Sciences

Comment nous sommes devenus intolérants à la sueur et aux odeurs

Si l’on parvient à accepter les effluves de poubelles ou les gaz d’échappement au quotidien, supporter les odeurs de transpiration dans le métro et dans le bus semble parfois relever de la mission impossible.

<a href="https://www.flickr.com/photos/steveph/5183016252/">Dans le métro de Paris, en septembre 2010</a> | Stephen H via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-nc/2.0/">License by</a>
Dans le métro de Paris, en septembre 2010 | Stephen H via Flickr CC License by

Temps de lecture: 3 minutes

«Vos voisins vous remercieront.» Voilà le message subtil –accompagné d’une photo d’un flacon aérosol de déodorant– placardé dans les couloirs ou les rames du métro parisien par une grande marque de produits cosmétiques pour fêter l’arrivée de l’été et des chaudes températures dans la capitale. En clair: soyez responsables et mettez du déo avant de partir de chez vous le matin. D’abord par respect pour les autres passagers de la rame et afin d’éviter qu’on vous reproche de ne pas y avoir pensé. Pour ajouter un peu de poids au message, les affiches sont parfois doublées, voire triplées –on ne sait jamais.

Lorsque je suis tombé sur l’une de ces affiches enjoignant les passagers du métro à prendre soin de leur hygiène corporelle et ainsi à maintenir une forme de paix sociale à bord des rames, une question m’est alors venue à l’esprit: si l’on tolère tant bien que mal les odeurs d’égoûts, de poubelles qui débordent ou les gaz d’échappement dans nos rues, comment sommes-nous devenus aussi intolérants avec les moindres odeurs corporelles et naturelles émanant des aisselles de nos voisins de métro, de bus ou même de travail?

La naissance d’une intolérance

Pour comprendre l’origine de cette sensibilité olfactive, il faut remonter quelques siècles en arrière, plus précisément à la fin du XVIIIe siècle, note Annick Le Guérer, anthropologue, historienne de l’odorat et du parfum et auteure des Pouvoirs de l’odeur (2002) et du Parfum: des origines à nos jours (2005). Avant cette époque, les rues des villes étaient sales, jonchées de déchets alimentaires, d’excréments d’animaux, d’urine humaine... mais le nez y était habitué. Il n’y avait donc pas lieu de s’en plaindre:

«À la fin du XVIIIe siècle, les hygiénistes ont milité pour que les rues soient pavées, que l’on ramasse les ordures et que l’environnement urbain soit plus propre. C’est à partir de ce moment-là que les humains vont devenir de plus en plus intolérants aux odeurs corporelles, aux odeurs de pieds ou de sueur.»

Le retour du bain dans la toilette, à cette même époque, a également amplifié ce sentiment d’intolérance. Après la Grande Peste de 1348, une pandémie de peste bubonique qui a tué entre 30% et 50% de la population européenne en cinq ans, les médecins avaient considéré qu’utiliser l’eau pour se laver représentait un danger pour la santé. Ainsi, les bains publics, où une partie de la population se rendait pour se laver, avaient disparu un peu partout en Europe.

Sentir des pieds ou la sueur est le signe que l’on ne se lave pas, que l’on n’est pas respectueux de ses voisins ou que l’on est trop pauvre pour avoir de l’eau pour se laver le corps

Annick Le Guérer, anthropologue, historienne de l’odorat et du parfum

Ce n’est qu’à leur retour, à la fin du XVIIIe siècle, que les humains se sont mis à ne plus supporter les odeurs corporelles jugées trop fortes de certains de leurs contemporains. «Depuis lors, les hommes cessèrent peu à peu de tolérer la proximité de leurs excréments et, d’une manière générale, des miasmes corporels, synonymes de régression animale, d’archaïsme social, de péché», écrivait France Culture en 2008. 

Le déodorant comme rupture sociale

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors que les odeurs corporelles sont déjà considérées comme un problème hygiénique, l’intolérance et la sensibilité vont s’accroître. La faute au développement des salles de bain et des sanitaires dans les logements, mais aussi à l’apparition du déodorant, qui est commercialisé à partir des années 1950, rappelle Annick Le Guérer.

En clair, depuis que nous sommes en mesure de masquer ou de nous défaire de nos propres odeurs, nous n’avons plus l’indulgence ni la patience de supporter celles des autres. Pour l’anthropologue et historienne de l’odorat, il s’agit d’un signe de «mauvaise socialisation». Ceux qui dégagent des odeurs de transpiration mais qui n’auraient pas le privilège de les masquer par un déodorant, par exemple, se confronteraient alors à une forme de stigmatisation sociale, poursuit-elle:

«Ce processus social fait que l’on ne tolère plus ces odeurs corporelles. Car sentir des pieds ou la sueur est le signe que l’on ne se lave pas, que l’on n’est pas respectueux de ses voisins ou que l’on est trop pauvre pour avoir de l’eau pour se laver le corps –ce qui est une autre forme de mise à l’écart.»

Notre intolérance aux odeurs corporelles (transpiration, sueur, pieds...) s’est donc considérablement accentuée au cours des dernières décennies, mais pas que. Les odeurs organiques ne sont plus, elles non plus, les bienvenues dans notre quotidien. «Quand on se rend chez quelqu’un, une odeur de bifteck dans le salon, on n’aime pas ça. Alors que, dans les années 1970 ou 1980, c’était quelque chose que l’on tolérait», ajoute-t-elle.

«Sentir bon» est devenu la norme

Pourquoi un tel affront, un tel rejet envers ces odeurs pourtant parfaitement naturelles? Parce que le «sentir bon» est devenu la norme et le «sentir mauvais» une hantise. Masquer ses odeurs corportelles s’est mué en impératif catégorique de nos sociétés «odoriphobes», écrivait Annick Le Guérer dans Libération en 1999, qui ont pour obsession de se débarrasser de tout ce qui pourrait rappeler la dégradation corporelle et donc, par extension, la mort:

«Les odeurs organiques ou corporelles sont à ranger du côté de la mort, du putride, et nos sociétés refoulent la mort. Les déchets alimentaires, les toilettes sécrètent des odeurs que nos sociétés considèrent comme négatives car elles sont du côté du pourri.»

Une théorie appuyée par Christine Marsan, psychosociologue et essayiste. Dans le quotidien suisse Le Matin, en 2013, elle se penchait sur les raisons de notre aversion pour les odeurs corporelles et écrivait ceci:

«Dans le monde aseptisé et valorisant la jeunesse dans lequel nous vivons, les odeurs fortes nous indisposent. Partout, il y a des désodorisants, des diffuseurs de fragrance. On cherche à généraliser une ambiance florale.»

En d’autres mots, la chasse aux odeurs corporelles est loin d’être terminée. Et, une chose est sûre: ce ne sont pas vos voisins de métro qui diront le contraire.

cover
-
/
cover

Liste de lecture