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Turquie, le putsch heure par heure

Il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour que le Président Erdogan soit capturé ou assassiné.

Drapeau montrant Recep Tayyip Erdogan lors d'une manifestation sur le pont du Bosphore à Istanbul le 21 juillet 2016. YASIN AKGUL / AFP
Drapeau montrant Recep Tayyip Erdogan lors d'une manifestation sur le pont du Bosphore à Istanbul le 21 juillet 2016. YASIN AKGUL / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Connaîtra-t-on un jour avec certitude tous les détails de la tentative du coup d’Etat militaire qui a eu lieu dans la nuit du 15 juillet 2016 en Turquie? Sans doute pas.

Mais on peut déjà essayer de retracer le déroulement de ces quelques heures où tout aurait pu basculer. Car cette tentative de putsch ne fut pas le fait d’un petit groupe d’officiers amateurs, au contraire de ce que le régime a pu dire cette nuit-là alors qu’il cherchait à minimiser la situation.

C’est un vrai gros coup d’Etat qui a eu lieu: planifié depuis longtemps, impliquant des officiers et des troupes de l’armée de l’air, de l’armée de terre et de la gendarmerie, et des relais très bien implantés au cœur des institutions militaires. Avec des attaques synchronisées en air et au sol, à Ankara, Istanbul, Marmaris et la participation de forces spéciales. Il s’en est d’ailleurs fallu de peu pour que le Président Erdogan soit capturé ou assassiné.

Cette tentative de putsch a cependant pu donner l’impression de choix tactiques bizarres et d’une certaine improvisation. Une des explications: sa date aurait été avancée à plusieurs reprises afin qu’il ait lieu avant que le Conseil suprême de l’armée ne procède, début août, aux centaines d’arrestations et de renvois de militaires, exigés par le régime du Président Erdogan.

Voici le putsch, heure par heure. Un déroulé à compléter au fil des jours à venir qui devraient apporter leur lot de précisions et sans doute de surprises.

Samedi 15 juillet

15h Le MIT (services secrets turcs) est informé d’une «activité extraordinaire» à la base terrestre de Güvercinlik à Ankara.

16h Le directeur du MİT, Hakan Fidan, prévient le chef d’Etat-major, Hulusi Akar. C’est ce qui va pousser les putschistes à entrer en action bien avant l’heure prévue, en pleine soirée du vendredi soir et non à 3h du matin le samedi alors que tout le monde dort.

Quand le Président RT Erdogan a-t-il été informé de ces préparatifs et par qui? Ce dernier a fait des déclarations contradictoires à ce sujet. La dernière semble reprocher à Hakan Fidan –avec lesquelles les relations sont devenues assez tendues ces derniers mois– de ne pas l’avoir averti.

21h A Ankara, grâce à des complicités au coeur même du Haut commandement, des officiers des forces spéciales prennent en otages plusieurs membres de l’Etat major dont son chef, Hulusi Akar. Pendant ce temps, des tanks prennent position dans la capitale.

22h A Istanbul, les putschistes ferment les deux ponts enjambant le Bosphore. De jeunes appelés racontent qu’ils croyaient mener un exercice de simulation. Tout l’indique, à voir le regard hébété et effrayé de certains ainsi que leur absence de riposte lorsqu’ils sont violemment pris à partie par la foule des supporters du Président Erdogan [la vidéo contenue dans ce lien comporte des images violentes].

A Ankara, six F-16s partent de la base d’Akinci, survolent la capitale, brisent le mur du son et bombardent le Parlement, le Palais présidentiel et l’immeuble du MIT. Ils sont ravitaillés grâce à quatre avions citernes provenant de la base Incirlik. C’est de cette base, sous commandement turc, que partent les vols de la coalition contre l’organisation de l’Etat islamique et où sont postées les unités américaines ainsi que quelque 60 têtes nucléaires. Ce qui va nourrir la théorie d’une complicité des Etats-Unis, largement sous-entendue par le Président turc lui-même.

Trois hélicoptères sont chargés de mitrailler Turksat (Satellite TV) et Golbasi, le quartier général des forces spéciales de police.

Selon certaines sources, huit avions cargo, chargés d’armes pour les putschistes, partent de Kayseri pour Malatya. Ces derniers auraient prévu de faire envoyer 5000 soldats de Sirnak à Ankara afin d’assurer la sécurité des bâtiments officiels.

Autour de 22h-22h30 Réunis à Ankara plusieurs ministres sont alors convaincus que leur dernière heure est venue.

Mais le général Hulusi Akar est resté loyaliste. Il a refusé d’appeler le reste de l’armée à rejoindre le coup, comme le lui demandent les putschistes. Sans nouvelle du chef d’Etat-major, plusieurs hauts gradés, dont le Général Umit Dündar qui commande la 1ère armée à Istanbul, réaffirment leur soutien au gouvernement et engagent le combat contre les putschistes.

23h00 Sur la chaine privée NTV, le Premier ministre, Binali Yildirim, fidèle parmi les fidèles de RT Erdogan, dénonce l’action d’un «petit groupe» au sein de l’armée qui veut faire tomber le gouvernement mais qui, dit-il, échouera. Il pointe déjà du doigt la responsabilité des «gülénistes».

Samedi 16 juillet

00h15 Après avoir pris d’assaut le siège de la chaine d’Etat, TRT (Radio et télévision turques), les putschistes se présentent sous le nom de «Conseil de la paix chez soi».

C’est une référence à la fameuse phrase de Kemal Ataturk, le très laïque fondateur de la République, prônant la «Paix chez soi, paix dans le monde». Les putschistes obligent la présentatrice à lire un communiqué dans lequel ils accusent le Président Erdogan et annoncent la prise de pouvoir par les militaires.

00h37 Quelques minutes plus tard, c’est au tour du Président Erdogan, contacté par CNN turk cette fois, d’apparaitre via Facetime sur l’iphone de la présentatrice. Lui aussi attribue le putsch à une minorité au sein de l’armée qui entretiendrait des liens avec Fetullah Gülen, un imam exilé aux Etats-Unis depuis 1999, qui fut l’allié du gouvernement islamo-conservateur. Il avertit que les auteurs de ce coup «finiront par payer le prix maximum».

Tendu et visiblement déstabilisé, le Président Erdogan appelle les Turcs à descendre dans la rue pour s’opposer aux putschistes: «Il ne va pas nous falloir beaucoup de temps pour nous débarrasser de cette occupation. J’appelle notre peuple à descendre dans l’arène et à donner (à ces putschistes) la réponse adéquate». D’où parle le Président Erdogan qui était en vacances dans la région de Marmaris? De son hôtel ou d’un endroit plus sûr où son service de sécurité l’a exfiltré? Ce n’est pas clair.

Le ministre des Affaires religieuses (Diyanet) appelle les imams à réciter la sala (chant funéraire) ou des chants religieux dans toutes les mosquées du pays pour soutenir l’offensive politique et militaire. Ce qu’ils feront la nuit durant (les imams sont des fonctionnaires en vertu d’une laïcité qui contrôle la mosquée plutôt qu’elle ne la sépare de l’Etat).

De nombreux partisans du Président turc –ainsi que des nervis du parti de la justice et du développement (AKP) –descendent dans la rue, tandis qu’une majorité de ceux qui n’ont pas voté pour lui se calfeutrent chez eux. L’appel, qui va se traduire aussi par des affrontements violents, n’est pas sans inquiéter certains de ses ministres.

Mais c’est sans doute à ce moment-là que tout bascule, tandis que les partis d’opposition ainsi que plusieurs chefs d’Etat étrangers dont le Président Obama dénoncent la tentative de putsch. Un tournant: les rumeurs de faux coup d’Etat éclosent, plus ignorantes et folles les unes que les autres.

Entre 1h et 3h Le Président turc veut rejoindre Ankara ou Istanbul mais les deux aéroports sont tenus par les putschistes. Le général, Umit Dündar, commandant la 1ère armée basée à Istanbul le convainc de plutôt venir à Istanbul. Le rôle clé d’Umit Dündar n’échappent pas aux putschistes dont les conversations sur Whatsapp révèlent qu’ils cherchent à l’ arrêter de façon urgente.

Dans le ciel deux F16 pilotés par des putschistes prennent en chasse l’avion présidentiel. Pourquoi ne l’abattent-ils pas n’est pas clair. C’est la seconde fois que RT Erdogan l’échappe belle.

Car une demi-heure à une heure après que le Président turc ne quitte son lieu de villégiature, son hôtel a été pris d’assaut par une vingtaine d’hommes des forces spéciales qui avaient pour mission de le capturer. Pourquoi ce commando d’élite est-il arrivé si tard pose aussi question.

3h Le Président Erdogan atterrit à l’aéroport d’Istanbul. Il s’adresse d’abord à la foule venue l’accueillir.

Puis tient une conférence de presse aux côtés de son gendre. Plus assuré, il répéte ces accusations. «Ce soulèvement est un don de Dieu. Il nous aidera à nettoyer ces éléments de l’armée» annonce-t- il.

Samedi à la mi-journée, quelques-uns des putschistes étaient encore terrés dans les immeubles qu’ils avaient occupés. On apprenait aussi qu’un hélicoptère avait atterri en Grèce transportant huit membres supposés de la junte. Un certain nombre d’hommes des forces spéciales étaient portés disparus. Malgré un blackout total de la presse, il y avait encore semble-t-il des poches d’affrontements inter-armée ou armée-police ici ou là dans le pays. Un premier bilan faisait 245 morts , civils et militaires à parts presqu'égales et au moins 1700 blessés. Mais le gouvernement semblait avoir repris le contrôle de la situation. Et procédait tout de suite à une première vague d’arrestations: 1560 officiers et appelés dans l’armée (dont un tiers de généraux en fonction) comme dans la justice (près de 2800 juges et procureurs) et dans la bureaucratie en général.

Cette tentative de coup confirme la profonde fracture politique et morale qui traverse l’armée turque. Ce coup d’Etat râté est aussi une rébellion interne aux militaires. Quel qu’ait pu être le rôle du petit noyau güléniste en son sein, les putschistes ont aggloméré les mécontents au sein de l’armée. Outre la guerre contre la guerilla kurde et contre l’organisation de l’Etat islamique en Syrie et sur le territoire turc, c’est un troisième front qui se dessine, à l’intérieur même de ce corps militaire au fondement de la république turque. Et tout cela à un moment crucial pour l’Otan dont elle constitue le pilier oriental indispensable.

Pour retracer les principales étapes de ce putsch, nous nous sommes basés sur des sources open data, le blog The Avationist, plusieurs journalistes ou experts tels que: Murat Yetkin, Aaaron Stein, Kareem Shaheen, Gareth Jenkins ainsi que nos propres contacts, officiels ou pas.

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