France

Attentat de Nice: la nuit où la télé française a sombré

Le naufrage a eu lieu sous nos yeux. Il a été long, violent et retransmis en direct.

Capture France 2
Capture France 2

Temps de lecture: 5 minutes

L’une des choses qui m’a frappé d’abord après l'attaque de Nice, ça a été nos réactions. Évidemment, beaucoup de rumeurs ont circulé les premières dizaines de minutes sur internet. Mais on a aussi, malheureusement, acquis des réflexes. On contacte les proches possiblement concernés. On (re)met en place le hashtag #PortesOuvertes. On rappelle que les sources les plus fiables restent celles de la préfecture, place Beauvau, Nice Matin, etc. On se répète que non, il ne faut pas propager d’images du carnage. On se refile les démarches à effectuer pour signaler des comptes qui contreviennent à cela. Dans l’ensemble, on essaie de se gérer pour ne pas transformer les réseaux sociaux en vaste n’importe quoi.

Et on allume la télé.

Et très vite, on découvre que les chaînes, elles, ont tout oublié. C’est la panique. Au début, BFM et iTélé sont les premières à couvrir l’événement. Il y a ce moment totalement irréaliste où elles diffusent un gros plan du feu d’artifice de Paris avec Björk en fond sonore et en-dessous un bandeau sur Nice. Mais, à la limite, vu l’absence d’information confirmée à ce stade, je comprends qu’elles ne se jettent pas sur le live immédiatement.

Aveu: l’espace d’un instant, j’ai même cru qu’elles allaient être sérieuses.

Je zappe régulièrement sur TF1 pour vérifier qu’elle continue bien de diffuser Destination Finale 5, le film sur l’histoire de gens qui meurent. Un bon choix. En plus, le cinquième volet, c’est clairement pas le meilleur de la série. En même temps, à partir de 00h30, comme prévu, Canal + lance la diffusion d’un live de… Eagles of Death Metal à l’Olympia. Incroyable.

Le choix de la rumeur

En fait, le problème, c’est qu’à partir d’une heure du matin, TF1 passe en mode direct. Et leur mode direct, c’est LCI. Je n’avais pas d’avis sur cette chaîne (je ne l’avais jamais regardée) et là, paf, je découvre qu’ils pédalent dans la merde. Je suis désolée, il n’y a pas d’autres mots. Diffusion de photos trash, témoignages inutiles de personnes totalement déboussolées (comme ce monsieur qui parlait de «gens morts et allongés»), des personnes qui ont clairement besoin d’aide psychologique plutôt que d’une interview par téléphone. Mais, nettement plus grave, LCI est aussi, à ma connaissance, la première à parler de prises d’otage.

Alors que BFM et iTélé font le silence sur cette rumeur qui circule, LCI se lance allègrement: «On parle de prises d’otage.» Ok. Parfois, on parle aussi de balais de chiottes qui volent mais jusqu’à preuve du contraire, ils n’existent pas. Et ils n’en parlent pas pour dire «mais rien n’est confirmé, ce sont des rumeurs». Non. ILS les évoquent, comme ça, au passage.  

Pendant ce temps, iTélé et BFM ont eu le temps de faire venir leurs experts. Par contre, les individus qui font les bandeaux n’ont pas encore repris tout à fait leurs esprits. C’est la seule explication pour que ce bandeau ait tourné aussi longtemps sur iTélé:


Le cuisinier qui ne sait rien. Ça valait vraiment le coup d’en faire un encart. Mais à partir d’une heure du matin, c’est l’escalade du seau de merde entre TF1 et France 2. D’abord, les deux se tirent visiblement la bourre à qui rediffusera le plus la vidéo du camion qui roule. Sur France 2, la journaliste qui précise qu’ils rediffusent cette vidéo «au ralenti». Histoire qu’on profite bien de tous les détails. La même journaliste qui nous dit qu'elle a «sans doute été filmée par un touriste». Ce qui signifie que madame diffuse une vidéo dont elle ignore totalement la provenance. (Et pourquoi un touriste d’après elle? Parce que c’est flou?)  

Un nouveau cap dans le n'importe quoi

Et ensuite, c’est l’incompréhensible. L’insoutenable. L’accélération du naufrage: France 2 interviewe un homme à côté du cadavre de sa femme.

Je reste sans voix. (Mais pas les journalistes de France 2.) Ce n’est pas que d’ordinaire j’ai une estime considérable pour le traitement de l’information sur la grande chaîne du service public, mais on vient de franchir un cap. A tel point que France 2 s'est excusé le 15 juillet.*

Le problème, ce n’est pas celui d’un besoin de pudeur, d’un refus d’affronter l’horreur (même si cela joue aussi et à mon avis, dans le bon sens). Le premier problème que pose cette interview «sur le vif» est purement pragmatique: comment vérifier que cet homme ne dit pas n’importe quoi? Comment vérifier son identité? Donc, on laisse tomber la prudence habituelle et zou, on y va franco.

Alors que les comptes des forces publiques comme Place Beauvau nous enjoignaient, à nous internautes, de cesser de diffuser des images du massacre, France 2 contrevenait à toutes ces demandes

Le deuxième problème c’est que si cet homme parle aussi clairement, c’est parce qu’il est dans un état du genre de l’état dissociatif. Il vient de perdre sa femme et son fils. Il répond aux questions de la télé. À ce moment-là, c’est au journaliste de décider de ne pas faire cette interview, de comprendre que c’est à lui de prendre cette décision et pas à cet homme qui en est incapable dans ce moment-là.

Il y a de nombreuses années, j’ai rencontré une journaliste qui faisait des reportages pour le JT de France 2. Elle devait partir suivre une femme qui partait se faire euthanasier à l’étranger. Elle avait décidé de dire non à la chaîne. Au début, j’ai pensé qu’elle était motivée par une pudeur un peu hypocrite. Et puis elle m’a expliqué «si j’accompagne cette femme, si je la filme, la simple présence de ma caméra risque de l’influencer. Imaginons qu’elle veuille changer d’avis, qu’elle recule devant l’euthanasie. Elle risque de ne pas le faire à cause de moi. Même si je ne lui mets aucune pression. Je ne dois pas faire ça. Il faut la laisser».

Wikileaks craque

Pendant ce temps, sur Twitter, c’est une autre «institution» qui vrille. Sous prétexte de dénoncer l’état d’urgence, l’état policier, l’état qui nous ment et ne sait pas nous protéger, le compte Twitter de Wikileaks poste d’abord un lien vers YouTube d’une vidéo… Une vidéo filmée par un homme sur la Promenade des Anglais qui avance au milieu des corps sans vie et des flaques de sang et des cris des vivants. Mais comme ils devaient craindre que YouTube censure trop vite ce film, ils l’intègrent également directement dans leur fil Twitter. Le journaliste de Télérama Olivier Tesquet les interpelle, en vain.

Que s’est-il passé cette nuit? Ce n’est évidemment pas la première fois que les chaînes d’infos font des erreurs pendant ces lives particulièrement difficiles. Mais cette fois, on ne pourra pas dire que «c’est BFM, ils sont moches et vilains et nuls». La palme de l’horreur revient à France 2. La palme de la rumeur à LCI/TF1.

Il s’est passé un phénomène très contradictoire qui n’a pas échappé à de nombreux internautes. Alors que les comptes des forces publiques comme Place Beauvau nous enjoignaient, à nous internautes, de cesser de diffuser des images du massacre, France 2 contrevenait à toutes ces demandes. L’irresponsabilité n’était pas du côté prévue. Sur internet, je voyais les gens à titre individuel adopter plutôt de bons réflexes (même si, évidemment, il y a eu les messages de connards disant qu’ils avaient des photos des victimes qu’ils acceptaient de vendre), s’organiser pour s’aider dans la mesure du possible, les médias les plus emblématiques ont agi comme si c’était la première fois de leur vie qu’ils se trouvaient face à cette situation.

À moins que, et cette hypothèse est nettement plus horrible, à moins que précisément la répétition de l’horreur ne désensibilise certains, ne fasse sauter les digues de l’humanité et du respect. Dernière question que je n’arrive pas à m’ôter de la tête: auraient-ils couvert le drame de la même manière s’il avait eu lieu à Paris, à côté de chez eux. Est-ce que, si c’est à Nice, on s’autorise plus de latitude?

En tout cas, on attend avec impatience les avis du CSA.

* — L'article a été mis à jour avec les déclarations de France Télévision: «La diffusion de ce type d'images ne correspond pas à la conception de l'information des journalistes des équipes et de l'entreprise. France Télévisions tient à présenter ses excuses»Retourner à l'article

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