misère et travaillent 80 heures par semaine. Mais ils sont contents, ils roulent dans des belles voitures et sont bien habillés. Ils décrédibilisent le métier!»

Au-delà de ce clivage qui semble exister entre ces trois profils de chauffeurs Uber, une organisation plus discrète semble se développer. Pour tenter de gagner plus et limiter la désillusion «du métier», les capacitaires qui emploient d’autres chauffeurs maximisent autant que possible les flottes de véhicules. Les chauffeurs travaillent en binômes. Ils se relèvent toutes les 12 heures afin que «la voiture tourne toujours». Ils alternent par période de deux semaines, entre celui qui est de journée et celui qui est de nuit.

L’organisation du temps de travail se rapproche du système des équipes en usine (système qu’ils ont fui pour Uber) et ils n’hésitent pas à travailler jusqu’à 24 heures d’affilé lorsque le binôme est indisponible ou a confié la voiture et les clients à d’autres amis (non-chauffeurs Uber) pendant qu’ils se reposent. Plus loin, VTC, capacitaires et «employés» alternent avec d’autres entreprises de VTC (Le Cab, Chauffeur privé) afin de maximiser leurs chances de réaliser une bonne recette journalière. L’étude anthropologique révèle un écart entre l’apparente réussite sociale que promet Uber à ses chauffeurs et la réalité, parfois compliquée de ces individus, qui peuvent mettre en danger à la fois la sécurité des clients et la leur.

Lutte des classes

La fatigue des banlieues a conduit différentes catégories de jeunes à vouloir s’en émanciper. Travailler non plus en périphérie mais dans le centre-ville, ne pas travailler avec des chaussures de sécurité mais avec de beaux habits, passer ses journées à rouler ou à «zoner» dans de «belles voitures», côtoyer la classe supérieure, participent à convaincre un public en précarité ou en descente sociale, de débuter une activité de chauffeur.

Bien qu’ils restent persuadés d’avoir fait le bon choix en changeant de métier –«je ne regrette pas», «j’ai une belle voiture, je suis bien habillé et je travaille comme je veux!»–, ils évoquent la pénibilité non anticipée de cette profession: «Je n’ai plus de vie à côté et certains clients de la haute nous considèrent vraiment comme des larbins»

Une tension se dessine entre les aspirations liées à ce changement d’activité et la réalité du quotidien. Dans leurs anciennes vies, ils étaient au chômage, manutentionnaire, chauffeur/livreur, vendeur, mécanicien et cultivaient un entre soi populaire. Dans leurs nouvelles vies, ils voulaient gagner plusieurs milliers d’euros par mois, travailler moins et se rapprocher des classes supérieures qui, pour eux, renvoient l’image de la réussite sociale à laquelle ils aspirent. En pratique, cette mixité sociale apparente, nous renvoie vers un principe de lutte des classes moderne: deux classes sociales cohabitent mais elles rendent compte d’un clivage de plus en plus hermétique.

Cette tension symbolique entre cette classe supérieure, la «haute», ces «bourgeois» qui «se croient tout permis» et qui ne «respectent pas les chauffeurs», engendre une accélération de la fatigue des banlieues. Nous sommes face à ce que l’on pourrait nommer le paradoxe du «capitalisme banlieusard»: en voulant s’émanciper de leur carcan socio-culturel, ils se retrouvent propulsés au sein d’une nouvelle logique sociale où les différences de classe sont (encore) plus marquées. Ils perdent les bénéfices sociaux de la banlieue: entre soi, consommation collaborative et gestion de la solidarité à l’échelle de proximité, au profit d’une mixité sociale qui leur renvoie brutalement leur impossibilité de s’élever socialement.

Vous savez, c’est galère de trouver des chauffeurs motivés. Ils ne savent pas quoi faire d’autre. Il ne faut pas le dire, mais souvent ce sont des mecs du quartier qui ont des bracelets

L’étude révèle que devenir chauffeur Uber répond à une volonté de socialisation anticipatrice pour ces individus. Malgré des profils hétérogènes de chauffeurs, un invariant est présent: faire le choix de cette reconversion professionnelle apparaît comme la seule solution pour s’en sortir. Uber cristallise les espoirs d’une jeunesse en perte de repères et avide de reconnaissance. Cette volonté de s’en sortir se heurte en pratique à la dure réalité du métier et à la rencontre avec l’Autre. Un Autre tantôt détesté, tantôt idéalisé, mais un Autre qu’on a envie d’être et que l’on ne peut être.

Des destins en attente d'être brisés?

Il n’existe pas de destin unique pour les chauffeurs Uber mais une pluralité d’expériences, d’histoires de vie, qui nous permet d’entrevoir la complexité de l’univers socioprofessionnel dans lequel ils évoluent. Le professionnel se superpose au social: on ne devient pas chauffeur Uber par hasard. Le social s’encastre dans le professionnel: c’est parce que l’on souffre de discrimination à l’embauche, qu’on a un casier judiciaire ou que l’on veut s’élever socialement, qu’on devient chauffeur Uber:

«Vous savez, j’ai essayé de trouver du boulot mais je n’étais pris nulle part. Quand on est pas allé assez à l’école et qu’on est passé par la prison… Ce n’est pas évident. Et puis j’ai un pote, un mec que je connaissais bien qui m’a proposé ce job», comme nous confie un individu employé par un capacitaire.

Un capacitaire, lui, nous explique que son but initial était de développer une activité rentable et durable à travers l’embauche de plusieurs chauffeurs et l’acquisition de nouveaux véhicules, objectif compliqué à atteindre en raison des «candidats» à ce nouveau métier:

«Vous savez, c’est galère de trouver des chauffeurs motivés. Ils ne savent pas quoi faire d’autre. Il ne faut pas le dire, mais souvent ce sont des mecs du quartier qui ont des bracelets. Ils font ça quelques mois et après quand ils voient que c’est dur et qu’il faut bosser et bien ils nous plantent… Maintenant, je préfère développer ma clientèle privée en plus de Uber!»

Plus loin, un chauffeur VTC nous explique sa perception de l’arrivée de ces chauffeurs qui désirent se réinsérer ou s’insérer socialement:

«Uber nous dit qu’il ne peut pas plus sélectionner à l’entrée. L’entreprise veut toujours plus de chauffeurs. Il faut bien distinguer les chauffeurs VTC avec la vignette verte, les capacitaires avec la vignette violette et les autres. Nous évidemment qu’on doit avoir un casier judiciaire vierge, mais, pour les autres, il n’y a aucun contrôle…»

Mais que va-t-il se passer lorsque ce sentiment d’injustice va grandir? Quand le marché du transport de personnes va devenir de plus en plus concurrentiel et que l’enrichissement de ces jeunes de banlieues va devenir de plus en plus compliqué? À la suite de l’étude, nous pouvons émettre deux hypothèses: les chauffeurs Uber employés par des capacitaires retourneront à leurs vies d’avant, en sombrant un peu plus dans la précarité et l’exclusion ou alors, le sentiment d’injustice qu’ils cultivent à l’égard de leurs clients et de la société va grandir et provoquer des situations de conflits sociaux d’un nouveau genre, rendant visible la violence que certains chauffeurs cultivent au sujet de la société, de la classe supérieure et d’eux-mêmes.

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