Santé

Un projet de clause de conscience pour les pharmaciens réjouit les anti-IVG

L’Ordre des pharmaciens a soumis à ses adhérents un projet de clause de conscience qui stipule que «le pharmacien peut refuser d’effectuer un acte pharmaceutique susceptible d’attenter à la vie humaine».

Un logo de pharmacie le 10 août 2015. KENZO TRIBOUILLARD / AFP
Un logo de pharmacie le 10 août 2015. KENZO TRIBOUILLARD / AFP

Temps de lecture: 6 minutes

Et si demain les pharmaciens pouvaient refuser de délivrer des moyens de contraception ou la pilule du lendemain à leurs usagers? C’est ce que craignent certains d’entre eux, après la divulgation sur les réseaux sociaux d’un projet de refonte de leur code de déontologie.

L’Ordre des pharmaciens avait invité la profession à un vote en ligne sur l’ensemble du projet de nouveau code de déontologie. Une version presque finalisée du nouveau code de déontologie est aujourd’hui prête, mais l’un des articles pose problème: la façon floue dont il a été rédigé pourrait autoriser les pharmaciens à refuser de délivrer des contraceptifs, expliquent les détracteurs.

Voici l’article:

«Sans préjudice du droit des patients à l’accès ou à la continuité des soins, le pharmacien peut refuser d’effectuer un acte pharmaceutique susceptible d’attenter à la vie humaine. Il doit alors informer le patient et tout mettre en œuvre pour s’assurer que celui-ci sera pris en charge sans délai par un autre pharmacien. Si tel n’est pas le cas, le pharmacien est tenu d’accomplir l’acte pharmaceutique.»

Cet article suscite tant de critiques qu’il a été soumis à un nouveau vote, ouvert jusqu’au 31 août.

La notion «d’atteinte à la vie humaine», considérée de manière extensive par des opposants à l’IVG, pourrait englober les moyens de contraception, tels que la pilule, le stérilet ou la pilule du lendemain, craignent plusieurs professionnels de santé sur Twitter ou encore sur le blog «La coupe d’Hygie», qui se présente comme le «blog d’un pharmacien qui essaie de se mettre à la place du patient» et explique: 

«Certaines méthodes de contraception (notamment les DIU au cuivre) peuvent, pour des esprits peu souples, être assimilées à un avortement. Pour ces gens-là, effectivement, les refus de délivrance sont difficilement justifiables en l’absence d’une clause de conscience.»

La crainte est également formulée sur le site spécialisé Le Moniteur des pharmacies, selon lequel «des officinaux pourraient être tentés de s’en prévaloir pour refuser la contraception orale d’urgence ou le DIU [stérilet; NDLR], voire la contraception tout court pour des motifs religieux»

«C’est de la désinformation totale! La problématique de la clause de conscience n’était pas du tout située autour de la contraception mais bien de la fin de vie! C’est une question que les pharmaciens du monde entier se posent. Cet emballement est un comble», a réagi Isabelle Adenot, la présidente de l’Ordre des pharmaciens, interviewée par Les Nouvelles news.

Les médecins ont une clause de conscience

Les pharmaciens s’étaient déjà positionnés en faveur de cette clause de conscience à près de 85%, lors d’une consultation en décembre 2015 auprès de 75.000 professionnels, et à laquelle près de 3.400 ont répondu. Mais ces larges suffrages n’ont pas convaincu l’Ordre des pharmaciens, qui était divisé sur cet article qu’il avait néanmoins rédigé, et a souhaité organiser une nouvelle consultation. «Un article relatif à l’instauration d’une clause de conscience a été élaboré mais aucune majorité significative ne s’est dégagée au sein de l’Ordre» lors du conseil national du 4 juillet dernier, explique Isabelle Adenot, présidente du Conseil national de l’Ordre (qui comprend trente-trois membres élus ou nommés), dans un courrier daté du 11 juillet et adressé à la profession, que Slate.fr s’est procuré.

Les médecins disposent déjà d’une clause de conscience générale dans leur code de déontologie, explique sur un blog un pharmacien, resté anonyme, et qui s’appelle Léo. Cette clause stipule que, «hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, un médecin a le droit de refuser ses soins pour des raisons professionnelles ou personnelles». La modification du code de déontologie des pharmaciens octroierait donc ce même droit.

«Quel message va-t-on envoyer aux pharmaciens?»

Sous une formulation apparemment objective –l’atteinte à la vie – se cache en réalité une interprétation idéologique

Léo, pharmacien

Cette clause a déclenché de nombreuses critiques, à commencer par Léo, «pharmacien adjoint quelque part en France», qui regrette une disposition selon lui «idéologique» et qu’il ne soit «plus question de l’intérêt de la santé du patient»:

«Sous une formulation apparemment objective –l’atteinte à la vie– se cache en réalité une interprétation idéologique de cette notion d’atteinte. Autoriser des pharmaciens à refuser d’effectuer des actes pharmaceutiques susceptibles d’attenter à la vie humaine, c’est les autoriser à s’opposer à la délivrance de médicaments qui heurtent leur sensibilité. Les contraceptifs en premier lieu. Mais aussi éventuellement d’autres traitements.

 

Cette notion de susceptibilité d’atteinte à la vie humaine est en réalité un artifice visant à autoriser des pharmaciens à s’opposer à la délivrance de traitements pour des motifs idéologiques. Il n’est pas acceptable que l’Ordre donne carte blanche à des personnes qui déshonorent la profession en se permettant de juger les patients et d’entraver l’accès aux thérapeutiques de leur choix.»

Karim Ibazatene, pharmacien très impliqué dans l’opposition à cette clause, souligne que «c’est une vieille demande des pharmaciens, il y a déjà eu des précédents. Le problème c’est que, comme cette clause est vague, tout le monde va l’interpréter comme il veut. Les anti-IVG vont l’interpréter en leur faveur, certains ne voudront plus vendre de steribox (des seringues stériles pour les patients dépendants aux drogues), de méthadone, etc. Cela peut aller très loin dans l’interprétation. Les anti-douleurs aussi peuvent être concernés, à haute dose».

Déjà des refus de prescription

«Dans le code de déontologie en vigueur, les pharmaciens peuvent déjà refuser de délivrer un traitement dans l’intérêt de la santé du patient. Alors pourquoi inscrire cette clause de conscience dans le nouveau code si ce n’est pour satisfaire les pharmaciens les plus réactionnaires, qui souhaitent avoir le droit de ne pas délivrer certains médicaments par convictions personnelles?» se demande un collectif de pharmaciens, à l’origine d’une mobilisation sur Twitter avec le hashtag #MaContraceptionMonDroit et d’une pétition contre ce projet d’article du code de déontologie.

D’autres se sont inquiétés que la notion de «délai» et donc de distance raisonnable d’une autre pharmacie acceptant la délivrance de la contraception ne soit pas précisée par l’article en question.«Ce qui peut poser problème dans un contexte rural pour une jeune fille mineure par exemple», fait remarquer Le Moniteur des pharmacies.

D’autant que certaines pharmacies enfreignent déjà le code de déontologie, en refusant de délivrer la pilule du lendemain ou même tout simplement des contraceptifs. C’est le cas d’un pharmacien de Gironde, suspendu par l’Ordre en mars 2016. C’était aussi ce que relevait un reportage d’une émission de la chaîne France 4, en avril, en se présentant directement aux officines en se faisant passer pour un usager:

 

«Déni» de la dignité humaine des pharmaciens

Une «association pour la liberté de conscience», qui affiche dans ses amis la Fondation Lejeune et Alliance Vita, deux organisations proches des réseaux catholiques et qui militent contre l’IVG, a en revanche exprimé son soutien. «C’est dire si l’enjeu est capital pour cette profession, dont on se demande toujours pour quelles raisons elle ne pourrait bénéficier d’un droit capital reconnu aux autres», écrit l’association sur son site. Le site Généthique, dont le directeur de la publication n’est autre que le président de la Fondation Jérôme Lejeune, a relayé l’article de l’association via son compte Twitter et interviewé son responsable.

Considérer le pharmacien «comme un pur instrument amoral au service de la satisfaction des “droits” des patients est un déni de sa dignité humaine», argue aussi le philosophe Thibaud Collin sur un blog du journal catholique La Croix.

Le Conseil national de l’Ordre des pharmaciens doit se réunir en septembre pour la délibération finale. Si l’article sur la clause de conscience est adopté, il devra ensuite être validé par le ministère de la Santé, puis intégré par décret au Code de la santé publique, explique Le Moniteur des pharmacies.

La publication d’articles de presse sur le sujet ont fait réagir les ministères de la Famille et de la Santé, qui ont fait entendre un son de cloche assez différent. La ministre des Familles, de l’Enfance et des Droits des femmes, Laurence Rossignol, a envoyé un communiqué où elle demande une «clarification» à l’Ordre des pharmaciens:

«Quel que soit le résultat de cette consultation, le simple fait d’interroger les pharmaciens sur ce sujet nous rappelle que l’accès à la contraception et à l’IVG, en tant que droits à part entière, n’est jamais définitivement acquis. Il serait raisonnable de la part de la présidente du Conseil national de l’Ordre des pharmaciens de clarifier l’objet de cette consultation et de réaffirmer l’attachement de l’Ordre à assurer aux femmes leur autonomie et la liberté de choisir leur contraception.»

La ministre de la Santé, Marisol Touraine, dont le cabinet nous a fait parvenir cette réponse, réaffirme au contraire sa «confiance» en l’Ordre des pharmaciens:

«Toute remise en cause de la contraception d’urgence ou de l’IVG serait inacceptable pour Marisol Touraine, qui s’est toujours battu depuis 2012 pour renforcer les droits des femmes à l’IVG. Marisol Touraine a pleinement confiance dans la présidente du conseil de l’Ordre, dont elle connaît les convictions et les engagements, pour que le droit à la contraception d’urgence et à l’IVG ne soit aucunement remis en cause. La ministre ne croit pas que l’Ordre ait jamais eu l’intention de porter une proposition qui remette en cause ces droits fondamentaux des femmes. En tout état de cause, cela supposerait un changement du code de déontologie: ce qui doit être validé par la ministre des Affaires sociales et de la Santé. Celle-ci ne laisserait jamais place à une telle disposition».

La réaction de Laurence Rossignol n’a, elle, pas manqué de faire réagir l’Ordre des pharmaciens, qui lui reproche  dans un communiqué ponctué de points d’exclamation de reprendre «à son compte des propos se fondant sur des extraits de phrases, sans en vérifier l’exactitude auprès de l’Ordre»

«Il n’est évidemment pas question dans cette proposition de texte, de pilule du lendemain, de stérilet ou même de préservatif! Le préservatif d’ailleurs, sauf erreur de ma part, n’a jamais attenté à la vie humaine mais est là pour la protéger!! Des pharmaciens se feront un plaisir d’expliquer à Madame la ministre le mode d’action des contraceptifs. Ces propos non documentés de la ministre sont consternants à ce niveau de responsabilité de l’État et créent un climat de désinformation très préjudiciable pour les patients et le public.»

Il n’en reste pas moins que le flou de cet article est problématique, et pose question au sein même de la profession. «Cela va créer toute une source de contentieux avec les patients. Quel message va-t-on envoyer aux pharmaciens qui refusent déjà illégalement de vendre ces produits?» s’interroge Karim Ibazatene.

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