Économie

L’adversaire, c’est la finance, mais quand elle est à Londres

Les financiers sont dans l’incertitude: quelles seront demain les relations entre la City et une Union européenne dont le Royaume-Uni ne sera plus membre? À Paris comme dans d’autres villes du continent, on se dit prêt à accueillir banques et fonds d’investissement qui souhaiteraient quitter Londres.

Discours du Premier ministre Manuel Valls lors du forum financier Paris Europlace, le 6 juillet 2016 | DOMINIQUE FAGET/AFP
Discours du Premier ministre Manuel Valls lors du forum financier Paris Europlace, le 6 juillet 2016 | DOMINIQUE FAGET/AFP

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S’il est un passage du discours prononcé par le candidat François Hollande le 22 janvier 2012 au Bourget que chacun a encore en tête, c’est bien celui-ci: «Dans cette bataille qui s’engage, je vais vous dire qui est mon adversaire, mon véritable adversaire. Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti, il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance.» Un peu plus de quatre ans plus tard, son Premier ministre, Manuel Valls, déclare fièrement lors des rencontres Paris Europlace: «Nous voulons construire la place financière de demain.»

L’écart entre les deux discours est saisissant. L’un diabolise le monde de la finance, l’autre fait miroiter devant les financiers établis à Londres tous les avantages qu’ils pourraient trouver à développer leurs activités à Paris. Mais le premier était tenu devant des militants en période de campagne électorale, le second a été tenu par un Premier ministre en poste devant un parterre de professionnels. La différence de public et de circonstances peut-elle justifier un écart aussi important? Certainement pas: le candidat Hollande savait que le pouvoir politique qu’il essayait de conquérir aurait d’autant plus besoin du pouvoir financier que l’État français était lourdement déficitaire et endetté et que cette situation était appelée à durer. Dans le monde d’aujourd’hui, un chef d’État ne peut présenter la finance comme son ennemie; il doit la traiter comme un partenaire puissant face auquel il est nécessaire de ne pas se présenter en état d’infériorité. Les États ne doivent pas se voir dicter leur politique par la finance, il leur appartient au contraire de fixer les règles du jeu.

Car cette finance est utile, voire indispensable. Tout le problème est de ne pas la laisser occuper tout le terrain. Les États-Unis, à l’époque ou Alan Greenspan présidait la Réserve fédérale, ont eu la faiblesse de la déréguler sans précaution. On a vu le résultat en 2008 et les propos que tenait le président français d’alors, Nicolas Sarkozy, n’étaient pas tendres. Le meilleur exemple est en son discours de Toulon du 25 septembre 2008:

«Une certaine idée de la mondialisation s'achève avec la fin d'un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l'économie et avait contribué à la pervertir. L'idée de la toute-puissance du marché qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique, était une idée folle. L'idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle.»

Le discours du Bourget de François Hollande s’inscrivait dans cette logique. Pour celui qui n’était encore que candidat à la présidence, il s’agissait de rappeler que le travail de remise au pas de la finance n’était pas terminé. Et puis, c’est évident, la crise de 2008 avait réveillé des soupçons qui ne dorment jamais très longtemps en France; il était tentant d’en profiter… Si de part et d’autre de l’Atlantique, et même au niveau mondial, des mesures ont été prises pour mieux réguler et surveiller la finance (comme en attestent les 180 milliards de dollars amendes payées par les établissements bancaires américains au titre de leur responsabilité dans la crise des subprimes), des sujets d’inquiétude subsistent (le monde est par exemple encore plus endetté aujourd’hui qu’il ne l’était à la veille de la crise de 2008, si l’on tient compte à la fois des pays dits avancés et des pays émergents, des États, des entreprises et des ménages). Au final, les affaires continuent et les banques américaines, que l’on voyait en si mauvaise posture au moment de la faillite de Lehmann Brothers, tiennent de nouveau le haut du pavé. Et la plus puissante d’entre elles, Goldman Sachs, vient encore de s’illustrer en recrutant José Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, pour l’aider à s’en sortir au mieux dans l’affaire du Brexit.

Un chef d’État ne peut présenter la finance comme son ennemie; il doit la traiter comme un partenaire puissant face auquel il est nécessaire de ne pas se présenter en état d’infériorité

Fin du «passeport» européen

Comment se pose le problème? Les banques établies dans un pays de l’Union européenne bénéficient de ce qu’on appelle un «passeport» européen: elles peuvent proposer leurs services et leurs produits aux particuliers et aux entreprises dans les différents pays de l’Union sans avoir besoin d’y établir des filiales ou des succursales. Une banque anglaise ou une banque américaine, japonaise ou chinoise peut ainsi, en étant présente à Londres, première place financière mondiale au coude à coude avec New York, travailler avec tout le continent européen. Mieux encore, Londres, tout en gardant sa monnaie, a réussi à capter l’essentiel des transactions en euro. Mais, demain, tout ce bel ordonnancement pourrait s’écrouler.

D’abord, les banques établies à Londres pourraient perdre leur passeport européen. Dans le cas de Goldman Sachs, qu’est-ce que cela signifierait? Actuellement, la banque a 6.500 agents en Europe, dont 6.000 à Londres. Après le Brexit, pour continuer à réaliser des affaires sur le continent européen, elle pourrait être obligée de déplacer certains de ces agents actuellement basés à Londres, voire de créer de nouveaux postes, avec tous les coûts que cela entraînerait, sachant de surcroît qu’il est moins facile d’attirer des compétences de premier rang à Francfort ou à Luxembourg qu’à Londres. L’idéal serait d’arriver à ce que le Brexit n’aboutisse qu’à des changements mineurs dans la façon de travailler. Pour cela, il faudra que José Manuel Barroso puisse activer les bons contacts auprès des négociateurs des deux camps. Ce ne sera pas facile, mais savoir très précisément qui fait quoi, qui connaît qui et qui pense quoi peut aider.

Le Royaume-Uni peut envisager de garder l’accès au marché unique, en faisant comme la Norvège et d’autres anciens pays de l’Association européenne de libre-échange (l’Islande et le Lichtenstein), en adhérant à l’Espace économique européen. Mais ce n’est pas évident: pour cela, il faut reconnaître les quatre libertés de circulation (des biens, des capitaux, des services et des personnes). Pour les trois premières, on n’a aucun état d’âme à Londres, mais la quatrième, la liberté de circulation des personnes au sein de l’Union, a été l’un des thèmes majeurs de la campagne en faveur du Brexit. Il faut aussi rappeler que la Norvège contribue au budget européen sans avoir le droit de le discuter; il ne sera peut-être pas facile de faire accepter l’idée que le Royaume-Uni doive encore contribuer à ce budget une fois sorti de l’Union, même si c’est à un niveau beaucoup plus faible qu’actuellement…

Conditions de sortie

Autre complication: les doutes sur la possibilité de continuer à réaliser les opérations de compensation en euro. Rappelons de quoi il s’agit: lorsqu’il y a des opérations financières sur titres (actions, obligations, produits dérivés) sur des marchés organisés et même maintenant sur des marchés de gré à gré, une chambre de compensation s’assure que chacun des opérateurs présente les garanties nécessaires; elle vérifie que les transactions aboutissent correctement et que chaque soir chaque opérateur a bien réglé le solde de l’ensemble de ses opérations. La Banque centrale européenne avait contesté le rôle joué par le Royaume-Uni en ce domaine et aurait voulu imposer la présence au sein de la Zone euro des chambres de compensation en ce qui concerne toutes les transactions sur titres libellés en euros. Le tribunal de l’Union européenne lui a donné tort en mars 2015. Mais, après le Brexit, ce tribunal rendrait-il le même jugement? La question peut se poser.

Selon l’expression employée à Paris Europlace, c’est «l’union sacrée» entre les pouvoirs publics, les autorités locales et l’industrie financière

Pour François Hollande, la réponse ne fait pas de doute: «La City, qui grâce à la présence du Royaume-Uni dans l’UE pouvait faire des opérations de compensation en euros alors même que le Royaume-Uni n’est pas membre de la Zone euro, ne pourra plus les faire», a-t-il déclaré à l’issue du Conseil européen du 28 juin. Et cette opinion semble largement partagée en Europe. Quant à la fusion projetée entre la Bourse de Londres et la Bourse allemande, elle suscite des réticences de plus en plus grandes.

On comprend dès lors la prudence dont fait preuve le nouvelle Première ministre anglaise. Theresa May a certes affirmé qu’il y aurait bien Brexit, puisque c’est ce que les électeurs ont choisi, mais elle souhaite prendre son temps avant d’officialiser la démarche et de faire jouer l’article 50 du Traité européen. Cette période de réflexion et d’observation serait évidemment mise à profit pour multiplier les prises de contact, sonder les partenaires du Royaume-Uni sur leurs intentions et tester les arguments permettant d’obtenir les meilleures conditions de sortie possibles avant même l’ouverture des discussions officielles. Les Européens n’ont aucun intérêt à se prêter à ce jeu et François Hollande a eu raison, dans son entretien télévisé du 14 juillet, de réclamer que les choses aillent vite.

Attirer le maximum de chiffre d’affaires

À Londres, la crainte de la perte de milliers d’emplois financiers a précipité le recul du marché immobilier, déjà en perte de vitesse avant le référendum du 23 juin; l’indice des prix calculé par la Royal Institution of Chartered Surveyors est retombé à son plus bas niveau depuis le début de 2009. Et, au début de juillet, six fonds gérant pour 15 milliards de livres d'actifs en immobilier commercial ont été contraints de suspendre «temporairement» les rachats de parts face à l’afflux d’investisseurs désireux de reprendre leur mise.

Ces craintes sont-elles excessives? Ceux qui rêveraient de voir la City s’effondrer risquent d’être déçus: Londres a les compétences et les équipements nécessaires au fonctionnement d’une place financière d’envergure mondiale et on peut faire confiance aux dirigeants britanniques pour décider de quelques cadeaux fiscaux supplémentaires au cas où le risque de perdre des parts de marché deviendrait trop important. Mais il est probable qu’il y aura quelques ajustements. Paris n’est pas seule à l’espérer: à Dublin, qui peut faire valoir des avantages linguistiques et fiscaux; à Luxembourg, à Francfort, on se prépare aussi. Ici, selon l’expression employée à Paris Europlace, c’est «l’union sacrée» entre les pouvoirs publics, les autorités locales et l’industrie financière. Manuel Valls a placé la barre très haut le 6 juillet: «Nous voulons que Paris soit la première place d'Europe; soit une grande place qui rayonne dans le monde

Bien entendu, l’objectif ultime est de promouvoir «l’économie réelle» et le financement des entreprises… En réalité, il s’agit bien d’attirer ici le maximum de chiffre d’affaires et d’emplois. Et on ne peut le reprocher à nos dirigeants. Mais, pour ce qui est de faire de la finance autrement, on peut avoir encore quelques doutes, en dépit des mesures prises à l’échelle internationale. Gardons-nous de dire comme Nicolas Sarkozy à Toulon en 2008: «Le laissez-faire, c'est fini. Le marché qui a toujours raison, c'est fini.» Le monde de la finance dénoncé par François Hollande n’a pas fondamentalement changé et il risque d’y avoir des rappels brutaux à la réalité.

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