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L'Occident n'a pas vu venir son effondrement

Des démocraties autrefois solides semblent fragilisées. A quel moment nous sommes-nous plantés?

Les dirigeants du monde entier étaient réunis au G20 à Brisbane, le 15 novembre 2014 | PABLO MARTINEZ MONSIVAIS / AFP
Les dirigeants du monde entier étaient réunis au G20 à Brisbane, le 15 novembre 2014 | PABLO MARTINEZ MONSIVAIS / AFP

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Il était une fois –dans les années 1990– un grand nombre de personnes intelligentes et sérieuses considérait que l’ordre politique libéral était l’ordre du futur et ne pouvait qu’inévitablement se répandre sur toute la surface du globe.

Les États-Unis et leurs alliés démocrates avaient vaincu le fascisme puis le communisme, et nous arrivions, disait-on, à «la fin de l’histoire». L’Union européenne apparaissait comme une expérience audacieuse de souveraineté partagée qui avait fait disparaître la guerre de la majorité de l’Europe. A dire vrai, de nombreux Européens pensaient que sa combinaison unique d’institutions démocratiques, de marchés intégrés, de respect de la loi et de frontières ouvertes faisait de l’Europe un pendant «civil» égal sinon supérieur au «hard power» des États-Unis. De son côté, les États-Unis s’appliquaient à «élargir la sphère de la démocratie», à se débarrasser des méchants autocrates, à renforcer la «paix démocratique» et à permettre ainsi l’émergence d’un ordre mondial pacifique et durable.

Comme vous l’avez probablement remarqué, l’optimisme enivrant des années 1990 a laissé la place à un pessimisme croissant –et même une crainte– à l’égard de l’ordre libéral.

Une résurgence d'autoritarisme

Roger Cohen, du New York Times, libéral convaincu et réfléchi, pense que «les forces de la désintégration sont en marche» et que «les fondations du monde de l’après-guerre… sont en train de trembler». Au mois d’avril, un document du Forum Économique Mondial affirmait que l’ordre mondial «est défié par toute une variété de forces –des gouvernements autoritaires puissants et des mouvement antilibéraux fondamentalistes». Et dans le New York Magazine, Andrew Sullivan prédit que les États-Unis eux-mêmes pourraient être menacés parce qu’ils sont devenus «trop démocratiques.»

De telles craintes sont compréhensibles. En Russie, en Chine, en Inde, en Turquie, en Égypte –et même aux États-Unis, oui– on assiste soit à une résurgence d’autoritarisme ou à une demande d’un «vrai chef» dont les décision audacieuses permettraient de mettre un terme au mécontentement actuel. Selon Larry Diamond, expert du fait démocratique, «entre 2000 et 2015, la démocratie s’est effondrée dans 27 pays», tandis que «de nombreux régimes autoritaires existants sont devenus encore moins ouverts, moins transparents et moins attentifs à leurs citoyens». La Grande-Bretagne vient de voter sa sortie de l’UE. La Pologne, la Hongrie et Israël ont clairement pris un tournant antilibéral; et l’un des deux grands partis politiques américains s’apprête à désigner un candidat à la présidentielle qui fait montre d’un mépris affiché à l’égard de la tolérance au cœur de la société libérale, a exprimé à maintes reprises ses croyances racistes et ses théories conspirationnistes sans fondement et a même remis en cause l’idée d’une justice indépendante.

Pour tous ceux qui sont attachés aux idées libérales, la période est rude. J’ai beau avoir une vision réaliste de la politique internationale, voilà bien le genre de développements qui ne me réjouissent guère. Comme Robert Gilpin, «pour faire court, je me décrirais volontiers comme un libéral dans un monde réaliste», ce qui veut dire que j’apprécie les vertus de la société libérale, que je suis heureux de vivre dans une telle société et que je considère que le monde serait bien meilleur si les institutions et les valeurs libérales (au sens philosophique et non économique de ce mot) étaient plus répandues voire universelles. (Je doute fortement de notre capacité à accélérer ce processus, et tout particulièrement par la force, mais c’est un autre débat.) J’aurais donc adoré voir les espoirs des libéraux se réaliser. Mais ils ne se sont pas réalisés et il est important de comprendre pourquoi.

Le libéralisme surestimé

Le premier problème est venu du fait que les défenseurs du libéralisme ont survendu le produit. On nous disait que si les dictateurs continuaient de chuter et que de plus en plus d’États organisaient des élections libres, défendaient la liberté de parole, faisaient régner la loi et l’ordre, ouvraient leurs marchés à la concurrence et rejoignaient l’UE ou l’OTAN, alors une vaste «zone de paix» verrait le jour, la prospérité ne ferait que s’accroitre et tous les désaccords politiques anciens pourraient se régler dans le cadre du nouvel ordre libéral.

Mais les choses ne se sont pas vraiment passées aussi bien, et quand certaines portions de ces nouvelles sociétés libérales se sont trouvées lésées, le retour de bâton est devenu inévitable. Le fait que les élites de ces sociétés libérales aient parfois commis de grossières erreurs n’a pas non plus aidé, que ce soit la création de l’Euro, l’invasion de l’Irak, l’échec de la tentative de reconstruire l’Afghanistan ou la crise financière de 2008. Ces erreurs et d’autres ont contribué à discréditer la légitimité de l’ordre post-Guerre froide, ouvert la porte à des forces non libérales, et laissé des portions de la société en proie aux sirènes du nationalisme. Les tentatives d’étendre le libéralisme a naturellement rencontré l’opposition des chefs et groupes directement menacés par nos efforts. Il n’est guère étonnant que l’Iran et la Syrie aient fait tout leur possible pour contrarier les efforts américains en Irak, par exemple, car l’administration de George W. Bush n’avait pas fait mystère du fait que ces pays étaient les prochains de sa liste. De la même manière, il n’est pas bien compliqué de comprendre pourquoi les dirigeants chinois et russes ont trouvé menaçants les efforts entrepris par l’Occident pour étendre les valeurs «libérales» ni pourquoi ils ont fait en sorte de les contrecarrer.

Les libéraux ont également oublié que les sociétés libérales ont, pour réussir, besoin d’un peu plus que des institutions démocratiques formelles. Elles doivent également s’appuyer sur les valeurs mêmes de la société libérale, et notamment la tolérance. Comme les événements d’Irak, d’Afghanistan et d’autres endroits nous l’ont montré, écrire une constitution, former des partis politiques et organiser des élections «libres et non faussées» ne permettent pas de produire un authentique ordre libéral à moins que des individus et divers groupes sociaux n’embrassent eux aussi les normes libérales. Ce genre d’implications culturelles et normatives ne peuvent se développer en un instant ni être injectées de l’extérieur, et certainement pas avec des drones, des troupes spéciales et autres instruments de violence.

Il est également clair que les libéraux post-Guerre froide ont sous-estimé le rôle du nationalisme et d’autres formes d’identités locales, dont le sectarisme, l’ethnicité, les liens tribaux, etc. Ils pensaient que de tels attachements ataviques allaient progressivement disparaître ou être confinés à des expressions apolitiques, culturelles ou être adroitement équilibrés et gérés dans le cadre d’institutions démocratiques bien conçues.

Le rôle croissant du nationalisme

Mais il s’avère que de nombreuses personnes en de nombreux endroits se soucient bien davantage d’identité nationale, n’inimité historique, de symboles territoriaux et de valeurs culturelles traditionnelles que de «liberté» au sens que lui donnent les libéraux. Et si le vote du Brexit nous enseigne quelque chose, c’est que certains des électeurs (et souvent les plus âgés) sont bien davantage préoccupés par de telles questions que par des considérations économiques rationnelles (du moins, jusqu’à ce qu’ils en ressentent les conséquences directes).

Nous pensons que nos valeurs libérales sont universelles mais il arrive qu’elles soient piétinées par d’autres. Ces sentiments traditionnels tendent à grossir lorsque le changement social est rapide et imprévisible, et tout particulièrement quand des sociétés autrefois homogènes sont contraintes d’incorporer et assimiler des personnes d’origines différentes et doivent le faire dans un laps de temps très court. Les libéraux peuvent bien raconter tout ce qu’ils veulent sur l’importance de la tolérance et les vertus du multiculturalisme (et je suis d’ailleurs d’accord avec eux), mais en réalité, le mélange des cultures au sein d’un régime politique unique ne s’est jamais fait aisément ni simplement. Les tensions qui en résultent peuvent ouvrir grand la voie aux chefs populistes qui promettent de défendre les valeurs «traditionnelles» (ou de «rendre sa grandeur à son pays»). La nostalgie n’est peut-être plus ce qu’elle était, mais elle demeure encore un formidable outil politique.

Surtout, les sociétés libérales sont aujourd’hui dans la difficulté parce qu’elles sont menacées de prise d’otage par des groupes ou des individus qui tirent parti de cette liberté même sur laquelle ces sociétés libérales sont fondées. Comme Donald Trump l’a prouvé au cous de l’année écoulée (et comme Jean-Marie Le Pen, Recep Tayyip Erdoğan, Geerts Wilders et d’autres entrepreneurs politiques l’ont montré dans le passé), les chefs et mouvements dont le ralliement aux idées libérales n’est qu’un ralliement de surface peuvent utiliser tous les avantages des principes d’une société ouverte et les utiliser pour obtenir le soutien des masses. Et rien ne permet, dans l’ordre démocratique, d’assurer que de tels mouvements soient inévitablement voués à l’échec.

Fondamentalement, je pense que c’est ce qui explique que de si nombreuses personnes aux États-Unis et en Europe souhaitent qu’Oncle Sam continue de se mêler des affaires de l’Europe. Ce n’est pas tant la crainte d’une Russie en déclin mais toujours revendicative; c’est la crainte de l’Europe elle-même. Les libéraux veulent que l’Europe demeure pacifique, tolérante démocratique et dans les clous de l’UE et ils aimeraient beaucoup que des pays comme la Géorgie ou l’Ukraine se rapprochent du cercle démocratique européen. Mais, fondamentalement, ils ne croient pas les Européens capables d’y arriver et craignent de les voir perdre pied si le gendarme américain venait à s’en aller. Car, malgré les vertus supposées du libéralisme, ses défenseurs ne peuvent s’empêcher de penser que sa version européenne est si fragile qu’elle nécessite le soutien indéfini des États-Unis. Qui sait? Peut-être ont-ils raison. Mais à moins de considérer que les États-Unis disposent de ressources illimitées et qu’ils souhaitent soutenir les défenses d’autres États riches alors la question est: quelles autres priorités globales les libéraux sont-ils prêts à sacrifier pour tenter de sauver ce qui peut encore l’être de l’ordre européen?

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