Boire & manger / Culture

Art, cuisine et dépendances

La cuisine est un moyen d'expression, de créativité et d'identité qui a pris aujourd'hui une place considérable dans la culture. Est-ce pour autant de l'art?

Arcimboldo, portrait de l’empereur Rudolph II, Wikimedia commons.
Arcimboldo, portrait de l’empereur Rudolph II, Wikimedia commons.

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Un chef est-il un artiste? La cuisine peut-elle être de l’art? En d’autres termes, les plaisirs du palais peuvent-ils être comparables aux expériences et aux chocs esthétiques nés de l‘art plastique ou de la musique?

La question se pose avec d’autant plus de force que la cuisine, l’«art culinaire», tient aujourd’hui une part toujours plus grande dans la culture populaire. En 2012, une tribune dans le New York Times écrite par le critique William Deresiewicz dénonçait la place dominante et disproportionnée, prise par la cuisine dans l’espace social et culturel. La cuisine est devenue une passion revendiquée que les gens partagent avec leurs amis ou pratiquent en «amateurs» comme autrefois les «peintres du dimanche».

L’art et la cuisine deviennent source de raffinement

La cuisine a ses compétitions, ses récompenses, ses maestros, ses chapelles. Elle est devenue une question de fierté et d’identité locale et nationale. Pour William Deresiewicz, l’art qui avait pris au tournant du XXème siècle, en partie, l’espace qui revenait à la religion dans les classes «avancées», est en voie d’être supplanté par la cuisine qui au tournant du XXIème siècle devient un élément essentiel de la culture.

Une caricature. Sans doute. Elle a toutefois le mérite de nous contraindre à nous interroger sur la place de la nourriture dans notre mode de vie. Par définition, elle occupe un espace dans toutes les cultures, les civilisations et les représentations humaines. Nous la dessinons depuis la nuit des temps: sur les parois des grottes préhistoriques, dans les sculptures antiques. Elle imprègne les œuvres artistiques de toutes les civilisations et les objets rituels des cultes le plus anciens.

Le rapprochement entre la cuisine, l’art de mettre en forme la nourriture, et l’art avec un grand A, a d’autant plus de sens que la sophistication de la cuisine va très souvent de pair avec celle des créations artistiques. A un moment dans l’histoire des civilisations, l’art et les aliments deviennent l’un comme l’autre source de plaisir et de raffinement. En Europe, c’est à la Renaissance que la palette culinaire et celle de l’artiste ont gagné simultanément en complexité et en reconnaissance. L’histoire de l’art et l’histoire de la gastronomie ont emprunté des chemins  parallèles, surtout en Italie et en France.

L’Empereur Rudolf II représenté en plateau de crudités par le Milanais Arcimboldo à la fin du XVIe siècle illustre ce rapprochement inattendu. Les palais sont exposés à de nouvelles saveurs, venues notamment du Nouveau Monde et les goûts évoluent. L’art développe de nouvelles techniques, et la cuisine devient délicate et sophistiquée.

Un art détruit par sa propre consommation

Il n’est donc pas étonnant que Leonard de Vinci et Sandro Botticelli, devenus très proches après leur rencontre dans l’atelier de Verrocchio, ouvrent ensemble une taverne, l’Osteria delle Tre Rane (l’Auberge des Trois Grenouilles). Leonardo rédige la carte tandis que Botticelli l’illustre. Au menu, morue et grenouilles frites. Plus tard, de Vinci remplira des carnets de listes d’achats gourmands et imaginera des recettes végétariennes.

Il n’est pas étonnant non plus qu’en octobre 1600, les artistes priés de concevoir l’impressionnant banquet de mariage de Marie de Médicis et d’Henri IV aient imaginé une cérémonie fastueuse malgré la présence par procuration du roi de France. Ce qui éblouit le plus les invités, ce sont les «nourritures ornementales»: des sculptures grandeur nature, en sucre, réalisées par les ateliers des grands sculpteurs Pietro Tacca et Giambologna.

Les mets et l’art prennent un chemin différent en Europe du nord même si la tendance est identique, seulement plus sobre. Aux Pays-Bas, les natures mortes envahissent les ateliers des peintres au XVIIe siècle. Sur les toiles, le souci du détail, la finesse des compositions et la richesse des palettes de couleurs enchantent nobles et marchands à qui elles sont destinées. L’éphémère peut enfin se partager très longtemps.

C’est la grande différence entre l’art culinaire et l’art. L’un est par nature éphémère, il est détruit par sa propre consommation, et l’autre défit le temps. Mais cette différence de nature profonde s’estompe dans l’art contemporain.

Accumulation d’expériences

Aujourd’hui, les artistes pratiquent aussi le temps court. L’art visuel se décline sous la forme d’installations, de performances, dont la durée est tout aussi fugace que la plupart des plats que nous consommons. Certains considérent maintenant l’art comme l’accumulation d’expériences qu’il rend possible plutôt que par la capacité des œuvres à affronter le temps.

Cela explique le fait que depuis plusieurs décennies de nombreux artistes contemporains sont à leur tour fascinés par la cuisine. Le Suisse Daniel Spoerri, qui a commencé comme chorégraphe dans les années 1950, et a été un des fondateurs dans les années 1960 du Nouveau Réalisme, a ouvert un restaurant dès 1963 appelé Eat-Art. Il le définit comme une extension culinaire de son travail artistique qui explore l’importance de la nourriture dans l’existence humaine. Spoerri a créé des plats expérimentaux tels que la purée de crème glacée à la pomme de terre, et dans son Palindromique Diner, les invités commençaient le repas par le café. En 1968, il ouvre un autre restaurant à Düsseldorf et fonde le Eat-Art Gallery au-dessus du restaurant où les œuvres d’art devaient être comestibles. Des artistes aussi connus que Joseph Beuys, César ou Roy Lichtenstein y ont exposé.

Aux Etats Unis, Andy Warhol a célébré à sa façon la cuisine populaire américaine. Les représentations de la soupe Campbell et des bouteilles de Coca-Cola sont omniprésentes dans son travail. Il préfère la simplicité à la gastronomie la simplicité des sandwichs que l’on retrouve aussi dans sa production de vidéos Eat ou Nude Restaurant.

En 1975 dans le livre The Philosophy of Andy Warhol, il expliquait qu’il avait une méthode assez simple pour rester mince en fréquentant les restaurants. Il ordonnait ce qu’il détestait. Ensuite, il emballait les restes de son repas et le donnait au premier sans abris qu’il croisait. Il avait même trouvé un nom à cette méthode: le «Andy Warhol New York City Diet» (le régime new-yorkais d’Andy). En 2012, l’édition américaine de Slate, expliquait que la relation de Warhol à l’alimentation avait sans doute trouvé son origine dans la frugalité et les privations qu’il avait connu dans son enfance.

Une décennie plus tard à SoHo à New York City, une communauté d’artistes menée par Gordon Matta-Clark, ouvre un restaurant simplement appelé Food, pendant une courte période entre 1971 et 1973. L’artiste américain était connu pour ses «intersections coniques», il avait notamment «perforé» en 1975 les immeubles en cours de démolition dans le quartier des Halles à Paris.

Pendant deux ans, avec Food, il va tenter de faire vivre un restaurant communautaire à la fois lieu où les artistes peuvent se retrouver et échanger et un lieu de performances ouvert à tous, chacun pouvant se mettre aux cuisines. Le restaurant proposait «nouveaux» plats, pour l’époque comme les sushis et sashimis, des produits frais de saison, des plats végétariens mais aussi une cuisine d’avant-garde, notamment un dîner composé d’une sélection d’os.

Aujourd’hui, la cuisine est parfois devenue une performance «artistique». En novembre 2013, durant Performa, la biennale consacrée aux performances à New York, l’artiste Subodh Gupta a pendant quelques jours abandonné son studio pour diriger une cuisine. Il préparait des diners pour une cinquantaine de personnes et soulignait le caractère éphémère et fugitif des nourritures préparées et des expériences sensorielles.

Subodh Gupta répond ainsi en partie à la question posée. La cuisine est bien une forme d’art. Avant tout dans son approche qui nécessite une préparation et une réflexion avant l’expression d’une créativité. C’est aussi une forme de communication qui fait appel à l’ensemble de nos sens.

Mais la cuisine est terriblement éphémère. Même si l’art avec un grand A devient lui aussi parfois victime et acteur de l’instantané, sa vocation reste de transcender le temps et la condition humaine, d’exprimer quelque chose qui va au-delà de nos existences. La cuisine ne le pourra jamais.

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