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Pourquoi la Chine a censuré des propos nationalistes sur internet

Pékin a soufflé sur les braises du nationalisme et a désormais beaucoup de mal à contenir l’incendie.

Un officier de police chinois bloquant l’accès à l’ambassade des Philippines à Pékin le 13 juillet 2016, au lendemain de la décision de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye au sujet des revendications territoriales de Pékin sur la mer de Chine méridionale | NICOLAS ASFOURI/AFP
Un officier de police chinois bloquant l’accès à l’ambassade des Philippines à Pékin le 13 juillet 2016, au lendemain de la décision de la Cour permanente d’arbitrage de La Haye au sujet des revendications territoriales de Pékin sur la mer de Chine méridionale | NICOLAS ASFOURI/AFP

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Le 12 juillet aura été un jour noir pour les nationalistes chinois. La Cour permanente d’arbitrage (CPA) de La Haye a en effet décidé de rejeter la plupart des revendications territoriales de Pékin eu égard à la mer de Chine méridionale, zone hautement contestée et émaillée de heurts avec les Philippines, le Vietnam et d’autres pays. À l’annonce du jugement statuant que les revendications historiques de la Chine dans la région n’avaient aucune base légale, il était 17 heures à Pékin. Quelques minutes plus tard, une vague de colère déferlait sur les réseaux sociaux chinois, terreau nationaliste fertile. Sauf que pour le parti communiste chinois, une telle flambée est à double-tranchant. Les censeurs officiels n’ont donc pas tardé à expurger les discussions qui dépassaient visiblement un peu trop des limites d’un nationalisme acceptable.

Quelques heures après l’annonce de la CPA, «arbitrage Mer de Chine méridionale» arrivait en tête des mots-clés sur Weibo, le Twitter chinois hautement surveillé, avec des centaines de milliers de messages. Beaucoup s’en prenaient à la Cour, aux États-Unis –perçus comme le plus grand rival de la Chine dans la zone– et aux Philippines, à l’origine du recours déposé auprès de la CPA en 2013. Selon un usager de la plateforme de microblogging, le jugement n’est «que de la paperasse bonne à jeter», ce qui n’est pas sans rappeler le «vulgaire bout de papier», formule que Dai Bingguo, ancien conseiller d’État chinois, avait choisie pour qualifier l’arbitrage, la semaine précédant son rendu lors d’un événement à Washington. En effet, Pékin a insisté à plusieurs reprises sur le fait que l’arbitrage ne serait ni accepté ni appliqué. «Luttez pour chaque centimètre de terre», exhorte un autre, faisant là encore écho à un slogan né en ligne au sujet de la CPA. Un autre utilisateur en appelle au boycott de l’iPhone 7, sans doute parce qu’il s’agit d’un produit Apple, entreprise américaine.

D’autres commentaires pestent contre les Philippines. Le tribunal ne s’est pas prononcé sur la souveraineté de tous les territoires maritimes, mais seulement sur celle des récifs et des atolls des Spartleys, près des Philippines, qui ne sont pas assez conséquents pour mériter les 220 milles marins d’une zone économique exclusive. La Cour a aussi statué que la Chine avait illégalement bloqué des bateaux de pêche philippins dans les Spartleys. «Les vendeurs de bananes devraient continuer à vendre des bananes et laisser mon poisson tranquille», écrit un commentateur sur Weibo, en faisant référence au produit d’exportation le plus courant des Philippines en Chine. Il a dépassé les 35.000 likes. «Pleurer dans les jupes des États-Unis ne servira à rien», ironise un autre.

Des discussions du même acabit ont aussi fleuri ailleurs. Un post intitulé «La guerre en mer de Chine méridionale commence ce soir» a été vu plus de 100.000 fois sur la plateforme de messagerie mobile WeChat, et d’autres articles comparables ont été massivement relayés. Un mème aujourd’hui populaire sur Weibo et WeChat montre une carte de la Chine avec la célèbre Ligne en neuf traits, surmontée d’un «Impossible d’en perdre un seul».

Phoenix, une chaîne de télé favorable à Pékin basée à Hong Kong, a même posté sur son site un jeu en ligne chinois, «L’aventure en Mer de Chine méridionale». Les joueurs campent des pêcheurs chinois pris dans la tempête. Qu’ils rencontrent la flotte américaine et ses manœuvres d’intimidation ou se fassent emprisonner par des Vietnamiens armés jusqu’aux dents, les joueurs sont toujours sauvés par la Chine et sa puissante armée –avec ses bases rutilantes construites sur des îles artificielles.

La réaction populaire est autant une opportunité qu’un danger pour le gouvernement chinois, qui veut à la fois aiguillonner l’opinion et craint son pouvoir de déstabilisation

Jessica Chen Weiss, professeure de sciences politiques à l’Université Cornell et spécialiste du nationalisme chinois

Mais les réactions à l’annonce du jugement de la CPA ont aussi été accompagnées d’une vague de censure. Sans surprise, les censeurs ont expurgé Weibo de tous les posts contredisant la ligne officielle du parti, comme celui-ci qui, le 12 juillet, montrait la pancarte d’un manifestant philippin sur laquelle on pouvait lire «La mer de Chine méridionale n’appartient pas à la Chine». Reste que, selon les informations collectées par le site anticensure Freeweibo, la plupart des posts supprimés n’étaient pas antinationalistes mais ultranationalistes, comme ceux exhortant à une action militaire contre les États-Unis ou les Philippines pour défendre l’honneur territorial chinois. «La guerre va enfin éclater en mer de Chine méridionale, écrivait un utilisateur qui a vu son post supprimé. J’étais remonté comme un coucou hier soir, impossible de dormir!» Ou encore: «L’arbitrage sur la mer de Chine méridionale était déjà une insulte à la Chine. Pourquoi fallait-il attendre le résultat de ce tas de merde? Avec une si grande armée, pourquoi n’allons-nous pas simplement nous battre pour récupérer [ce qui nous appartient].» Un post là aussi censuré. «On va vraiment se battre , déclarait un autre utilisateur dans un commentaire supprimé. Ne pas perdre un seul trait, ça veut dire qu’il faut récupérer les récifs et les îles que le Vietnam et d’autres pays ont occupés. Et comment on les récupère? Par le combat, pas d’autre choix.»

Gestion des risques

Pour comprendre la volonté de censure des autorités chinoises sur des propos pourtant conformes à la ligne officielle, il faut saisir les risques qu’un nationalisme en roue libre représente pour le parti communiste chinois. «La réaction populaire est autant une opportunité qu’un danger pour le gouvernement chinois, qui veut à la fois aiguillonner l’opinion et craint son pouvoir de déstabilisation», explique Jessica Chen Weiss, professeure de sciences politiques à l’Université Cornell et spécialiste du nationalisme chinois. «Le gouvernement chinois a tendance à brider le nationalisme populaire quand il a besoin de place pour manœuvrer en politique étrangère, ajoute Weiss. Même si la réaction du gouvernement chinois promet d’être rude, il est peu probable qu’elle satisfasse ces volontés ultranationalistes et belliqueuses.» Selon elle, «la censure des propos extrêmes fait partie de la stratégie chinoise de gestion des risques».

Sur un plan national comme international, la position de Pékin a toujours été des plus claires: les terres encerclées par la Ligne en neuf traits relèvent de son territoire souverain. En 2012, la Chine modifiait son passeport pour inclure une carte de la Mer de Chine méridionale représentée comme territoire chinois. En 2014, le gouvernement publiait une nouvelle carte verticale sur laquelle la mer de Chine méridionale se situe dans le prolongement direct de la Chine, pour remplacer les anciennes cartes horizontales où la zone faisait davantage figure d’extension. Et les médias chinois ne cessent de répéter que la Chine possède une «souveraineté incontestable» sur les îles et les récifs de la mer de Chine méridionale.

Le but visé par une telle stratégie consiste probablement à renforcer la détermination nationale et à prouver l’opiniâtré chinoise au monde, mais le danger qu’elle représente est évident. Si le parti est incapable de conserver l’intégrité territoriale de la Chine, ou s’il n’est pas disposé à répondre aux appels de fermeté hurlés par la population, il court le risque d’être considéré comme trop faible pour défendre les intérêts nationaux. Le peuple nationaliste pourrait même décharger sa colère contre le parti. Pékin a souvent répété que la paix dans la région était vitale pour la prospérité, ce qui laisse entendre que, si les revendications maritimes sont importantes, il est peu probable qu’elle déclare la guerre aux Philippines ou aux États-Unis. Reste que, si les pressions nationalistes populaires deviennent trop impérieuses, le gouvernement chinois pourrait être incité à plus de témérité.

En Chine, la souveraineté territoriale est un sujet ô combien brûlant. Au cours du XIXe siècle, la dynastie Qing allait être incapable de repousser les incursions européennes, à l’origine de concessions territoriales essentielles accordées à la Grande-Bretagne, à la France et autres pays. La République de Chine, qui gouvernera sur la Chine continentale de 1912 jusqu’à sa retraite à Taïwan en 1949, allait elle aussi abdiquer contre les troupes japonaises dans les années 1930. Pour beaucoup de Chinois, les souvenirs de la dynastie Qing et de la République chinoise sont teintés d’un sentiment d’humiliation ou de ridicule, et le gouvernement actuel est très largement admiré pour sa force et sa résistance. Depuis l’instauration de la République populaire de Chine, en 1949, le parti tire une grosse partie de sa légitimité de sa capacité à éviter de telles déroutes territoriales.

Si les propos extrêmes n’ont pas été intégralement nettoyés de l’espace numérique chinois, la censure massive qui s’est abattue sur les réseaux au lendemain de l’arbitrage de la CPA nous rappelle une chose: en Chine, comme le budget de la sécurité nationale qui dépasse régulièrement celui de la défense, qu’importe que l’époque soit à d’intenses disputes territoriales, le plus grand ennemi est toujours celui qui vient de l’intérieur aux yeux de Pékin.

La documentation pour cet article s’est faite en collaboration avec Leah Liu. 

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