Monde

«Marre des experts», la première étape vers un régime autoritaire

Certains politiques veulent plonger leur électorat dans de confortables chimères dénuées de tout fait désagréable.

À partir de Intellectual Incitement Ahead / <a href="https://www.flickr.com/photos/digitalsextant/4582109354">Brendan Riley</a> via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by.</a>
À partir de Intellectual Incitement Ahead / Brendan Riley via Flickr CC License by.

Temps de lecture: 6 minutes

Cette année, lors de mon séjour en Pologne, je n'ai cessé de demander à mon entourage comment une nation qui avait été le parangon de la démocratie libérale avait pu élire un parti, nommé Droit et Justice, exhortant ouvertement au nationalisme, à la xénophobie et au traditionalisme religieux. Certains allaient me répondre en me posant à leur tour une question: «Et Donald Trump, alors?» Les États-Unis ne sont-ils pas engagés sur une même trajectoire? Oui, ai-je rétorqué, mais vu que les principes libéraux sont plus profondément enracinés dans notre électorat et nos institutions, Trump ne va pas gagner. Sauf qu'aujourd'hui, me voilà perplexe: n'était-ce pas peu ou prou ce que se disaient David Cameron et autres partisans du maintien dans l'Union européenne au sujet des électeurs britanniques?

Je me demande si l'Occident n'est pas en train de marcher les yeux fermés vers la «démocratie illibérale», cette idéologie défendue par Viktor Orban en Hongrie, copiée par Droit et Justice en Pologne et implicitement promue par Trump et bon nombre de «brexiteurs». Sur ce plan, le président de plus en plus autocratique de Turquie, Recep Tayyip Erdogan, jouit d'une belle avance sur tout le monde. Ces populistes remportent des élections en séduisant des électeurs par une opposition au «libéralisme» tel qu'ils le définissent –une haine laïque vouée aux valeurs religieuses majoritaires, un culte de l'individualisme entravant le bien commun, une préférence pour les immigrés envers les nationaux et une célébration du libre marché rognant sur le contrôle de l’État (voir ce discours d'Orban en 2014). Ce serait une erreur de penser que ces cyniques tactiques ne peuvent pas fonctionner dans des démocraties plus évoluées d'Europe de l'Ouest. L'Autriche, pour ne prendre qu'un seul exemple, pourrait très bien élire Norbert Hofer –islamophobe pur jus et partisan du port d'arme généralisé censé offrir aux Autrichiens un moyen de se défendre contre une prétendue marée migratoire– lors de la seconde élection présidentielle prévue pour l'automne, après l'annulation des résultats de la première.

Et ce sont là les enjeux que j'avais en tête en écrivant cet article, dans lequel j'explique qu'il en va d'une obligation morale pour les élites de se soulever contre ces politiques du ressentiment plutôt que de vouloir en tirer profit. Aujourd'hui, après le torrent d'insultes que j'ai essuyé lors de sa publication, je comprends que beaucoup de lecteurs aient pu interpréter mes propos à l'envers et croire que j'exhortais ceux à qui les forces de la mondialisation posent problème, que ce soit à gauche ou à droite, à courber fissa l'échine devant les élites, nouveaux grands prêtres du monde globalisé. Cette idée est répugnante. Je regrette d'avoir utilisé le terme «élites», qui renvoie à la Commission Trilatérale ou aux loges maçonniques. Je ne l'utiliserai plus, promis. Maintenant, que je m'explique.

Il y a de très bonnes raisons à la crise du libéralisme

Si la démocratie illibérale est une stratégie politique aussi efficace, c'est parce que beaucoup des principes fondamentaux du libéralisme, et notamment ceux que les populistes agitent comme un épouvantail, ont été conçus comme des remparts contre le majoritarisme. James Madison, probablement l'un des premiers libéraux de l'histoire, montrait dans Le Fédéraliste combien les démocraties, par nature, menacent les droits des minorités politiques et doivent donc se construire des institutions permettant de les protéger. Au cours du XIXe siècle, le libéralisme évoluera pour inclure la défense des libertés civiles, les marchés libres et l'activisme gouvernemental. Les grandes marées du libéralisme allaient déferler au milieu du XXe siècle, époque où le monde était menacé par deux cauchemars totalitaires, le communisme et le nazisme. Pour ses plus grands sectateurs, comme George Orwell, libéralisme était synonyme d'anti-totalitarisme.

Une époque depuis longtemps révolue: aujourd'hui, le libéralisme s'est paré d'acceptions bien moins urgentes, bien moins contraignantes, et très largement contestées. Le libéralisme (en tant que tolérance à autrui) ne marche pas pour les Français ou les Belges, qui regardent d'un sale œil leurs concitoyens d'origine nord-africaine en redoutant un nouvel attentat terroriste. Il ne marche pas non plus pour les Allemands, qui craignent de voir leur culture chamboulée par les réfugiés. Le libéralisme (en tant que libre marché) ne convient pas aux ouvriers américains dont les usines ont été fermées et rouvertes au Mexique. D'autres éléments contemporains du libéralisme, comme le bon accueil cosmopolite de la diversité et de la différence, vont clairement à l'encontre du mode de vie moyen et seront toujours conspués comme de l'élitisme. Comme l'écrivait Ross Douthat dans le New York Times, le cosmopolitisme est un goût de luxe voulant se faire passer pour un principe universel.

En gros, il y a de très bonnes raisons à la crise du libéralisme et à l'essor de l'illibéralisme. Il faut que les dirigeants politiques trouvent un moyen de gérer la dissolution de l'ordre libéral s'ils veulent protéger et préserver ses principes fondamentaux. Comme je l'ai déjà écrit, même la chancelière Angela Merkel, qui a courageusement ouvert les portes de l'Allemagne à des centaines de milliers de réfugiés syriens et afghans, comprend désormais qu'elle a laissé sa population par trop à la traîne et a dû signer un accord avec la Turquie pour stopper le flux de migrants. Le libre marché est lui aussi devenu politiquement toxique et le restera tant qu'on n'en fera pas davantage pour atténuer ses effets sur les ouvriers et tous ceux qui ont le sentiment d'avoir été floués par la mondialisation. Il faut que la politique change, à la fois pour adoucir les conséquences de la mondialisation et pour créer un espace politique permettant aux dirigeants d'obédience libérale de mener à bien des politiques sensées.

Sauf qu'aucun changement politique ne pourra calmer des gens qui ne supportent pas la marche actuelle de l'histoire et voudraient revenir à un âge d'or mythique où les femmes, les Mexicains, les réfugiés, les homosexuels et les athées fermaient bien leur bouche et ne faisaient pas suer le monde avec leurs revendications. Et les populistes ont le message ad hoc pour ces gens: le libéralisme est un complot qui vise à vous asservir; la tolérance sociale menace la culture traditionnelle; les médias indépendants vous mentent et servent la soupe à des intérêts particuliers; l’État de droit appliqué aux terroristes présumés mine la sécurité publique (voir ce discours très bizarre du Premier ministre Polonais Jaroslaw Kaczynski en 2006). Et surtout, comme ne cesse de le répéter Erdogan en Turquie, ceux qui ne partagent pas les points de vue majoritaires –les minorités ethniques, les élites laïques, les journalistes– sont des ennemis d’État qui doivent être marginalisés, ou écrasés.

«Dans ce pays, les gens en ont assez des experts»

D'où j'allais écrire que le rationalisme est lui-même au cœur de ces enjeux et que les cyniques compagnons de route des démocrates illibéraux ne peuvent que se gorger d'anti-intellectualisme. Michael Gove, possible futur Premier ministre anglais il n'y a encore pas si longtemps, avait répondu aux prédictions –pour l'instant correctes– assimilant le Brexit à un désastre en déclarant: «Dans ce pays, les gens en ont assez des experts». Le mot «expert» est évidemment péjoratif pour désigner quelqu'un qui sait de quoi il ou elle parle –comme Gove, je présume, diplômé d'Oxford et fort d'une expérience ministérielle de plusieurs années au sein de divers gouvernements conservateurs. Ce que Gove voulait réellement dire, c'est que les gens devraient avoir le droit de s'imaginer de confortables chimères dénuées de tout fait désagréable.

De même, le Parti républicain américain aura passé des années à lessiver la planche sur laquelle Donald Trump fait aujourd'hui carrière en disant à ses électeurs que les frontières débordent, qu'un défaut national ne fera pas grand mal, que le réchauffement climatique c'est du bidon, et ainsi de suite. Et cela ne concerne pas seulement Trump, mais aussi Ted Cruz et tous les autres qui ont fait campagne sur la nécessité d'un renforcement massif de la sécurité frontalière. Les électeurs républicains ont gobé goulûment cette rhétorique –qu'importe que le solde migratoire entre les États-Unis et le Mexique soit aujourd'hui nul. L'Amérique aussi en a marre des experts.

Dans La société ouverte et ses ennemis, Karl Popper avance que le rempart le plus solide contre le totalitarisme est la croyance commune dans la neutralité des principes de la science et de la méthode expérimentale. La raison, commente Popper, est un langage accessible à tous. Sans foi collective dans la raison, plus rien ou presque ne barre la route aux chimères réconfortantes, ou aux cauchemars terrifiants, que les populistes façonnent au petit bonheur des espoirs et des peurs de leur électorat.

Bien sûr, je ne crois pas que le respect de l'expertise, de la connaissance technocratique ni même de la science puisse vaincre le fléau de la démocratie illibérale. Il n'y a que des bonnes politiques pour chasser des mauvaises. Et peut-être qu'un bon populisme pourra chasser le mauvais populisme. Un Barack Obama manifestement excédé a récemment déclaré que c'était lui, et pas Trump, le vrai populiste de la politique américaine –vu qu'il se souciait, contrairement à Trump, du sort des travailleurs. En réalité, la distance et la cérébralité d'Obama auront sans doute attisé la soif du public pour un bonimenteur comme Trump.

Il y aura toujours de charmants scélérats parmi nous, mais le populisme irresponsable est aujourd'hui bien plus pernicieux qu'il ne l'était voici une décennie ou une génération. Pas parce que Donald Trump et Viktor Orban sont plus retors que leurs prédécesseurs, mais parce que beaucoup d'Occidentaux se sentent floués ou trahis par les forces impersonnelles de la mondialisation et cherchent une réalité alternative où planter leur transat, que ce soit la Petite Angleterre ou la Grande Amérique Industrielle. Les cyniques qui dorlotent ce genre de délires sont aussi dangereux que les extrémistes.

cover
-
/
cover

Liste de lecture