Monde

La paix, c'est dépassé

Un certain niveau de menace étatique extérieure est bénéfique pour souder une nation. Le terrorisme, à l'inverse, la divise.

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Guerre | Kevin Dooley via Flickr CC License by

Temps de lecture: 8 minutes

S'il y a une tendance lourde dans la politique mondiale contemporaine, c'est bien l'apparente et quasi universelle érosion de l'unité politique. Au Moyen-Orient, nous avons assisté aux soulèvements du printemps arabe et au bain de sang continu en Syrie, en Libye, au Yémen et ailleurs. En Europe, l'adhésion des peuples à l'Union européenne est en chute libre, la Grande-Bretagne a décidé d'en sortir et l’Écosse pourrait bien décider de sortir du Royaume-Uni. Ici, aux États-Unis, nous avons atteint un niveau d'acrimonie partisane sans précédent depuis plusieurs décennies, les deux principaux partis sont profondément divisés et le candidat républicain est un amateur (dans pas mal de sens du terme). Ces temps-ci, estimer que «le centre ne peut plus tenir» a tout de l'euphémisme.

Que se passe-t-il? Pour d'aucuns, les turbulences politiques actuelles sont une conséquence de la mondialisation, qui aura accéléré le rythme du changement, menacé les normes culturelles traditionnelles et laissé des millions de gens en proie à un sentiment de marginalisation. Pour d'autres observateurs, c'est la faute aux politiques économiques, qui ont enrichi les plus riches et les ont dissociés de leurs propres méfaits, laissant le reste d'entre nous gratter les quelques miettes échouant de leur serviette de table. Ou peut-être est-ce lié à la révolution numérique et aux nouveaux médias –le cocktail Facebook-Twitter-télé et autres moyens de communication moderne qui abaisse les barrières à l'entrée, trivialise le dialogue national, propage l'extrémisme et fait croire au bon sens politique de la pire des insinuations.

L'inconvénient d'une paix prolongée

Il y a sans doute de la vérité dans chacun de ces arguments, mais face à cette nervosité politique généralisée, tous ignorent un facteur d'explication encore plus important: la paix. Qu'on me comprenne bien: j'adore la paix, je la trouve merveilleuse et j'aimerais que les politiques soient plus nombreux à en parler ouvertement et cherchent davantage à la cultiver. Mais des périodes prolongées de paix peuvent avoir des inconvénients: au sein des sociétés, elles permettent aux divisions de se multiplier et de s'élargir. Et pire encore, elles sont susceptibles de ramener le monde un pas en arrière, vers la guerre.

J'aurais aimé pouvoir me dire à l'origine de l'idée, sauf que cette explication de nos actuelles divisions commence déjà à avoir de la bouteille. Il y a vingt ans, le politologue Michael Desch publiait dans la revue universitaire International Organization un passionnant article intitulé «Guerre et États forts, paix et États faibles?». S'appuyant sur les travaux de Max Weber, Otto Hintze, George Simmel, Charles Tilly, Lewis Coser et d'autres, Desch arguait que la guerre (et, plus généralement, la présence de menaces extérieures) était sans doute le premier facteur expliquant l'émergence d’États forts, centralisés et de politiques nationales cohésives. Notamment, les pressions de la compétition internationale forceraient des États rivaux à mettre en place des bureaucraties efficaces, des systèmes fiscaux efficients et des armées robustes. Elles encourageraient aussi à la promotion du patriotisme et à l'atténuation des divisions internes. Quand le loup est à nos portes, les querelles internes sont mises de côté afin de gérer un danger plus urgent.

La preuve par les faits

Malheureusement, l'argument laisse aussi entendre que l'arrivée de la paix peut avoir un effet négatif sur l'unité nationale. Desch fait sienne cette phrase du sociologue George Simmel:

La Guerre froide relevait du niveau de menace “parfait”. Elle n'allait jamais dégénérer en guerre de premier ordre, mais aura été suffisamment grave pour être un facteur d'union

«C’est pourquoi la victoire totale d’un groupe sur ses ennemis n’est pas toujours heureuse au sens sociologique du terme; car cela diminue son énergie, qui garantit sa cohésion, et les forces de dissolution, toujours à l’œuvre, gagnent du terrain».

Les données historiques permettent-elles d'appuyer ce point de vue? C'est l'avis de Desch, je cite:

«La variation de l'intensité de la compétition sécuritaire internationale a aussi joué sur la cohésion de plusieurs États. De la fin des guerres napoléoniennes avec le Traité de Paris de 1815, jusqu'à la Guerre de Crimée de 1853-1856, les États européens font face à un niveau de menace extérieure relativement bénin. La période allant de 1815 à 1853 verra une rupture sans précédent de la cohésion étatique, se manifestant par une série de soulèvements internes dans divers États européens.»

Desch isole une tendance similaire dans l'histoire américaine. Dès 1850, il note:

«[L]es États-Unis font face à un niveau de menace extérieure relativement bénin. À la même époque, des tensions internes et anciennes réémergent aux États-Unis. (…). Au moment de l'élection de 1860, le pays est tellement divisé que le Républicain Abraham Lincoln sera élu avec moins du tiers des voix, avec trois autres partis réussissant à tirer leur épingle du jeu. (…) On peut donc raisonnablement en conclure que la Guerre de Sécession fut en partie la conséquence de cette rupture de cohésion nationale causée par l'évolution du niveau de menace extérieure.»

À l'inverse, les deux Guerres mondiales auront contribué à créer l’État fédéral américain moderne et seront une source puissante d'unité nationale, tendance que la Guerre froide renforcera d'autant. Selon Desch, «la Guerre froide relevait du niveau de menace “parfait”. Elle n'allait jamais dégénérer en guerre de premier ordre, mais aura été suffisamment grave pour être un facteur d'union.»

«L'effet cliquet»

Sauf que cette source d'unité se tarira avec la fin de la Guerre froide. Comme l'ont montré Nils Petter GleditschJohn MuellerSteven Pinker ou encore Joshua Goldstein, le degré de conflictualité (et de menace extérieure) a fortement décliné dans le monde depuis cinquante ans (à part une récente et légère remontée). La conséquence, comme l'avait prédit Desch voici deux décennies, c'est que les désunions internes et l'inefficacité étatique s'aggravent, même si ces tendances varient énormément en intensité selon les endroits du monde. Les États qui mobilisent de la force à travers des mécanismes marchands semblent plus robustes que ceux qui y parviennent par la seule extraction coercitive.

Il semble aussi qu'il y ait un «effet cliquet» quand les États atteignent un certain niveau de puissance. Parce que les bureaucraties et les institutions créées à un moment précis et pour répondre à un niveau élevé de menace ne disparaissent pas du jour au lendemain quand leur première justification s'évanouit, et parce que les États modernes ont d'autres prérogatives que la simple préparation de la guerre, quand les menaces extérieures diminuent, ce n'est pas pour autant que les États concernés se ratatinent et redeviennent ce qu'ils étaient avant l'apparition de ces risques. Mais comme nous le voyons aujourd'hui, cette pacification appuie sur les clivages de leur environnement politique interne.

L'un dans l'autre, ces arguments auront permis à Desch de formuler des prédictions qui frappent aujourd'hui par leur perspicacité.

Quelques exemples:

«D'abord, la viabilité des États multiethniques baignant dans un environnement où les menaces extérieures sur sa sécurité sont moindres va certainement aller décroissant (…) [C]eux qui survivront seront confrontés à un niveau bien plus élevé de séparatisme et de revendications d’autonomie.»

«Les États présentant de profonds clivages ethniques, sociaux ou linguistiques, une fois confrontés à une menace bénigne auront davantage de mal à maintenir la cohésion. Les cas les plus représentatifs à observer ici sont Israël (juifs laïques contre religieux, majorité juive contre minorité arabe), les pays arabes multiethniques comme la Syrie (Alaouites) et la Jordanie (Palestiniens), l'Afghanistan (diverses factions politiques), une grande partie de l'Afrique noire (tribale) et notamment l'Afrique du Sud (Zoulous et blancs)».

«[P]lus la période de compétition sécuritaire internationale réduite est longue, plus est élevée la probabilité de voir les États développés subir l'essor de groupes d'intérêts restreints et sectoriels, et non d'autres aux visées plus larges et englobantes. [Les États-Unis] assistent aujourd'hui à une grave remise en question de l'autorité fédérale, à un consensus grandissant estimant des coupes franches nécessaires pour équilibrer le budget fédéral, à des actions concertées visant à éliminer les ministères et autres agences fédérales, à un scepticisme grandissant face aux politiques industrielles mises en œuvre par l’État et à un Congrès aux mains des Républicains qui s'est donné comme objectif –mené pour l'instant à bien– de limiter la croissance de l’État américain»

M'est avis que l'observation est assez judicieuse.

Plus fort que Fukuyama et Huntington?

Si toutes les prédictions de Desch ne se sont pas réalisées, son article aura anticipé les tendances scissipares caractérisant actuellement la vie politique aux États-Unis, en Europe et dans certains pays en voie de développement. A minima, sa boule de cristal a largement mieux fonctionné que celle de Frank Fukuyama, persuadé que nous avions atteint la «fin de l'histoire» ou de Samuel P. Huntington et son sinistre «choc des civilisations».

«Pas si vite», vous entends-je rouspéter. Quid d'al-Qaïda et autres et divers extrémistes violents qui menacent aujourd'hui les États? Le 11-Septembre ne s'est-il pas accompagné d'une poussée d'unité nationale aux États-Unis, en plus d'avoir donné naissance à de nouvelles structures gouvernementales, comme le Département de la sécurité intérieure? Et est-ce que l'amertume politique de plus en plus manifestement ressentie face aux dangers que représentent Al-Qaïda, l’État islamique ou même la Russie de Poutine n’invalident pas sérieusement l'argument de Desch? Des événements aussi choquants que les attentats d'Orlando ou de Nice ne nous incitent-ils pas à écarter nos différences et à nous rapprocher de nouveau les uns des autres?

C'est une pensée mignonne, mais qui me laisse pour le moins perplexe. La menace que représentent al-Qaïda et consorts n'est pas assez grave pour mobiliser le genre d'unité nationale que de véritables rivalités entre États peuvent générer. Évidemment, les attentats du 11-Septembre ont été un traumatisme pour les Américains, comme ceux du marathon de Boston, la fusillade de Fort Hood et l'atrocité d'Orlando. Et oui, George W. Bush et son administration ont pu tirer profit de la réaction post-11-Septembre pour pousser le pays dans une guerre absurde et fortifier le pouvoir exécutif à bien des égards. Mais les Américains se sont vite adaptés, notamment parce que la menace réelle s'est (heureusement) révélée bien moindre que celle redoutée.

Menace diffuse

Le terrorisme commis sur le sol américain continue de nous bouleverser, mais difficile de rallier une nation dans son ensemble et sur le long terme quand le risque de mourir dans un attentat terroriste avoisine toujours 1 chance sur 4 millions par an. C'est en cela que, dans un environnement qui demeure relativement inoffensif, les intérêts restreints ont encore toute latitude pour poursuivre leurs objectifs particuliers.

La conséquence, hélas, pourrait bien être un nouveau cycle de conflits, qui donnera naissance à de nouvelles périodes de paix, qui seront elles-mêmes les sources de tensions et de divisions nouvelles

Qui plus est, le terrorisme international est aussi un danger ambigu et difficile à mesurer, un danger susceptible de retourner les peurs d'une nation contre elle-même et d'amplifier les divisions internes. Quand un groupe hostile a recours au terrorisme et a la capacité d'attirer une poignée de partisans à l'étranger, il génère inévitablement les angoisses d'une «cinquième colonne» ou de «loups solitaires», voire de plans d'attaque d'envergure et très bien orchestrés sur notre propre sol. L'islamophobie contemporaine est une illustration parfaite de ce phénomène, et elle aura beaucoup joué dans l'ascension de Donald Trump jusqu'à l'investiture républicaine.

En bref, si la Guerre froide relevait d'un niveau de menace «parfait» pour inciter à l'union nationale, le terrorisme est probablement le pire des dangers auxquels la cohésion de pays comme la France ou les États-Unis peut être confrontée. Un danger qui n'est pas assez redoutable pour pousser une nouvelle «Génération grandiose» en avant-scène, mais qui l'est suffisamment pour offrir à des politiciens le pire de nos peurs et leur permettre d'en tirer profit, selon une partition bien plus à même de susciter la division que l'union.

La tentation du croque-mitaine

Si Desch a raison –et c'est mon avis–, les implications de son analyse sont aussi ironiques que déprimantes. Réduire les dangers extérieurs n'est pas sans inconvénient: moins le monde nous menace, plus nous sommes enclins à nous menacer nous-mêmes. Pire encore, la paix pourrait renfermer les graines de sa propre destruction. Comme nous le voyons aujourd'hui au Moyen-Orient, l'effondrement de l'unité et de l'autorité étatiques est susceptible de déclencher de violents conflits internes, susceptibles ensuite d'attirer et de mêler des puissances extérieures qui s'opposeront les unes aux autres.

Pour autant, la solution évidente –chercher un croque-mitaines en dehors de nos frontières pour nous unir en le combattant– n'a rien de très séduisant non plus. La conséquence, hélas, pourrait bien être un nouveau cycle de conflits, qui donnera naissance à de nouvelles périodes de paix, qui seront elles-mêmes les sources de tensions et de divisions nouvelles. Le fait que je puisse envisager une possibilité aussi inquiétante est sans doute ce qui fait de moi un réaliste.

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